L’archipel de la mémoire russe

Faute de consensus national sur les crimes du stalinisme, les Russes ne parviennent pas à faire leur deuil.

Imagine-t-on le portique d’Auschwitz représenté sur des billets de banque allemands ? En Russie, les tours du sinistre camp des îles Solovki, prototype du goulag dans les années 1920, figurent sur certaines coupures de 500 roubles (environ 7 euros). Sur les billets émis après 2011, le camp redevient un monastère hérissé de coupoles et de croix, tel qu’il a été restauré dans les années 1990. Pour Alexandre Etkind, ces images sont l’une des nombreuses manifestations du « deuil déformé » dont souffre la société russe – et dont il a fait le titre de son dernière livre. Comme l’explique au journal Kommersant cet historien des idées, « nous, Russes, portons tous dans nos poches et nos portefeuilles la mémoire des répressions et des victimes ». Auteur, entre autres, d’une Histoire de la psychanalyse en Russie, Etkind fait appel aux théories freudiennes pour analyser « les étranges transformations de la mémoire des purges staliniennes ». Ainsi que le résume l’article de Kommersant, « quand un deuil se révèle difficile, voire impossible, la personne – ou tout un peuple – plonge dans la mélancolie. En essayant de refouler la perte, on la fait revenir encore et encore et celle-ci prend des formes toujours plus terrifiantes. » Etkind consacre un chapitre entier à la comparaison avec le cas allemand. « Alors que, dans l’Allemagne de l’après-guerre, la mémoire de l’Holocauste a contribué à créer le consensus et que la nation s’est unie autour de la devise “plus jamais ça”, en Russie, la mémoire des purges a scindé la société entre ceux qui se souviennent et ceux qui oublient, ceux qui renient et ceux qui vont jusqu’à justifier les purges », soutient l’historien et journaliste Sergueï Medvedev dans la version russe du site Forbes. Parmi les obstacles au travail de deuil, il cite la pluralité des crimes orchestrés par le régime (la collectivisation, la famine en Ukraine, la déportation de peuples entiers, la grande terreur des années 1937-1938, les campagnes antisémites), qui rendrait encore plus difficile leur représentation ; ou encore la victoire militaire de l’URSS, qui a eu pour effet de légitimer les purges, reprises dès 1946. Pour Etkind, faute de « se cristalliser » sous forme de monuments, d’instituts et de normes morales, la mémoire russe reste dans un état de « fermentation » permanent. Un état « fluide », non fixé, qui a pour effet, selon Medvedev, de produire « de nouveaux fantômes qui minent les fondements de la société, de la politique et de l’État ».
LE LIVRE
LE LIVRE

Un deuil déformé de Alexandre Etkind, NLO, 2016

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