Le plaisir des listes

Il y a une certaine jubilation à dresser une liste : liste de choses à faire ; liste d’ingrédients ; liste des merveilles du monde ; liste des Dix Commandements, des sept nains de Blanche-Neige, des quatre vertus cardinales ;  liste d’invités ; liste des chiens que j’ai eus ; etc. La liste mélange l’utile à l’inattendu. Les premiers caractères d’écriture ont peut-être servi à établir des répertoires. La forme élémentaire de la poésie est sans doute une énumération. Les dessins préhistoriques des hommes dans les cavernes ? Sûrement des inventaires des richesses de la création ou des prises à la chasse.

Aujourd’hui, la liste reste le premier outil d’organisation, que ce soit de la ménagère ou du capitaine d’industrie. Il arrive que le contenu d’une liste devienne une structure repérable à travers l’histoire. Par exemple, la liste des péchés capitaux, au départ humble exercice spirituel (repérer les freins à une vie monastique heureuse, comme l’ennui, la gloutonnerie, l’envie, évidents obstacles à la contemplation de Dieu et à l’harmonie de la vie en communauté) a été reprise siècle après siècle pour dresser le répertoire des vices, des turpitudes et des maux d’une époque. De sorte que suivre l’évolution des figures et des contenus des péchés capitaux, c’est contribuer modestement à l’histoire des idées, des opinions et des mœurs. Même aujourd’hui, où presque plus personne ne fréquente régulièrement une église,  on retrouve le motif des sept péchés capitaux au cinéma, dans des séries télévisées, comme outil de créativité dans des séminaires animés par des sociétés de conseil, à la une des journaux (les sept péchés capitaux de la banque), et j’en passe.

Tout le monde reconnaît la paresse et la gloutonnerie, turpitudes privées au Moyen Âge, dans la dépression et l’obésité, maux publics à l’ère contemporaine.

On s’étonne en revanche que la liste des péchés capitaux ne varie pas : à aucune époque, le mensonge, ou la cruauté n’y figurent. Ce sont toujours les mêmes trois passions tristes : envie, paresse, avarice ; ou les quatre formes de jouissance destructrice : orgueil, colère, luxure, gloutonnerie.

Ce qui est aussi très amusant, c’est de voir toutes les façons différentes par lesquelles un concept ou une figure peut évoluer, en se boursouflant, se sclérosant ou se métamorphosant, par quantité de procédés comme l’inversion, le retournement, le détournement, le changement de registre, la dilatation ou au contraire la réduction ou le raccourci.

L’acedia, au départ dégoût des exercices spirituels, a immigré dans la figure du démon de midi puis celui de l’ennui ; il s’est dédoublé plus tard en paresse (devenue mère de tous les vices, dont celui de lâcheté) et en mélancolie, et s’est métamorphosé à notre époque en dépression nerveuse. La luxure ? Elle s’illustre dans deux uniques formes de déviance sexuelle reconnues aujourd’hui : la pédophilie (réduction-concentration) et l’abstinence (inversion). La gloutonnerie est devenue d'une part l'obésité (dilatation) et la cupidité (changement de registre). 

Retour aux listes, et à Sei Shônagon, leur reine incontestée, perle de la littérature japonaise du XIe siècle récoltée par Georges Perec. Dans son livre Penser / Classer, il recopie sa liste de choses désagréables (je change juste la mise en page) : choses désolantes, choses détestables, choses contrariantes, choses gênantes, choses pénibles, choses qui remplissent d’angoisse, choses qui paraissent affligeantes,

Un chien qui aboie pendant le jour, une chambre d’accouchement où le bébé est mort, un brasier sans feu, un conducteur qui déteste son bœuf, font partie des choses désolantes ; dans les choses détestables, on trouve : un bébé qui crie juste au moment où l’on voudrait écouter quelque chose, des corbeaux qui s’assemblent et croassent en se croisant dans leur vol, et des chiens qui hurlent longtemps, longtemps, à l’unisson, sur un ton montant ; dans les choses qui paraissent affligeantes : la nourrice d’un bébé qui pleure la nuit ; dans les choses qui paraissent désagréables à voir : la voiture d’un haut dignitaire, dont les rideaux intérieurs paraissent sales.

Thérèse Sepulchre

Georges Perec,   Penser / Classer, Hachette, Paris, 1985

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, 1966.

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