L’altruisme arithmétique

L’altruisme est-il en progrès ou en recul ? « Ne nourrissez pas les réfugiés, sinon d’autres viendront », déclarait au début de ce mois Carl Decaluwé, gouverneur chrétien-démocrate de la Flandre occidentale. Il réagissait à l’afflux dans le port de Zeebruge de réfugiés en provenance de Calais et Dunkerque. Quelques jours plus tard, David Cameron avait trouvé un argument inattendu pour convaincre les Anglais de rester en Europe : un « Brexit » inciterait la France à mettre fin à l’accord suivant lequel la police britannique effectue sur le sol français le contrôle d’identité des réfugiés voulant aller en Angleterre : la « jungle » de Calais viendrait s’installer dans le Kent. A en juger par la manière dont les sentiments xénophobes sont attisés par les démagogues dans ces terres des Lumières que sont les Etats-Unis et l’Europe, à en juger aussi par la flambée des exils fiscaux de particuliers et d’entreprises, ou encore par la phénoménale explosion du narcissisme sur les réseaux sociaux, l’heure semble moins à l’amour du prochain qu’à l’amour de soi. Pourtant les indices en sens contraire sont frappants. Si l’on oublie le récent retour de manivelle, gardons en mémoire l’extraordinaire mouvement de générosité qui a animé les Allemands en faveur des réfugiés. Même si la stagnation économique fait baisser les recettes de la philanthropie, elle demeure à un niveau sans précédent historique. Personne ne remet en cause le principe de l’altruisme institutionnel, une invention récente. Si l’on se reporte cent trente ans en arrière, moment où Bismarck invente les premières lois d’assurance sociale, si l’on voit aussi les progrès qui sont faits en Chine cet égard, il est clair que la notion de solidarité sociale est aujourd’hui considérée dans les pays nantis ou en voie de l’être comme allant de soi. En réalité, l’altruisme est plus que jamais dans l’air du temps. On ne compte plus les jeunes qui s’engagent pour des causes humanitaires. En témoignent aussi les gestes spectaculaires de milliardaires américains (pas Donald Trump, certes) de donner la grande majorité de leur fortune à des causes de bienfaisance. Autre signe, une profusion d’ouvrages au titre entraînant. En France ceux du bouddhiste Matthieu Ricard, du généticien Philippe Kourilsky ou du psychologue Jacques Lecomte ; dans le monde anglo-saxon ceux du philosophe iconoclaste Peter Singer, de son jeune collègue et émule William MacAskill, du biologiste David Sloan Wilson ou encore de l’historien des sciences Michael Shermer. D’inspiration diverse, tous ces livres affichent un optimisme volontariste. Curieusement, plusieurs auteurs américains renouent plus ou moins explicitement avec le positivisme d’Auguste Comte, l’inventeur du mot « altruisme ». Titré « L’Arc moral », le livre de Michael Shermer a un sous-titre éloquent : « Comment la science et la raison conduisent l’humanité vers la vérité, la justice et la liberté ». Pour Shermer, le progrès de l’instruction et de l’information globale favorisent nécessairement la dimension morale de l’homme en le libérant de l’esprit de clocher et des fausses croyances.   Wilson, lui, est un défenseur acharné de l’idée selon laquelle la sélection naturelle ne s’exerce pas seulement sur les gènes mais sur les groupes humains et favorise ceux qui pratiquent la coopération altruiste. Les livres les plus surprenants sont ceux de Singer et de MacAskill. Ils sont les hérauts d’une doctrine qui ne semble pas avoir encore pénétré en France, « l’altruisme efficace ». Adeptes d’un utilitarisme pur et dur, ils s’éloignent des critères habituels de la morale. Les sentiments n’ont pas leur place dans la décision qui mène au bon choix. Pas plus l’empathie que le dégoût. Pour un même investissement, explique Singer, il faut préférer sauver dix vies à l’autre bout du monde que celle d’un proche. Et accepter d’être garde-chiourme à Auschwitz si l’on pense que les autorités du camp pourraient choisir quelqu’un de pire à votre place. Philosophe de 28 ans exerçant à Oxford, MacAskill a élaboré une savante arithmétique de l’altruisme, qui permet de vous guider à coup sûr dans vos choix de dons, de consommation et même de carrière (si vous gagnez beaucoup d’argent vous pouvez donner plus). Le livre de Singer est intitulé The Most Good You Can Do. Si l’on se souvient que le comble de l’altruisme est de donner sa vie au bénéfice d’une cause, tout dépend bien sûr de l’idée que l’on se fait du bien. Cet article est paru initialement dans Libération le 17 février 2016.

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