A première vue, Pierre Bernard n’était vraiment pas un Américain comme les autres. L’homme qui, au début du XXe siècle, importa et popularisa le yoga aux Etats-Unis – pays où la discipline compte aujourd’hui vingt millions d’adeptes – était à des années-lumière du puritanisme ambiant. Robert Love, qui consacre une biographie à ce personnage haut en couleurs, « l’un des excentriques les plus connus de son époque », raconte donc à plaisir la réputation sulfureuse de ce « natif de l’Iowa, libidineux, fumeur de cigares et doté d’un génie pour les relations publiques » pour rependre l’énumération du
Journal Sentinel.
La société bien-pensante lui reprochait notamment ses positions indécentes et ses influences orientales aussi étranges qu’exotiques. Le
Washington Post n’avait-il pas qualifié la pratique de « poison oriental destructeur d’âmes » ? « Associé à la promiscuité sexuelle, le yoga était qualifié d’abomination contre la pureté des femmes américaines et repoussé aux marges de la société », écrit Love.
A seconde vue, pourtant, il n’y avait pas plus typiquement américain que Pierre Bernard. Né en 1876 au fin fond de l’Iowa, celui qui s’appelait encore Perry Baker s’intéresse dès l’adolescence aux textes sacrés hindous, grâce à sa rencontre avec un professeur de « philosophie védique » d’origine indienne qui l’initie à l’hypnotisme, à la méditation et au yoga. Le futur « Oom tout-puissant » se transforme alors très vite en l’un de ces « entrepreneurs spirituels » dont l’Amérique est la terre d’élection, comme le rappelle Janet Maslin, du
New York Times. Particulièrement doué pour s’inventer une personnalité – il change de nom pour se donner une aura mystique et s’invente ce qu’il faut de voyages en Inde –, cet homme au charisme certain construit sa vie à l’unisson du récit national, incarnant pêle-mêle le « rêve américain » de la réussite fulgurante, de la richesse, de la célébrité, de la vie saine, le tout avec un sens aigu de la communication.
Dès 1890, Pierre Bernard donne à San Francisco des séances d’hypnotisme qui le rendent célèbre et lui assurent la Une du
New York Times. Etrange mélange de transgression et d’adhésion aux valeurs de l’Amérique, il s’attire vite une clientèle de riches oisifs et d’artistes, auxquels il promet l’accès au divin grâce – chose nouvelle – à une pratique physique, le Yoga. Mais, comme il est d’usage chez les gourous, rappelle Catherine Rosen dans le
Wall Street Journal, Pierre Bernard « a pléthore de partenaires sexuels » et accumule les scandales. En cette époque d’hystérie contre la traite des blanches et la prostitution, sa conduite nourrit en effet une véritable « panique morale », selon Robert Love.
Fuyant la polémique naissante, il déménage à New York, où il est accusé d’avoir « attiré et séduit » une jeune femme « en vue de relations sexuelles », et condamné à trois mois de prison. Cela ne décourage pas les élites et les stars de l’époque de lui confier leur âme, leur corps et leur argent. Pierre Bernard et sa bande de joyeux yogis trouvent refuge à Nyack, petite ville paisible du nord de l’Etat. Là, grâce aux subsides des héritières Vanderbilt, le gourou fonde le Clarkston Country Club, moitié ashram, moitié parc de loisirs pour milliardaires désœuvrés. Les enseignements philosophiques du yoga y sont distillés avec d’autant plus de succès qu’ils s’accompagnent de théâtre, de cirque (avec éléphants), et autres matchs de baseball.
La Grande Dépression sera fatale au Clarkston Country Club, et son fondateur sombre dans l’anonymat. Le succès du yoga, lui, ne se démentira. Les élèves de Pierre Bernard, devenus professeurs, transmettront le flambeau. La quête de bien-être dans un monde stressé fera reste. Largement délesté de son sens mystique, le « complexe yoga-industriel », selon l’expression de Catherine Rosen du
Wall Street Journal, a aujourd’hui ses magazines, ses livres, ses lignes de vêtements, et ses célébrités. On peut étudier le yoga chrétien ou le yoga juif (où « om » est remplacé par « shalom »). « Ce qui était autrefois exotique fait aujourd’hui tout simplement partie du mélange multiculturel américain », conclut la journaliste.