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Le traître trahi

Une drôle de relation s’est nouée entre Donald Trump et les agences de renseignement américaines. Le président les accuse d’être à l’origine des fuites qui ont contraint à la démission son conseiller à la sécurité nationale. Les espions, eux, selon The Wall Street Journal, se garderaient de communiquer certaines informations au chef de l’Etat de peur qu’il ne les divulgue. Le mot trahison n’a pas été prononcé, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Si nous étions dans un conte moral, comme celui d’Eugène Hugo (frère aîné de Victor) « Trahison pour trahison », le traître serait jugé. Mais sommes-nous bien sûrs de son identité ?

 

Au milieu d’une des forêts de la Westphalie, dans une vaste clairière, s’élève un tribunal, construit avec des troncs d’arbres ; aux quatre coins sont debout quatre hommes, armés de haches ; en face est placé un billot couvert d’un manteau noir, sur lequel on aperçoit une épée ; et, à la lueur de quelques torches attachées à des arbres, on voit se mouvoir, au loin, dans la forêt, des hommes enveloppés dans des manteaux, qui se parlent, qui se font mutuellement des signes extraordinaires, et qui se promènent dans une agitation tumultueuse.

Tout à coup sept hommes, enveloppés pareillement dans des manteaux et portant de hauts panaches sur la tête, montent sur le tribunal. La foule se rapproche, et se presse sous les arbres qui forment la ceinture de la clairière ; les quatre hommes armés de haches font entendre le cri sinistre de « Wehem-Gericht ! »

— « Quelle heure est-il ? » demande le chef des sept juges.

— « Il est la première heure du jour », répondent les quatre bourreaux.

— « Voilà qui est bien, » reprend le grand-maître en s’asseyant.

Et les quatre bourreaux s’écrient à haute voix :

— « Silence à la justice des comtes libres ! »

Le grand-maître se lève et dit :

— « L’Empereur nous adresse l’ordre de dissoudre notre sévère tribunal. Mais ce qu’a établi Charlemagne, Sigismond peut-il le détruire ? L’épée qu’il a reçue de ceux qui l’ont précédé au trône, peut-il, se dispenser de la transmettre à ses successeurs ? Ce n’est pas pour Sigismond, plutôt que pour chacun des empereurs qui doivent régner après lui, que nous avons été créés par ceux qui ont fondé l’Empire ; Sigismond n’a donc pas le droit de nous dissoudre. J’en conclus que nous devons en appeler de son arrêt aux futurs empereurs, et que nous devons subsister jusqu’à ce que nous ayons reconnu par nous-mêmes que nous sommes devenus inutiles, par un amendement véritable dans la conduite de ceux qui obéissent et de ceux qui règnent. »

Le discours du grand-maître est accueilli par un murmure d’approbation. Le cri de « tribunal secret ! tribunal secret ! » se fait entendre de toutes parts. Seulement les juges tressaillirent, car il leur sembla qu’au milieu des cris de la foule et qu’à travers le bruit du vent, une voix avait prononcé le cri fameux des partisans du pouvoir impérial : « tribunal défendu ! »

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Le grand-maître se lève une seconde fois, et dit :

— « Malheur à nous, si la haine ou l’amitié ont quelque influence sur nos décisions ! Que le sang de l’innocent retombe sur notre tête, aussi bien que l’impunité du coupable !

Je cite devant vous, comme coupable de trahison, le chevalier Eberhard de Wolfenbuttel. »

Les quatre hommes armés de haches, placés aux quatre coins du tribunal, répétèrent trois fois à haute voix : « Eberhard de Wolfenbuttel. »

Ici divers discours s’élevèrent entre les six autres chevaliers francs-juges.

— « Il y a décision de l’Empereur : qui osera se charger de l’exécution de la sentence de mort ?… Malheur à ceux qui l’auront prononcée !… D’ailleurs est-il certain que nous ne servions pas ici des vengeances particulières ? »

— « Il n’y a point ici de vengeances particulières, » reprit le grand-maître : « la loi parle. Eberhard mérite la mort : j’ai envoyé des chevaliers pour le saisir dans son château. Il sera convaincu par ses paroles et mis à mort par nos épées. »

Pour la seconde fois les quatre hommes armés de haches s’écrièrent à haute voix : « Eberhard de Wolfenbuttel. » Et la foule répondit par les clameurs : « Respect aux francs-juges ! exécution à la justice des comtes libres ! »

En ce moment, à l’extrémité de la clairière, parut un chevalier attaché sur son cheval, et conduit par quatre hommes d’armes, qui marchaient l’épée nue à la main.

