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Le prix du plus mauvais livre


L’attribution, cette semaine, du prix Interalliés à Jean-René Van der Plaetsen pour La Nostalgie de l’honneur vient clôturer la saison des récompenses littéraires. Mais au sein de ces ouvrages destinés à figurer au Panthéon de la littérature, un manque à l’appel : le pire livre de l’année. Lire sciemment un mauvais roman peut s’avérer une entreprise tout à fait enrichissante. Dans cet extrait de L’Art de lire, le critique littéraire Emile Faguet donne des conseils aux lecteurs qui entreprendraient cette aventure « excellente » mais semée d’embûches.

 

De même il est bon de lire quelquefois les mauvais auteurs. Ceci est très dangereux ; mais, si l’on y met de la discrétion, très salutaire encore.

C’est très dangereux : « Pourquoi aimez-vous, ce me semble, la conversation des imbéciles ?

— Ils m’amusent infiniment.

— Il ne faut pas se livrer beaucoup à cette volupté. Elle est malsaine. C’est un plaisir de malice qui est très sec et très desséchant et qui rend l’esprit très aride. Flaubert adorait les imbéciles. Il rêvait de faire une encyclopédie de la sottise et il en a donné deux gros volumes. C’est déjà trop. À ce jeu, on s’habitue à un immense orgueil et à se considérer comme infiniment supérieur, ce qui d’abord est assez déplaisant, et ce qui ensuite rend très peu capable de grandes choses ; car c’est en regardant en haut qu’on fait effort et qu’on tire de soi tout ce qui est possible qu’on en tire. Il n’y a rien de plus inutile que la grande partie de sa vie que Boileau a passée à lire de mauvais auteurs pour se moquer d’eux, et je vois là une grande petitesse d’esprit. Le métier qu’a fait Boileau ne se justifie que quand il s’agit d’un mauvais auteur qui jouit de la faveur générale, et par conséquent d’une funeste erreur publique à rectifier ; mais attaquer Pinchène et Bonnecorse, c’est s’accuser soi-même ; car c’est avouer qu’on les a lus, et qui vous forçait à les lire si ce n’est le désir d’y trouver matière à des épigrammes ? Et ce désir n’est pas charitable, et le genre littéraire qui en dérive est le plus méprisable des genres littéraires.

On remarque parmi les enfants beaucoup de petits moqueurs qui saisissent bien les ridicules des grandes personnes et de leurs camarades et qui se font par là une petite royauté, comme d’autres par la force ou par l’instinct et les qualités du commandement. La Bruyère les a bien connus : « Il n’y a nuls vices extérieurs et nuls défauts du corps [de l’esprit aussi, quoique moins] qui ne soient aperçus par les enfants ; ils les saisissent d’une première vue et ils savent les exprimer par des mots convenables : on ne nomme point plus heureusement. Devenus hommes, ils sont chargés, à leur tour, de toutes les imperfections dont ils se sont moqués. »

Vous reconnaissez certainement quelques-uns des petits garçons qui furent vos camarades de classe. Rappelez-vous maintenant ce qu’ils sont devenus. Leurs parents, tout en croyant devoir les gronder et en faisant mine, en étaient très fiers. Ils sont devenus des imbéciles. Rien ne révèle la débilité d’esprit et ne l’entretient comme la moquerie.

Il faut donc plutôt éviter que provoquer les occasions de se donner ou de confirmer en soi cette tendance. S’exercer à la moquerie, c’est avoir déjà et se conférer la volonté d’impuissance.

