Tout bien réfléchi
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L’univers malsain des essais cliniques

L’essai thérapeutique d’un médicament a conduit à la mort d’un participant et à l’hospitalisation de cinq autres ce week-end. Ces tests ont très rarement des conséquences aussi tragiques. Mais la manière dont ils sont conduits permet de douter, d’une manière plus générale, de leur fiabilité. Les laboratoires peuvent quasiment façonner le protocole à leur avantage et s’arranger pour faire publier seulement les résultats qui leur conviennent. C’est donc avec des informations biaisées que les médecins prennent leurs décisions tous les jours, rappelle Andrew Marshall dans cet article de Nature Biotechnology traduit par Books en septembre 2013.

 

Ben Goldacre est l’homme d’un idéal. Et cet idéal est le suivant : toutes les données issues de l’expérimentation humaine d’un médicament devraient être disponibles gratuitement et accessibles à tous. Dont l’ensemble des éléments cliniques ayant motivé l’autorisation de mise sur le marché, et les informations issues des études menées après le lancement d’une molécule sur la population cible. Seul le plein accès à ces données peut permettre aux médecins de prescrire en toute connaissance de cause.

Dans son nouveau livre, Bad Pharma, Goldacre montre par le menu à quel point la pratique médicale est aujourd’hui fort loin de cet idéal. Selon des estimations récentes, la moitié seulement des essais cliniques réalisés ont donné lieu à communication. Et l’on a publié deux fois plus d’articles sur les expériences dont les résultats étaient positifs que sur celles dont les conclusions étaient défavorables.

Bad Pharma est une critique virulente du complexe académico-industriel, et de la manière dont il a perverti la littérature médicale. Mais il lance aussi un défi salutaire à de nombreuses méthodes pratiquées de longue date dans la recherche pharmaceutique, et qui ont bien besoin d’être examinées de près. Le livre pose notamment deux questions clés : les patients qui acceptent de participer à un essai clinique comprennent-ils que les données peuvent n’être jamais publiées ? Est-il suffisant de lutter pour la communication des études concernant les nouveaux médicaments, compte tenu de l’impuissance de la littérature scientifique à éclairer la pratique médicale actuelle ?

Dans l’un des premiers chapitres, l’auteur, qui occupe un poste d’épidémiologiste à la London School of Tropical Hygiene mais consacre l’essentiel de son temps libre au journalisme, raconte comment le sujet lui a été révélé : il avait prescrit à un patient un antidépresseur, la reboxétine (1) (Goldacre a commencé sa carrière comme psychiatre), ayant jugé, sur la base des données cliniques alors disponibles, que la sûreté et l’efficacité de la molécule étaient établies par « des tests bien conçus et honnêtes, ayant donné des résultats extrêmement positifs ». De fait, le médicament avait déjà été administré à des millions de personnes. Il discuta des résultats avec son malade et rédigea l’ordonnance.

Quelque temps plus tard, en 2010, une étude publiée par le British Medical Journal recensa toutes les études cliniques faites sur la reboxétine. À la grande consternation de Goldacre, alors que sept essais avaient testé la molécule contre un placebo, un seul avait conclu à un effet supérieur du médicament – et c’est précisément celui qu’il avait lu. Les six autres, qui enrôlaient pourtant dix fois plus de patients, n’avaient pas vu la lumière du jour. De même pour les expériences chargées de comparer la reboxétine avec d’autres antidépresseurs : seules les études qui la décrivaient comme aussi efficace, ou davantage, s’étaient frayé un chemin dans la littérature spécialisée. Ces essais positifs portaient pourtant sur 507 patients au total, alors que les tests négatifs se fondaient sur le suivi de 1 657 personnes. Pis, les données non publiées montraient que la reboxétine engendrait plus d’effets secondaires que les médicaments auxquels on l’avait comparée, un fait absent des publications à son sujet (2).

