Le lecteur vaut de l’or

Notion vieille d’à peine deux siècles, la vie privée est déjà mal en point. Selon la sentence brutale de Mark Zuckerberg, elle n’a plus rien désormais d’une « norme sociale ». Et la presse va répétant tristement qu’aujourd’hui, entre les fans des réseaux sociaux, les indiscrétions des hackers, les visées hégémoniques de Google et les divers barbouzes à l’affût de nos téléphones, la vie privée ne vaut plus tripette. À moins qu’elle ne vaille quelques piécettes, juste rémunération de « la monétisation de nos données personnelles », dont il serait bête de se priver, soutient Evgeny Morozov, grand torpilleur des illusions d’Internet. La vie privée constitue aussi une notion paradoxale. Non seulement l’on se résigne facilement au pillage de ses données (les révélations de Snowden ont suscité des jérémiades symboliques chez les États, guère chez les particuliers), mais bon nombre de nos contemporains s’empressent, sur le Net ou ailleurs, de divulguer leurs états d’âme ou de corps. Gratuitement qui plus est, sauf à guigner quelques hypothétiques et chiches droits d’auteur lourdement taxés. Et pourquoi ? Pour le plaisir, pardi ! Comme Giono qui avouait : « J’écris pour mon plaisir personnel… À la limite je paierais pour. » À moins que ce ne soit pour soigner son âme, car l’écriture possède aussi des vertus médico-psychologiques. « C’est une forme de thérapie », confirme Graham Greene (1). L’Amérique l’a bien compris, où la writing therapy rencontre un succès croissant. Comment en effet, demande la spécialiste Kathleen Adams (2), trouver « un psy que l’on puisse appeler à trois heures du matin, ou bien le jour de son mariage, ou d’une plage polynésienne, ou depuis la salle d’attente du dentiste – et à qui l’on puisse absolument tout dire pour seulement un dollar ? » Réponse : en allant chez un papetier acheter un cahier à spirale ! Mais alors, question dans la question, a-t-on dans ce cas besoin d’un public ? Pour retrouver « l’inconnu de soi » cher à Marguerite Duras, ne peut-on se contenter, comme les praticiens de l’« art brut », d’œuvrer gratuitement, dans tous les sens du mot : pour soi seul, en secret souvent, affranchi de toutes les règles ? Eh bien non ! Pas de strip-tease dans le noir complet ! Tout écrivain, ou tout « écrivant », a besoin d’un lecteur, fût-il théorique. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, si les dames pieuses tenaient un « journal spirituel », il était destiné à leur directeur de conscience, pour qu’il les aide à polir leur âme. Et dans l’Antiquité, les penseurs avaient besoin de l’écho d’un ami sûr, du genre de Lucilius pour Sénèque, choisi pour son aptitude à la « parrhèsia », ce que Michel Foucault appelait le « courage de la vérité » (aujourd’hui on dirait plutôt : « feed-back sincère »). La confession écrite à visées vertueuses n’a plus cours désormais, sauf en quelques hauts lieux spirituels, ou bien en Corée du Nord. Mais le besoin de se raconter à quelqu’un se porte, lui, de mieux en mieux. L’écriture n’est pas, sauf exception, un plaisir solitaire. C’est bien le lecteur qui fait l’œuvre, ou qui donne sa valeur à l’introspection. C’est peut-être lui qu’en fait il conviendrait de payer !   1| Ways of Escape. An Autobiography, 1980. 2| Fondatrice du Center for Journal Therapy et auteure de Journal to the Self,  Grand Central Publishing, 2009.

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