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L’union ne fait pas (toujours) la force

La principale session annuelle du Conseil des droits de l’homme de l’ONU a débuté lundi 27 février. A la tribune, les mauvais points sont distribués contre les populistes et extrémistes du monde entier, contre la Birmanie, la Syrie…. Mais quels effets concrets auront ces discours ? La sagesse et le courage collectif, existent-ils vraiment ? Dans cet extrait du Déséquilibre du monde, publié en 1923, l’anthropologue Gustave Le Bon semble en douter. Mais la solution ne se trouve, selon lui, pas pour autant dans l’autoritarisme. La direction collective et le chef individualiste ne sont pas antinomiques. Ils ne peuvent fonctionner qu’ensemble.

 

 

« Le bon sens, écrit Descartes au début de son célèbre Discours de la Méthode, est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu que ceux mêmes qui sont les plus difficiles à contenter en toutes autres choses n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils n’en ont.

« Cela témoigne, ajoute le grand philosophe, que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes. »

À moins que l’opinion émise par Descartes soit simplement ironique, on s’explique difficilement pareil optimisme. Il semble assez évident en effet que loin d’être « la chose du monde la mieux partagée », le bon sens est au contraire la plus rare.

Chacun possède assurément ce bon sens nécessaire à l’exercice d’un métier, que l’on pourrait appeler le bon sens professionnel. Il n’en est nullement de même pour ce bon sens général qui, dans les diverses circonstances de la vie, montre l’enchaînement des causes et détermine la conduite.

Le bon sens collectif est-il plus sûr que le bon sens individuel ? Malgré un universel préjugé il est encore plus rare. Des milliers d’exemples, parmi lesquels pourraient figurer les conférences ayant précédé et suivi la guerre, montrent à quel point le bon sens collectif est rare même chez des collectivités d’élites.

Malgré les preuves expérimentales de cette dernière vérité, la croyance mystique dans l’intelligence des collectivités est telle que, durant la guerre, comme durant la paix, ce fut toujours à des collectivités que les hommes d’État demandèrent la solution des plus difficiles problèmes.

Elles n’en résolurent aucun. Les quatorze conférences réunies depuis la fin des hostilités n’ont servi qu’à montrer la faible valeur des collectivités.

De vagues discours sur la fraternité des peuples et les bienfaits de la paix y furent prononcés et chaleureusement applaudis. Nulle solution efficace n’en résulta.

Parmi les vaines conférences, auxquelles je fais allusion, on ne doit pas compter celles qui aboutirent au traité de paix. Bien que dû à la collaboration de nombreux auteurs, ce traité ne constitue pas, en réalité, une œuvre collective. La collectivité n’intervint que pour formuler en termes obscurs une rédaction dérivée de principes chimériques et d’intérêts dont l’origine exacte ne fut pas d’abord comprise.

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Ils furent, d’ailleurs, parfois assez contradictoires, ces principes. Ceux du président Wilson découlaient de rêves humanitaires destinés à créer le bonheur du genre humain.

Ceux du ministre Lloyd George, véritable inspirateur du traité, étaient fort différents. Ses buts essentiels furent l’agrandissement territorial de l’Angleterre, la fondation de l’hégémonie britannique, la recherche des moyens à employer pour empêcher la France de devenir trop forte devant une Allemagne trop faible. Cette dernière préoccupation l’empêcha de favoriser la désagrégation alors spontanée de l’unité allemande, d’où serait résultée une paix prolongée.

Un tel exemple marque bien le seul rôle réel des congrès. Ils servent surtout à conférer l’autorité du nombre aux décisions d’individualités assez fortes pour imposer leur volonté. Le collectif ne sert alors qu’à fortifier l’individuel.

(…)

Une des caractéristiques intéressantes des discussions collectives est que les questions importantes sont généralement écartées par les orateurs. Ce fait constaté dans la plupart des conférences de la paix fut surtout frappant dans celles de Washington et de Lausanne.

Durant celle de Washington, le problème qui obsédait tous les esprits, celui du droit réclamé par le Japon d’établir ses nationaux aux États-Unis, ne fut même pas effleuré. Pendant celles de Lausanne aucun des orateurs en présence, ceux de la Turquie et de l’Angleterre surtout, ne dirent jamais un seul mot des préoccupations réelles qui remplissaient leurs pensées.

Malgré ces évidences, l’âge actuel se voit de plus en plus dirigé par des volontés collectives. Dès qu’une question difficile se présente, les gouvernants nomment, pour la résoudre, des commissions bientôt divisées en sous-commissions, qui découpent les problèmes en minuscules fragments, puis élaborent des solutions moyennes susceptibles des plus contradictoires interprétations.

En s’abandonnant ainsi aux décisions collectives les hommes d’État modernes ne font qu’obéir à une des grandes tendances qui mènent le monde aujourd’hui.

La direction collective et la direction individualiste représentent deux principes en conflit dont aucun ne saurait triompher, par cette simple raison que l’un ne pourrait subsister sans l’autre.

L’évolution moderne a évidemment de plus en plus conduit au travail collectif. L’usine, la mine, le chemin de fer, l’armée, la diplomatie même, sont des œuvres collectives mais ne pouvant prospérer qu’à la condition d’être dirigées par des individualités suffisamment habiles.

Cette nécessité d’une direction unique résulte de principes psychologiques irréductibles. Ils expliquent aussi bien l’insuccès des congrès et des entreprises étatistes que celui de nos armées, tant qu’elles restèrent sous des influences collectives.

De ces fondamentales notions de psychologie, ni le socialisme, ni le collectivisme, ni le radicalisme, ni la plupart des partis politiques ne veulent tenir compte. L’avenir seul leur apprendra que la nature de l’homme est l’héritage d’un long passé et ne se change pas au gré de nos désirs.

 

LE LIVRE
LE LIVRE

Le Déséquilibre du monde de Gustave Le Bon, Flammarion, 1923

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