Voilà ce qui provoqua la colère de Goldacre, et à bon droit. Si la littérature sur laquelle les médecins fondent leurs décisions ne reflète qu’un échantillon incomplet des études cliniques, comment les praticiens peuvent-ils avoir confiance dans les médicaments qu’ils prescrivent ? « Les données sont faites pour prendre des décisions dans le monde réel, écrit-il ; quand on nous fournit de mauvaises informations, nous prenons de mauvaises décisions, infligeons des souffrances physiques et mentales inutiles, et parfois provoquons la mort d’autres êtres humains. »

Son livre met en évidence plusieurs des raisons d’une telle déficience en matière de communication des données. Une part de la responsabilité en incombe aux publications scientifiques. Il y a quatre ans, une étude que cite Goldacre montrait ainsi que la moitié des essais publiés dans les revues de médecine clinique après 2005 n’avaient pas été convenablement enregistrés, et qu’un quart n’avait pas été enregistré du tout (3). Pourquoi est-ce un problème ? Parce qu’en 2005 le Comité international des rédacteurs en chef de revues médicales (ICMJE) avait décidé que seuls les essais cliniques inscrits, dès leur commencement, dans un registre public feraient désormais l’objet d’une publication. Voilà comment les revues médicales respectent leur engagement.

Négociations tortueuses

Second problème, l’incapacité des autorités de régulation à mettre en place et gérer convenablement les répertoires d’essais cliniques. En dépit d’une loi de 2004 obligeant l’Agence européenne du médicament (EMA) à créer un registre des essais cliniques en phase 2 et 3 (4), il a fallu sept ans à l’organisation pour le faire et, à la mi-2012, écrit Goldacre, « 10 000 d’entre eux manquaient toujours à l’appel » (5). Plus loin, il prend le temps de décrire les négociations tortueuses qui ont eu lieu entre les chercheurs indépendants de la Cochrane Collaboration, les laboratoires Roche (de Bâle, en Suisse) et l’EMA, à propos de la communication des données cliniques justifiant l’usage du Tamiflu dans le traitement des complications de la grippe (6). Cette expérience n’a hélas rien d’inhabituel pour les scientifiques désireux d’accéder aux informations détenues par les laboratoires sur les essais concernant des médicaments approuvés.

La situation n’est guère plus brillante aux États-Unis. Une loi de 2007 sur la Food and Drug Administration (FDA) exige que l’ensemble des données de l’ensemble des essais cliniques impliquant au moins un centre médical américain soient mises sur le site clinicaltrials.gov un an au plus tard après leur réalisation, cette exigence étant assortie d’une astreinte de 10 000 dollars par jour (soit 3,65 millions de dollars par an) en cas de non-respect. Voilà qui semble parfait, mais, en réalité, un cinquième seulement des essais figurant sur le site satisfait à cette injonction. Personne à la FDA ne paraît vérifier, si bien qu’il est difficile d’imaginer pourquoi les firmes y prêteraient plus d’attention qu’elles ne le font. Aucun audit public officiel n’a été réalisé. Et, à ce jour, aucune amende n’a été imposée à un laboratoire pharmaceutique ou à un chercheur pour n’avoir pas posté les éléments cliniques en leur possession.

Goldacre souligne tout cela pour faire passer son message : bien qu’une législation ait été promulguée afin de mettre en place des répertoires d’essais, et que les revues médicales se soient engagées à en exiger l’usage, le problème des données manquantes reste entier. Il appelle cela des « mesures bidons ». Et tant qu’il n’y aura pas de ressources pour contrôler, contraindre et pénaliser les commanditaires des études qui persistent à ne pas communiquer leurs résultats, le problème a peu de chances d’être résolu.

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Goldacre fournit au lecteur profane plusieurs analyses de synthèse sur divers aspects du processus de développement d’un médicament et la façon dont il est influencé par les pratiques délictueuses des firmes. Le chapitre sur les essais est un bon panorama des différentes façons dont on peut s’approprier ou brouiller la conception d’un test et en biaiser, fausser ou même inventer les résultats. Aucune magouille n’est omise, aucune pratique douteuse n’est écartée. Chaque pierre est retournée. Il montre comment les conclusions peuvent être manipulées en menant les expériences sur un trop petit nombre de patients ou sur une période trop courte ; en comparant un médicament avec un concurrent administré à trop faible ou trop forte dose ; en recrutant des groupes de malades non représentatifs ; en modifiant au beau milieu de l’étude les marqueurs cliniques définis à l’origine ; en ignorant les patients qui abandonnent l’expérience ; en analysant des sous-groupes constitués sur mesure.

