Inattendu
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Le vrai luxe


Winslow Homer, Dans le hamac, 1873

La réforme de l’impôt sur la fortune a engendré cette semaine un débat sur la taxation des yachts et autres grosses cylindrées. Le vrai faste n’a pourtant rien à voir avec ces biens ostentatoires affirment les journalistes Edmond Texier et Albert Kaempfen dans « Les deux luxes ». Le vrai luxe, lui n’a rien à se reprocher, car il est partagé par tous. Le vrai luxe peut s’adresser aussi bien aux riches qu’aux pauvres.

 

Qu’est-ce donc que votre luxe, s’il vous plaît ?

Vos maisons cachent leurs murs sous les bas-reliefs, les festons, les guirlandes, les frises et les cariatides.

L’or envahit vos appartements du haut en bas : de l’or sur vos papiers, de l’or sur vos lambris, de l’or à vos corniches que vous pouvez toucher du doigt en levant le bras.

Vous empruntez vos meubles à toutes les époques et à toutes les civilisations.

Il y a dans vos salons et dans vos chambres à coucher tant de chaises, de chauffeuses, de causeuses, de guéridons, de jardinières et d’étagères remplies de brimborions, qu’on n’y peut marcher qu’avec des précautions infinies, de peur d’accrocher, de renverser, de casser quelque chose.

Vous avez les cafés et les casinos les plus vastes et les plus brillants qu’on ait jamais vus : de la peinture du haut en bas, et presque autant d’or que dans vos maisons.

Vous avez des églises coquettes, mignonnes, de vraies bonbonnières, de l’or plus encore que dans vos cafés ; guère moins de peinture, et pas plus mauvaise.

Vos femmes dépensent en robes, en coiffures, en rubans et en cheveux cinq ou six fois plus que ne dépensaient leurs grand’mères ; le velours et le satin sont les deux seules étoffes qu’elles connaissent, et, à la seule pensée d’aller à deux bals avec la même toilette, elles se mettent à rire.

Vous donnez trois ou quatre dîners par hiver. La table est splendide : les cristaux, l’argenterie, les porcelaines croisent leurs mille feux sous les bougies du lustre et des candélabres, et les fleurs rares, dans les vases du Japon ou de Sèvres, mêlent leurs chaudes et riches couleurs à cet éblouissement, c’est un merveilleux coup d’œil. Potel ou Chevet a fourni le repas.

Vous donnez aussi la comédie et le bal. Deux jours à l’avance, les tapissiers s’emparent de vos appartements et les disposent pour la fête. Une fête magnifique : cinq cents personnes se pressent, se coudoient et s’étouffent dans votre salon et dans vos chambres à coucher. Les habits noirs froissent les épaules blanches, les brochettes de croix arrachent les dentelles, les bottes vernies marchent sur les traînes démesurées, et dix valets de louage fendent la foule, portant des plateaux chargés de sorbets et de fruits glacés. La nuit s’avance, l’heure du souper a sonné : c’est dans la salle à manger que l’on s’écrase maintenant, autour du buffet somptueusement servi, et cela dure jusqu’au matin. L’hiver est passé ; on ne saurait demeurer à Paris pendant l’été. Vous avez votre villa, votre château, si vous êtes riche : votre villa, ce n’est pas la maisonnette blanche aux contrevents verts, sur le penchant du coteau ou au milieu des bois, c’est un kiosque turc, un Alhambra en miniature, un diminutif du Kremlin, ou un petit castel moyen âge sur le bord d’un chemin de fer et à proximité d’une station ; votre château, c’est un des hôtels des Champs-Élysées ou du boulevard Pereire transporté à vingt ou trente lieues de Paris, avec ses glaces, ses dorures, son mobilier disparate et son fantasque bric-à-brac.

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Voilà votre luxe, ô mes contemporains, vous vous contentez de peu, en vérité.