Cependant, il ne faut pas s’interdire tout à fait les livres des sots. C’est d’abord une catharsis. La catharsis est, comme on sait, l’art de se débarrasser sans danger d’un sentiment qui pourrait nuire, de s’en purger de telle sorte qu’il ne reste pas en nous pour nous torturer, ou qu’il ne s’exerce pas d’une manière mauvaise et funeste. Selon Aristote on se purge de la peur et de la pitié en les éprouvant, au théâtre, pour les malheurs de héros imaginaires, grâce à quoi elles ne demeurent pas en nous pour nous assombrir. Les acteurs savent qu’il faut avoir le trac, l’émotion paralysante, avant la représentation ou pendant la représentation, et ils disent : « Si on l’a avant, on ne l’a pas pendant ; on est purgé » ; et il est possible.

Or la moquerie exercée sur les mauvais livres est une catharsis. À l’exercer sur le mauvais livre, on lui donne satisfaction, et l’on n’a plus le besoin, peut-être, de l’exercer sur les personnes. C’est une soupape de sûreté. C’est la part du feu ; la malignité a eu son aliment ; elle se calme, elle s’apaise et elle ne nous anime plus.

J’ai dit « peut-être » ; car je n’en suis pas très sûr. Boileau est un exemple à l’appui de la théorie, Racine contre. Boileau épuisant sa malignité sur les méchants ouvrages, était d’humeur aimable dans le cours ordinaire de la vie ; Racine, criblant d’épigrammes les mauvais auteurs, demeurait d’humeur maligne dans son domestique, même à l’égard de son meilleur ami.

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Alceste me paraît bien avoir été aussi bourru contre les livres que contre les personnes et contre les personnes que contre les livres, et Molière ne se trompe guère en connaissance des caractères. Mais enfin, il est possible que le railleur de livres canalise sa malignité.

Pour mon compte, je connais un Pococurante. Pourquoi aime-t-il à lire les livres, puisque, jamais non pas une seule fois de sa vie, il n’en a trouvé un bon ? Pourquoi ? Évidemment parce qu’il prend du plaisir à les trouver mauvais. Cela est certain. Et ce sont des épigrammes continues, redoublées, triplées, renaissant indéfiniment les unes des autres. Et il semble ne lire que pour renouveler la matière épuisée de ses épigrammes. Naturellement il n’a jamais rien écrit. C’est, comme on a dit, un grand avantage que de n’avoir rien fait ; mais il ne faut pas en abuser. Il en abuse royalement. On demandait : « Pourquoi n’a-t-il jamais fait un livre ? » On répondit : « Parce qu’il l’aurait trouvé bon et que trouver bon un ouvrage l’aurait tellement désorienté qu’il en aurait fait une maladie ». Or, j’ai dit que je le connais ; il est extrêmement agréable et bienveillant envers les personnes ; c’est un homme du meilleur caractère.

Concluons que dans sa malveillance à l’égard des livres il a sa soupape. Il est possible que la lecture des mauvais livres soit une catharsis d’une très précieuse utilité morale.

Ensuite la lecture des mauvais livres forme le goût, à la condition qu’on en ait lu de bons, d’une façon qu’il ne faut pas mépriser, ni peut-être négliger. Au sortir des études scolaires, les jeunes gens se partagent à peu près en trois classes : ceux qui liront instinctivement de bons livres ; ceux qui en liront de mauvais, ou vulgaires, ou très médiocres ; ceux qui ne liront rien du tout. Les études scolaires donnent le goût du beau, ou l’horreur du beau, ou l’indifférence à l’égard de la littérature.

Elles donnent le goût du beau à ceux qu’elles ont intéressés, et ils ne songent plus qu’à retrouver des sensations d’art analogues à celles qu’ils ont éprouvées en lisant Horace, Virgile, Corneille et Racine, et c’est pour cela, disons-le en passant, qu’il faut toujours, au lycée, amener l’élève jusqu’aux auteurs presque contemporains, pour que, entre les grands classiques et les bons auteurs de leur siècle, il n’y ait pas une grande lacune qui les ferait désorientés en face des bons auteurs de leur siècle et qui les empêcherait de les goûter, par où ils seraient de ces humanistes qui ne peuvent entendre que les auteurs très éloignés de nous, gens respectables et peut-être même enviables, mais qui sont privés de grandes et saines jouissances.