La partie consacrée au marketing des médicaments est encore plus troublante. Toutes les carences de la formation des médecins sont révélées avec une précision terrible. Fondamentalement, la principale source d’information qui permet aux praticiens d’avoir des connaissances à jour est constituée de documents fournis par les laboratoires, en lien étroit avec les responsables du marketing. La manière dont les représentants des labos pénètrent dans les cliniques par une véritable offensive de charme, qui consiste notamment à soudoyer le personnel administratif avec des fleurs et des cadeaux, est magistralement décrite, tout comme les effets induits de ces tactiques sur le fonctionnement des services hospitaliers. L’auteur raconte une anecdote particulièrement dérangeante sur la façon dont une conversation apparemment anodine, au cours d’un dîner offert par un représentant en l’honneur de médecins récemment diplômés, est ensuite exploitée par une firme qui dresse ainsi le profil psychologique des invités afin de suivre ces individus pendant toute leur carrière. Voilà sans doute un versant du métier que la plupart des chercheurs travaillant pour les labos préféreraient ne pas trop connaître.

L’auteur passe beaucoup de temps à ressasser les exemples de mauvaise conduite de l’industrie pharmaceutique glanés dans la littérature. Goldacre revisite en particulier les cas où les groupes pharmaceutiques ont dissimulé les données d’essais défavorables. On trouve là les efforts déployés par GlaxoSmithKline (GSK, dont le siège est à Londres) pour cacher les éléments montrant que la paroxétine, un antidépresseur, est inefficace en général et dangereux chez les adolescents, dont il accroît le taux de suicide. La débâcle qu’a connue Merck quand furent révélés ses essais cliniques sur l’anti-inflammatoire Vioxx, qui a dû être retiré du marché, est aussi de nouveau racontée. Goldacre rappelle les nombreuses fois où les labos ont été condamnés à des amendes de plusieurs millions de dollars pour avoir fait la promotion de l’usage de médicaments hors du champ autorisé pour leur prescription : Warner Lambert pour l’antiépileptique Neurontin, Serono pour l’hormone de croissance Serostim, Eli Lilly pour son antipsychotique Zyprexa.

Médecins harcelés

On lit aussi un exposé sur les sales combines qu’utilisent les labos pour intimider les universitaires qui publient des études jugées peu flatteuses ou critiques à propos de la sûreté ou de l’efficacité de leurs produits. L’auteur décrit la façon dont GSK a harcelé les médecins hospitaliers qui ont les premiers détecté un risque accru d’événements cardiovasculaires chez les diabétiques prenant de l’Avandia. Il raconte aussi une querelle plus récente qui a vu le Syndicat danois de l’industrie pharmaceutique accuser un groupe de chercheurs de la Cochrane Collaboration de mauvaise conduite scientifique et de malhonnêteté dans des lettres envoyées à des revues médicales, à des ministères et, en fin de compte, à leurs employeurs. Leur crime : la publication d’une analyse montrant que la faculté de publier des universitaires engagés dans des essais financés par l’industrie était souvent soumise à conditions. Plus loin dans le livre, Goldacre fait même référence à l’essai tristement célèbre réalisé par Pfizer en 1996 à Kano, au Nigeria, pour son antibiotique Trovan, affaire qui aurait inspiré à John Le Carré l’intrigue de La Constance du jardinier. Il remarque que le procès qui a suivi a duré treize ans, jusqu’en 2009, date à laquelle Pfizer a transigé (7).

Mais Goldacre ne réserve pas ses critiques aux seuls labos. Il n’épargne aucun des acteurs impliqués dans la publication et l’évaluation des données. Outre les reproches adressés aux responsables des revues médicales qui ne tiennent pas leurs propres exigences, il vitupère contre les excès des comités d’éthique qui compliquent et retardent le recrutement des patients dans les essais, pour des raisons qui vont à l’encontre de l’intérêt des malades. Il s’en prend particulièrement aux autorités de régulation, réticentes à communiquer les informations qu’elles détiennent. Comme l’indique Goldacre, les organismes de contrôle refusent souvent les demandes de communication des études utilisées pour justifier l’autorisation du médicament. Le paternalisme de leurs arguments le laisse perplexe. Selon lui, les régulateurs justifient le secret en avançant qu’ils sont seuls compétents pour interpréter les éléments et que leur divulgation pourrait conduire à des erreurs d’analyse. Mais quand Goldacre affirme qu’il n’y aura jamais trop d’yeux pour passer au crible les données, au moins celles qui ont servi à approuver une mise sur le marché, il est difficile de le contredire.