Le luxe d’un peuple, autrefois, c’étaient les temples et les panthéons, où le marbre des frises, animé par les plus grands artistes, célébrait les dieux et les héros, c’étaient les forums et les agoras remplis de statues parées d’une immortelle beauté, c’étaient les élégants et nobles portiques sous lesquels discutaient les philosophes.

En France ce furent les cathédrales aux voûtes gigantesques, aux flèches vertigineuses, aux flamboyantes rosaces, aux immenses portails racontant de sublimes légendes, ou chantant des hymnes surhumains ; les hôtels de ville et les palais de justice, merveilles de grâce, de hardiesse et de fécondité.

Toujours et partout le génie de l’homme resplendissant dans les plus puissantes créations de l’art.

Tel était le luxe public, le luxe des pauvres et des riches. Par bonheur, nous l’avons hérité du passé ; car nous ne l’aurions pas inventé, je le crains bien.

Et le luxe privé, le vrai, combien je me le représente différent du vôtre ! Que c’est chose mesquine et misérable ce que vous appelez de ce nom ! Un appartement d’une richesse écrasante où l’on ne respire pas, un étalage étourdissant, quelques jours et quelques nuits de dépenses folles !… et puis rien. — C’est une pitié, je vous jure.

La vie toujours abondante et large, tous les nobles goûts, ceux du cœur et ceux de l’esprit, librement satisfaits, voilà le luxe que j’imagine, moi.

Chez mon luxueux, pas de plafonds étincelants, de dorures qui semblent crier à tout venant : million ! million ! mais de beaux meubles simples et commodes, et, pendus aux murs, de beaux tableaux de maîtres. Il ne réunit pas à certaines occasions trente personnes à sa table pour leur faire manger le dîner de Potel ou de Chevet, servi par les maîtres d’hôtel que lui fournissent ces messieurs ; mais un ami est toujours le bienvenu à s’inviter au dîner qu’a préparé son cuisinier et que sert son domestique.

S’il donne une fête, c’est pour qu’on s’amuse chez lui et non pour qu’on s’y écrase ; il ne prie que les gens qu’il connaît, et n’a pas l’air de leur jeter sa fortune à la tête sous forme de bouteilles de champagne et de pâtés de foies gras. Sa maison de campagne n’est ni une pagode, ni un donjon, ni une mosquée, ni un hôtel de banquier, c’est tout bonnement une maison de campagne ; mais les chambres y sont vastes et bien aérées, les bonnes odeurs du parc y entrent en toute liberté par les larges fenêtres ; les appartements sont nombreux, et l’hôte imprévu n’est pas moins bien accueilli aux champs qu’à la ville. Les fleurs de fabrication nouvelle et les feuillages à la dernière mode, qu’on paye au poids de l’or, ne remplissent pas les serres ; mais dans les parterres, en plein soleil, fleurissent les plus belles roses, et l’ombre est merveilleusement fraîche et douce aux yeux dans la vallée de tilleuls et sous les quinconces de marronniers. Et quel plaisir de lire un beau livre sous ces arbres séculaires ! Jouir de la nature, de l’amitié, des chefs-d’œuvre de l’esprit et de l’art, de tout ce qu’il y a de sain, de pur et de grand dans la vie, encore une fois, voilà mon luxe !

N’avez-vous pas honte du vôtre ?

Le mien élève l’intelligence, fortifie l’âme et l’ennoblit, il rend l’homme meilleur, il rend les nations plus grandes. Le vôtre rapetisse l’esprit, et vide le cœur ; il épuise le présent, il tue l’avenir.

« Que vous importe ? » me direz-vous peut-être. Eh bien, mes chers contemporains, puisqu’il faut un gros argument pour vous toucher : votre luxe appauvrit, le mien n’appauvrit pas.

LE LIVRE
LE LIVRE

Le Diable à Paris de Pierre-Jules Hetzel, Hetzel, 1869

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