Deux chevaliers s’avancèrent, et reçurent à voix basse le mot d’ordre que leur transmirent les gardiens du prisonnier ; et ceux-ci, s’arrêtant à quelque distance du tribunal, s’écrièrent : « Voici Eberhard de Wolfenbuttel. »

La nuit était sombre ; des nuages épais passaient rapidement sur la lune, les torches attachées aux arbres ne jetaient qu’une faible lueur. La plupart des chevaliers, épouvantés des ordres de l’Empereur, craignaient également de reconnaître ceux qui les entouraient et d’en être reconnus.

— « Es-tu Eberhard de Wolfenbuttel ? » demanda le grand-maître au prisonnier.

— « Je le suis, » répondit une voix que tous les chevaliers présents reconnurent pour celle d’Eberhard.

On remarqua seulement que le chevalier, qui était lié sur le cheval, laissait tomber sa tête sur sa poitrine ; quelques-uns crurent entendre un gémissement étouffé. Mais tous étaient attentifs au discours du grand-maître, et la forêt commençait à être agitée par une tempête prochaine.

— « Eberhard, dit le grand-maître, tu es accusé de trahison ; qu’as-tu à dire pour ta défense ?

— La trahison, répondit Eberhard, est celle de celui qui n’a pas craint d’envoyer son fils dans mon château, sous prétexte d’hospitalité, pour s’emparer de ma personne et pour me conduire devant ce tribunal de sang.

— Il n’y a point de trahison avec les traîtres, reprit le grand-maître.

— Je le pense ainsi, répondit Eberhard.

— Tu es accusé de trahison, reprit le grand-maître : qu’as-tu à dire pour la défense ?

— Comtes libres, soyez juges entre lui et moi, repartit Eberhard. Un des fils du grand-maître avait déshonoré la sœur de mon ami ; et, pour se soustraire à sa vengeance, il s’était fait moine. Malgré la sainteté de son habit, mon ami osa le tuer. — D’après vos lois, il méritait la mort. — Je fus choisi par le grand-maître pour l’assassiner. Je préférai mon ami à mon serment ; je lui déclarai les mots secrets de passage, et je l’aidai à traverser le Rhin. De quoi suis-je coupable ?

— D’un crime qui mérite la mort, » répondirent tous les francs-juges.

— Quoi ! dit Eberhard, il n’y a donc point distinction de motifs ? quiconque dévoile les secrets de l’ordre doit périr ?

— C’est toi qui l’as dit, répondit le grand-maître.

— Mais s’il était prisonnier dans le château de son ennemi, s’il était menacé des tortures et s’il était approché des brasiers ardents ?

— S’il déclare le mot de l’ordre, il doit périr, reprit le grand-maître.

— Eh bien ! c’est vous qui l’avez dit, s’écria Eberhard ; que le sang qui va être répandu retombe sur votre tête ! »

En ce moment les quatre hommes d’armes conduisirent le cheval du chevalier jusqu’auprès du fatal billot ; l’épée à la main, ils le forcèrent de mettre pied à terre. L’infortuné gémissait sourdement, et ses sanglots étouffés contrastaient avec la fierté du langage qu’on venait d’entendre.

— « Qui se chargera de l’exécution ? » demanda le grand-maître.

Aucune voix ne répondit ; les ordres de l’empereur étaient si précis que personne ne se présenta.

— « Ce sera donc moi, » reprit le grand-maître avec emportement et comme irrité de ce silence.

Il descendit de son tribunal.

Il s’avança suivi des quatre bourreaux. Arrivé près des hommes d’armes, il leur demanda :

— « Où est mon fils ? »

Ils répondirent : « Il n’est pas loin. » Puis ils s’éloignèrent, et se perdirent dans la foule.

— « Enfin tu vas mourir, Eberhard, » dit le vieillard avec une joie féroce.

Un gémissement étouffé fut toute la réponse du prisonnier.

— « A genoux, lâche ! » reprit le grand-maître.

Et comme le prisonnier tardait, les bourreaux le forcèrent à s’agenouiller, et, saisissant sa chevelure, lui tinrent la tête baissée sur le billot.

Le vieillard frappa.

Il se fit un grand silence ; puis, levant son épée, il s’écria d’une voix triomphante :

— « Il est mort !

— Qui est-ce qui est mort ? » répondit une voix que tous les assistants reconnurent avec effroi pour celle d’Eberhard.

On apporte des torches, on examine le cadavre, un bâillon lui fermait la bouche, le grand-maître reconnaît avec horreur son propre fils.

Il se relève. « Allumez des flambeaux, parcourez la forêt ; chevaliers, aidez-moi à reconnaître le traître qui est caché parmi vous ! »

Une voix se fait entendre :

« Malheur à ceux qui ont transgressé les ordres de l’Empereur ! »

Soudain les torches s’éteignent ; il se fait un profond silence, et l’assemblée entière s’éloigne, comme si elle avait été dispersée par un prodige.

LE LIVRE
LE LIVRE

Le conteur de Eugène Hugo, Charpentier, 1833

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