Même dans le cas où une agence de régulation rend l’information disponible, il est frappant de voir comme il est difficile de la trouver, tant elle est souvent ensevelie dans différentes zones du site Web. Et quand les données peuvent être dénichées, elles sont généralement dans un format qui en complique l’exploitation, comme si les régulateurs voulaient décourager les regards indiscrets.

Outre le problème des données manquantes, Goldacre s’étend sur deux questions qui, à ma connaissance, n’ont jusqu’à présent attiré, étonnamment, que peu d’attention. D’abord, qui exerce – et devrait exercer – le contrôle ultime sur la communication des éléments issus des essais ? Une réponse simple serait de considérer que ceux qui paient l’étude devraient être maîtres de l’usage et de la diffusion des données recueillies. C’est ainsi, pour, l’essentiel que cela fonctionne aujourd’hui. Dans la mesure où 90 % des essais sont financés par l’industrie pharmaceutique, ce sont principalement les labos qui décident quand et si ces informations sont versées dans le domaine public. Et de fait, en ces temps de restrictions budgétaires, il est difficile d’imaginer que la part du secteur dans le financement des études cliniques aille en diminuant. Mais Goldacre demande si les priorités de l’industrie pharmaceutique ne l’emportent pas sur celles des patients. Ceux-ci seraient-ils aussi désireux de participer à un essai payé par un labo s’ils savaient que les données issues de l’expérimentation menée sur leur corps ne seront jamais mises à la disposition de la communauté des chercheurs pour faire progresser la science médicale et améliorer les traitements ?

Secret industriel

Ensuite, il se demande si exiger la transparence à titre prospectif est suffisant. Avant de lire ce livre, je pensais que le cauchemar logistique et l’énorme dépense que représenterait l’exhumation de toutes les données ensevelies des décennies durant dans les caves des industriels empêchaient d’envisager toute démarche rétrospective. Mais Goldacre souligne à juste titre que les médicaments utilisés aujourd’hui ont été approuvés sur la foi d’essais réalisés par le passé. Et les gestes faits aujourd’hui par les labos pour rendre publiques les informations cliniques à venir – comme lorsque GSK a annoncé en février dernier que ses rapports internes seront disponibles sur son registre d’essais cliniques – ne changent rien en ce qui concerne les éléments sur lesquels reposent les molécules actuellement en usage. Tant que la clarté ne sera pas faite sur les données anciennes, les médecins et les patients continueront de croire que les médicaments prescrits sont plus sûrs et efficaces qu’ils ne le sont.

Goldacre soulève aussi des questions fascinantes sur d’autres aspects du sujet. Il attire l’attention sur la propension croissante des firmes pharmaceutiques à réaliser leurs essais dans des pays pauvres, source de troublants problèmes scientifiques et moraux. Assurément, la possibilité d’appliquer à la population des États-Unis ou de l’Europe les données recueillies dans des pays ethniquement différents, pratiquant un autre régime alimentaire et un autre mode de vie, ne tombe pas sous le sens. Mais, du point de vue moral, Goldacre observe que les habitants des pays émergents où sont menés ces essais ne trouveront probablement jamais ces médicaments sur leur propre marché ou ne pourront les acheter. Il laisse entendre que la préférence croissante des industriels pour les règles de l’International Conference of Harmonisation (ICH) plutôt que celles du Code international d’éthique médicale exacerbe ces problèmes, parce que l’ICH met davantage l’accent sur les questions de procédure que sur les questions morales.

Goldacre poursuit en demandant pourquoi les régulateurs autorisent la commercialisation d’un médicament sans exiger que toutes les données qui ont motivé l’autorisation soient mises sur la place publique. On lui rétorque habituellement qu’elles sont protégées par le secret industriel, contiennent des informations confidentielles sur les patients ou sont des éléments bruts impropres à la publication. Mais l’anonymat des données médicales est de règle dans les essais cliniques. Et que valent les arguments sur le secret industriel, lorsqu’un médicament a été approuvé, que son lancement se prépare, et que les médecins auraient besoin d’accéder aux informations qui le concernent ? Comme le souligne Goldacre, une fois qu’une molécule est en vente, il est très difficile d’inciter la firme pharmaceutique à poursuivre le travail d’analyse clinique, parce que des études supplémentaires risquent de faire apparaître de nouveaux effets secondaires ou une moindre efficacité dans la population cible et de réduire le marché potentiel.

