Publié dans le magazine Books n° 58, octobre 2014. Par John Eliot Gardiner.
C’est dans une Allemagne traumatisée que naît le compositeur à la fin du XVIIe siècle. La Thuringe se remet à grand-peine des horreurs de la guerre de Trente Ans. On y vit dans la misère, et on y meurt jeune. Dans une ambiance mortifère, la population mêle encore les traditions païennes à la théologie protestante pour mieux se protéger de la colère des dieux. Au centre de cet univers culturel et psychologique, le pouvoir du chant.
Es spukt hier ! – « Il y a des fantômes par ici ! » Pendant plusieurs générations encore après la signature de la paix de Westphalie (1), on rencontre souvent cette réaction face aux paysages de l’Allemagne centrale marqués par les batailles : le vide de la forêt primitive paraissait abriter les pouvoirs démoniques déchaînés par la longue guerre. Cette atmosphère persista, semble-t-il, au moins jusqu’au début de la période romantique, donnant lieu à la scène centrale du
Freischütz, le grand opéra de Weber (1821) – la
furchtbare Wolfsschlucht (la « redoutable gorge-aux-loups »), cet abîme légendaire dans les profondeurs de l’Urwald où rôdent toutes sortes d’apparitions étranges, atroces et mauvaises. Tout cela nous incite à penser que les dommages durables n’ont pas seulement été perpétrés sur les aspects physiques du paysage, mais aussi sur l’âme collective : autant que la destruction de leurs maisons et de leurs champs, les populations locales, qui commençaient à reconstruire leurs existences, auraient ainsi également subi un affaiblissement insidieux de leur environnement spirituel. C’est là évidemment quelque chose que l’on ne ...