Le grand roman du Sri Lanka

Ce récit qui mêle réalité et fiction dans le milieu du cricket est salué comme le meilleur roman sri-lankais… depuis que le pays existe.

« Chinaman » : les amateurs auront d’emblée reconnu ce terme qui, en cricket, désigne un lanceur gaucher capable, par un mouvement de rotation du poignet, de donner un effet particulier à la balle. Aux autres, le titre du roman de Shehan Karunatilaka peut sembler obscur. Mais qu’ils se rassurent : s’il est centré sur le sport roi au Sri Lanka, le livre va bien au-delà de la chronique sportive. « Le cricket y est utilisé comme une métaphore du destin national », résume un correspondant de la BBC. Interrogé par le quotidien indien The Hindu, le romancier explique : « Le Sri Lanka est un modèle de potentiel gâché et d’opportunités manquées. Un demi-siècle après notre indépendance, nous restons une nation inachevée. Nous avons passé sept décennies à gaspiller nos ressources naturelles et à faire le choix de la guerre, du népotisme, de la corruption et de la fainéantise. Raconter l’histoire d’un génie oublié du cricket m’a semblé un moyen intéressant d’explorer tout cela sans être trop moralisateur ni maladroit. » Le génie oublié dont parle Karunatilaka se nomme Pradeep Mathew. Sélectionné en équipe nationale à la fin des années 1980, il était promis à un brillant avenir avant de complètement disparaître de la circulation. Quelques années plus tard, le narrateur Wije Karunasena – un vieux journaliste sportif has-been et alcoolique qui « boit son thé sans lait mais y verse trois cuillerées de sucre et cinq de whisky », s’amuse le site Indian Express – part à sa recherche. Il en perdra le sommeil. Mathew reste en effet introuvable. Petit à petit, l’hypothèse du complot se dessine : ses performances ont été rayées des tablettes et son nom remplacé par d’autres dans les annales de ses anciennes équipes. A-t-il seulement existé ? La question taraude autant les personnages que le lecteur. Car Karunatilaka brouille les pistes en mettant en scène des joueurs connus et des matchs qui ont bien eu lieu. « Les fans de cricket qui se demandent, le cœur battant, si Mathew est réel – et si c’est le cas, comment ils peuvent ne pas le connaître – auront du mal à démêler le vrai du faux », prévient le Sunday Times sri-lankais. Indian Express a demandé à l’auteur de l’éclairer. Réponse : « Tout ce qui concerne Pradeep Mathew est vrai, sauf son nom. » Mais le quotidien The Island ne s’en laisse pas compter : « Pradeep Mathew est un personnage fictif. » L’arrière-plan de ce premier roman est, lui, parfaitement réel. Les violences entre Cinghalais (majoritaires sur l’île) et Tamouls ne sont jamais loin, comme dans ce passage qui décrit « des hommes armés de massues et de couteaux prenant d’assaut les bus » et exigeant des passagers qu’ils parlent le cinghalais. Mathew est présenté comme l’un des rares joueurs tamouls à avoir intégré les rangs l’équipe nationale. De quoi déplaire à beaucoup. Et expliquer sa disparition ? La guerre civile, les conflits ethniques, mais aussi les tsunamis, la pauvreté… Autant de fléaux qui hantent ces pages, et que le cricket est, selon Karunatilaka, le seul à même de faire oublier : « Un joueur gaucher ne peut pas déboucher vos canalisations, éduquer vos enfants ou vous guérir d’une maladie. Mais, de temps à autre, il va réussir, d’un seul lancer de balle, à soulever une nation tout entière. Cela n’a peut-être aucune utilité pratique, mais nul ne peut en nier la valeur. » Karunatilaka lui-même raconte que c’est en assistant à une victoire de son pays contre l’ancienne puissance coloniale qu’il a « pour la première fois réalisé que les Sri-Lankais pouvaient être aussi bons que n’importe qui d’autre ». Mais l’écrivain relativise la capacité du sport à influer sur le cours de la politique : « Je ne peux pas nier le pouvoir qu’il a d’enflammer la conscience nationale, comme en Afrique du Sud pendant la Coupe du monde de rugby de 1995. Mais je pense qu’il est un peu exagéré de dire que 1996 [l’année où le Sri Lanka a remporté la Coupe du monde de cricket] nous a aidés à surmonter nos divisions et nos préjugés. »
LE LIVRE
LE LIVRE

Chinaman de Shehan Karunatilaka, Random House India, 2011

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