Le livre papier tient bon

«L’édition est le seul secteur de l’économie qui réponde à une baisse de la demande par une hausse de l’offre », ironisait Jérôme Lindon. Conséquence moins drôle : « Chaque année, en France, des machines broient environ le cinquième des 500 millions de volumes fabriqués annuellement dans le pays », se lamentait déjà Pierre Jourde en 2008. Pourtant, s’il est un commerce qui correspond à ce que les statisticiens appellent « la longue traîne » – une courbe de distribution très allongée, telle la vente d’une grande diversité de produits en très petites quantités –, c’est bien celui du livre. Les tirages spectaculaires de quelques titres sont les arbres qui cachent la forêt, surtout composée d’arbustes vendus à quelques centaines ou milliers d’exemplaires. « Sur un mois “normal”, plus de 75 % du chiffre d’affaires se fait par la vente de livres à un seul exemplaire », complète un libraire (1). Désastreux. Un autre libraire, lui, a pris le taureau par les cornes, et le lecteur par les sentiments. Il s’agit des PUF, phénix re-né de ses cendres à petite distance de son nid d’origine place de la Sorbonne. Le lecteur veut un livre rare ou unique ? Pourquoi ne pas le lui fabriquer sur mesure, avec une « Espresso Book Machine », au prix normal, et en moins de temps qu’il n’en faut pour boire sur place un café ? Habile coup de pub, démonstration par l’absurde de l’absurdité du système ou ouverture d’une brèche dans laquelle beaucoup s’engouffreront (à condition qu’ils soient, comme les PUF, à la fois éditeur, imprimeur et libraire) ? Bien tôt pour le dire – même si, hors de France, le succès n’a pas été vraiment au rendez-vous : il n’existe qu’une centaine d’EBM dans le monde, surtout dans des universités ; et celles que Barnes & Noble a installées dans trois de ses magasins à New York n’ont pas fait d’étincelles. Ce qui sous-tend l’initiative des PUF, c’est le postulat que l’acheteur en quête d’un livre précis ne souhaite qu’un livre papier. Autrement dit, que le lecteur français, toujours fétichiste, n’est pas encore prêt à déconnecter le texte de son support traditionnel. Un postulat qui a, semble-t-il, de beaux jours devant lui : malgré ses atouts, aux États-Unis, le livre électronique stagne ; il n’a séduit que les gros lecteurs, tandis que l’Américain moyen consomme encore 300 kilos de papier par an, au grand dam des écologistes. Comment justifier cet attachement presque indéfectible au livre ? Une hypothèse : la littérature, comme tous les arts, a du mal à se séparer de son support traditionnel. Le sculpteur a son bloc de pierre, le peintre sa toile, le compositeur son orchestre, et tous entretiennent avec leur socle créatif, qu’il leur faut se procurer ou préparer eux-mêmes, un lien charnel et émotionnel. En irait-il de même pour l’écrivain et le papier ? Dans son ashram, par idéalisme, Gandhi fabriquait son propre papier. Sous la Révolution, mais par nécessité, Restif de La Bretonne faisait de même en recyclant des affiches. Au XIIIe siècle, Snorri Sturluson, grand auteur de sagas nordiques, élevait les moutons appelés à recueillir ses poèmes sur leur peau.      

Notes

1. Le Nouvel Observateur, 30 octobre 2008.

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