Libido et illusions

Vienne est « en liesse, des foules paradent dans les rues et chantent des chants patriotiques jusqu’aux premières lueurs de l’aube », note l’ambassadeur britannique dans la capitale de l’Autriche-Hongrie. Celle-ci avait déclaré la guerre à la Serbie le 28 juillet, l’Allemagne à la Russie le 1er août. L’effroyable carnage allait commencer. Sigmund Freud vivait à Vienne. Que pensait, que ressentait le fondateur de la psychanalyse ? « Toute ma libido va à l’Autriche-Hongrie, confia-t-il alors. Pour la première fois de ma vie je me sens autrichien […]. Le moral est partout excellent. Y contribue largement l’effet libérateur de l’action courageuse de l’Allemagne, de son soutien résolu et assuré. » Son fils aîné, Martin, est l’un des premiers à s’enrôler dans l’armée. Freud a 58 ans. Jusqu’alors, il faisait plutôt figure de savant pacifiste. Mais, comme la majorité des intellectuels européens (pas tous, certes), il vécut l’annonce de la guerre avec enthousiasme. Il la décrivit comme un « orage » qui allait débarrasser l’Autriche-Hongrie de ses « miasmes ». Comme presque tout le monde alors en Europe, il pensait que la guerre serait brève, comme l’avaient été les deux précédentes (1866 et 1870). À Noël, tout serait terminé. Il en alla autrement. En janvier 1915, les sentiments de Freud avaient bien changé. La guerre (comme la psychanalyse !) « nous dépouille des apports de la civilisation et met à nu l’homme primal en chacun de nous ». Un mois plus tard, dans un essai intitulé « La désillusion de la guerre », il écrit : « Aucun événement n’a détruit à ce point le plus précieux des biens communs de l’humanité. » Homme de son temps, il ajoute : « Nous nous attendions à ce que les grandes nations de race blanche dominant le monde, auxquelles revenait désormais la direction de l’espèce humaine […], parviennent à découvrir une nouvelle manière de régler les litiges dus aux malentendus et aux conflits d’intérêts. » Et ceci : « Nous nous représentions la guerre comme un tournoi de chevalerie, qui se bornerait à établir la supériorité d’un camp sur l’autre. » Que d’illusions, en effet.  

SUR LE MÊME THÈME

Edito Une idée iconoclaste
Edito No kids !
Edito Soigner mes traumas

Aussi dans
ce numéro de Books