Les études scolaires inspirent à jamais l’horreur du beau à ceux qu’elles ont ennuyés. À la vérité, il est évident qu’ils l’avaient déjà, mais ces études l’ont comme violemment développée. Figurez-vous un enfant qui, de naissance, n’aimerait pas la musique et que, par autorité paternelle, on aurait fait jouer du violon pendant dix ans : il ne pourrait plus passer devant un marchand d’instruments de musique.

Seulement, ceux que les études scolaires ont ennuyés se subdivisent en deux classes : ceux qui n’ont horreur que de la belle littérature et ceux qui ont horreur de toute littérature. Les premiers forment le contingent des lecteurs de mauvais écrivains, des lecteurs de romans niais, des lecteurs de poètes excentriques, etc.

Les seconds, de toute leur vie, ne liront que leur journal, en en choisissant un où l’on ne fera jamais de critique littéraire ; de quoi il ne faut pas les blâmer, car on est bien plus sot en contrariant sa nature qu’en la suivant.

Voilà les trois catégories. Or, il me semble qu’il ne faut être d’aucune des trois. Il est souhaitable qu’on ne soit pas de la troisième ; il est désirable qu’on ne soit pas de la seconde ; il n’est pas tout à fait sans danger d’être uniquement et strictement de la première. Supposez un homme, de nos jours, qui ne lirait que de l’Anatole France, du Loti, du Lemaître, du Bourget, du Régnier… Il me semble qu’il serait exactement dans la situation de cet humaniste dont je parlais plus haut : il n’aurait que le sentiment de l’excellent, avec une certaine étroitesse dédaigneuse d’esprit.

Aurait-il même le sentiment de l’excellent ? En vérité, je ne sais. C’est par comparaison que l’on a le sentiment de l’exquis. Ce n’est pas seulement par comparaison, sans doute, et la beauté nous frappe par elle-même et c’est-à-dire par un accord soudain entre notre façon de sentir et la façon qu’un autre a de créer. Mais il n’en est pas moins que mesurer les distances aide singulièrement à évaluer les hauteurs et, s’il n’est pas mauvais de connaître les prédécesseurs et les contemporains de Corneille pour bien entendre, pour entendre distinctement combien il est nouveau et combien il est grand, à toutes les époques il en est de même, et il faut pousser des reconnaissances dans le pays des médiocres pour revenir aux grands avec une faculté renouvelée d’admiration.

Chateaubriand parle d’un auteur de son temps qui, chaque année, allait faire sa remonte d’idées en Allemagne ; un homme sage doit aller faire de temps en temps chez les mauvais auteurs la remonte de ses facultés d’admiration.

Il n’est pas impossible que Boileau, dans la lecture des Pradon, n’ait cherché des raisons d’admirer davantage Racine. Cette pensée est consolante. On peut envisager les mauvais auteurs comme fonction de la gloire des grands. Un bon auteur peut dire des mauvais : « Que serais-je sans eux ? Je semblerais petit. » Un mauvais auteur peut dire d’un bon qui le méprise : « Ingrat ! Serait-il grand si je n’existais pas. »

Tant y a qu’il n’est pas inutile de retremper son goût pour les hommes d’esprit dans le commerce des imbéciles. Certaine table d’hôte a formé mon goût peut-être plus que Sainte-Beuve. Où en serais-je si je n’avais pas lu X… ? Je ne saurais pas le contraire de quoi il faut croire bon ; car il avait une infaillibilité à rebours qui donnait une idée de l’absolu.

Lisons un peu les mauvais auteurs ; à la condition que ce ne soit pas par malignité, c’est excellent. Cultivons en nous la haine d’un sot livre. La haine d’un sot livre est un sentiment très inutile en soi ; mais qui a son prix s’il ravive en nous l’amour et la soif de ceux qui sont bons.

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