Goldacre s’étonne aussi que les données réunies par le comité de la FDA chargé d’élaborer des stratégies pour évaluer et réduire les risques des médicaments (REMS) ne soient pas rendues publiques. Il demande pourquoi les amendes prévues contre les labos qui ne remplissent pas leurs obligations de mener des essais cliniques après mise sur le marché sont d’un montant aussi faibles… Question à vrai dire sans objet car la FDA n’a jamais infligé d’amende à un labo pour avoir manqué à cette exigence.

Enfin, Goldacre ne se contente pas de critiquer le manque de transparence des essais cliniques. Il met le milieu médical au défi de réfléchir d’une manière plus créative à la manière dont sont menées les études. Et il propose pour ce faire un modèle permettant de conduire des essais en double aveugle directement depuis le cabinet des médecins, en utilisant les dossiers de leurs malades, rendus anonymes. De fait, en exploitant la base de données des généralistes britanniques (GPRD), Goldacre s’est attelé lui-même à la tâche, pour comparer l’efficacité de deux anticholestérol, le Lipitor (Tahor en France) et le Zocor – de manière surprenante, on ne sait toujours pas si l’un est supérieur à l’autre. Il sera intéressant de suivre l’évolution de cet essai, même si l’application d’un tel modèle est improbable aux États-Unis, où les dossiers médicaux individuels ne sont encore que partiellement informatisés et où le système de santé est très fragmenté.

Langage provocateur

Goldacre a fait un travail magistral pour exposer au grand public l’ensemble des questions concernant les biais de publication et la transparence des résultats des essais cliniques (8). En sortant ces sujets du cénacle de la littérature scientifique et en les présentant aux non-spécialistes, il ambitionne probablement de déclencher un débat public susceptible de déboucher sur des actions concrètes obligeant les industriels à publier davantage et plus vite leurs résultats. Déjà, au Royaume-Uni, une commission parlementaire mène actuellement une enquête sur le problème des données cliniques que l’on soustrait aux regards des médecins et des patients. Le goût de Goldacre pour le langage provocateur attisera probablement le débat politique. Comme lorsqu’il écrit : « Les chercheurs étant libres d’enterrer tous les résultats qu’il leur plaît d’enterrer, les patients courent des risques sur toute la ligne, de la recherche clinique à la pratique médicale. »

Bien sûr, Goldacre joue pour le public et en particulier pour le lecteur profane. Et le livre ne suscitera sans doute pas un grand intérêt chez les professionnels du secteur. Le ton du récit est souvent irritant, une nouvelle conspiration pharmaceutique semblant devoir surgir à chaque page. Ainsi écrit-il : « La procédure d’approbation accélérée n’est pas utilisée pour amener des médicaments sur le marché quand il y a une urgence et qu’une évaluation doit être faite rapidement. » Mais c’est précisément ce pour quoi une telle procédure est utilisée. Il se trouve simplement que les deux médicaments qu’il cite à l’appui de son affirmation, l’anticancéreux Iressa et l’antihypotenseur midodrine, ont eu un bénéfice plus équivoque que bien d’autres médicaments importants mis sur le marché grâce à cette procédure. Cette manière qu’a Goldacre d’en faire un peu trop est regrettable car elle détourne l’attention des démonstrations convaincantes qu’il offre par ailleurs. La question est de savoir si sa voix paraîtra trop stridente à ceux qui auraient le plus besoin de l’entendre au sein des firmes pharmaceutiques.

Le livre accorde aussi trop peu d’attention aux forces de la finance, du marché et de sa régulation qui façonnent le monde médical et à la manière dont elles pourraient être reconfigurées pour en finir avec certaines au moins des pratiques pernicieuses qui accompagnent la recherche sur les médicaments. La question clé pour ce secteur dominé par les intérêts des labos est : qui va payer la communication rétro-spective des données et assurer que les industriels respectent les demandes qui leur sont adressées de révéler les éléments en leur possession ? Goldacre ne fournit pas vraiment de réponse.

Il se fait l’avocat du libre accès à toutes les données, quel que soit le contexte. Il nie le besoin de garder confidentiels les éléments des essais concernant la sûreté des médicaments. Mais si les molécules sont principalement conçues par des entreprises, au terme d’un long processus, l’obligation de divulguer tous les éléments cliniques en remontant jusqu’aux essais de phase 1 pourrait dissuader les firmes d’investir du temps, de l’énergie et de l’argent dans la production de médicaments innovants, alors que leurs concurrents pourraient se contenter de faire des « me-too » (copies) en exploitant les informations publiées. Scénario peut-être improbable pour une grande firme, mais vrai sujet pour des petites sociétés de biotechnologie qui n’ont pas le personnel et les ressources nécessaires pour concurrencer une multinationale.

Le livre n’est pas assez critique à l’égard d’une communauté médicale qui n’exerce pas une pression suffisante sur l’industrie. Certes, les médecins sont surchargés, manquent de moyens et n’ont pas accès à la banque de données complète dont ils auraient besoin pour prendre des décisions informées. Mais, trop souvent, ils ont laissé la motivation commerciale l’emporter sur l’intérêt des patients. Et ils ont, dans de nombreux cas, activement participé à la corruption des données publiées dans les revues scientifiques. Leur rôle dans tout cela devrait être davantage reconnu. Peut-être la myopie de Goldacre à cet égard tient-elle au fait qu’il est lui-même médecin.

Mais ces réserves ne diminuent pas son mérite. Il a conçu un manifeste radical montrant comment devrait fonctionner la médecine pharmaceutique scientifique. À bien des égards, son analyse est lucide et convaincante. Elle indique aussi l’idéal vers lequel tendre en termes de transparence des essais cliniques, et montre à quel point nous en sommes loin. Le problème est qu’en présentant le livre comme une charge contre les labos, il a non seulement raté l’occasion d’engager un dialogue réel avec eux, mais aussi donné au milieu médical une excuse facile pour dénigrer le livre d’un militant excité alors qu’il est en réalité stimulant et donne matière à penser.

 

Cet article est paru dans Nature Biotechnology, en mai 2013. Il a été traduit par Olivier Postel-Vinay. Nature Publishing Group et MacMillan Publishing Ltd ne sont pas responsables de l’exactitude de la traduction.

Notes

1| Non commercialisée en France, la reboxétine avait été initialement développée par la compagnie suédoise Pharmacia, achetée en 2002 par Pfizer.

2| Tous les essais négatifs non publiés étaient conservés par Pfizer.

3| Enregistrer un essai clinique signifie rendre publiques des informations concernant la méthodologie, le financement et les résultats de l’étude. Cette opération s’effectue par l’entremise d’une autorité médicale indépendante.

4| Contrairement à la phase 1, qui porte sur un petit groupe de patients, les phases 2 et 3 testent la molécule sur un grand nombre de personnes. L’autorisation de mise sur le marché n’est donnée que si la phase 3 paraît concluante.

5| Installée à Londres, l’Agence européenne du médicament est habilitée à autoriser la mise sur le marché de médicaments sur l’ensemble du territoire européen (procédure centralisée). Un rapport de la Cour des comptes européenne de 2012 a confirmé que cette agence était noyautée par l’industrie pharmaceutique.

6| La Cochrane Collaboration est une ONG à but non lucratif indépendante des laboratoires pharmaceutiques, qui rassemble des spécialistes de la santé de nombreux pays.

7| L’affaire a rebondi en 2010 avec de nouveaux éléments révélés par WikiLeaks.

8| Hormis une phrase quelque peu sibylline en fin de texte, l’auteur de cet article ne mentionne pas un autre point essentiel évoqué par Goldacre, qui est la manière dont les laboratoires pharmaceutiques corrompent de grands universitaires et les rédactions en chef des revues médicales internationales afin de publier des articles d’apparence scientifique présentant les résultats des essais de manière tendancieuse.

LE LIVRE
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Bad Pharma de Ben Goldacre, Faber & Faber, 2013

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