M. et Mme Tolstoï, couple infernal

Dévoré par le désir sexuel, le comte Léon Tolstoï, géant du roman russe du XIXe siècle, était aussi rongé par le remords. Ses relations avec son épouse Sofia, avec qui il eut treize enfants, furent très tourmentées. La parution de La Sonate à Kreutzer fut le point d’orgue de leur déchirement. Cette nouvelle, où la séduction et la jalousie tissent la trame d’un drame conjugal, fut l’occasion pour Tolstoï d’assimiler la femme à la tentation, et la chair au vice. En réponse, pour sa défense et celle des femmes en général, Sofia écrivit son propre roman, Une question de culpabilité. Peu connu, même en Russie, ce texte raffiné, qui paraît aujourd’hui en allemand, révèle un talent né dans le tourbillon d’un enfer domestique.


Léon Tolstoï et son épouse en 1902
Les couples célèbres et querelleurs, tels Elizabeth Taylor et Richard Burton, Zelda et Scott Fitzgerald, ont échoué à cause de leur soif de notoriété, de leur besoin de briller, de leur désir d’améliorer leur style de vie. Divertissant leur public, ils s’acquittaient de leur show hystérique, puis sombraient dans l’alcool ou la folie. À moins qu’ils ne se missent­ à grossir ou à acheter des diamants… Le démon qui possédait les Tolstoï, lui, se montrait discret. Ni éclat, ni dégât dans aucun grand hôtel. Son nom ? « Vérité », « clarté », « pureté ». Son théâtre inhospitalier était le domaine de Yasnaïa Poliana, près de la ville de Toula [à 200 kilomètres au sud de Moscou]. Cette vaste propriété située non loin d’une voie de chemin de fer, entourée de forêts et d’étangs, offrait bien des ressources pour les scènes d’un mariage à la russe. Et de nombreux chemins d’évasion. Voilà Tolstoï à cheval, à travers bois, introuvable. Voici la Tolstaïa, déterminée à se noyer, se dirigeant vers l’eau sombre. Mais les voici tous deux qui prennent le train, séparément il est vrai. Lui, vieillard mourant de pneumonie, a trouvé refuge, en compagnie de son médecin et de quelques fidèles, dans la maison d’un garde-barrière, à 500 kilomètres de Smolensk. Elle, dans un train privé affrété en toute hâte, attend en vain d’obtenir audience de son mari à l’agonie… « Vérité », tel fut le dernier mot de Léon Tolstoï. Il le murmura à l’oreille de son fils Sergeï. Comme s’il était mort de ce mot, de ce dernier mot qui avait toujours décidé de tout. Bastion, ligne défensive contre Dieu, contre le monde et contre sa femme, mais surtout arme de sa lutte avec lui-même et sa faible nature d’impie. Un monde les séparait, les Tolstoï – c’est la version officielle. En réalité, ils se marchaient sur les pieds à l’intérieur du même petit monde. Tous deux en quête d’une pureté et d’un bonheur qui ne soit pas entravé par la réalité. Tolstoï, claudiquant derrière cette chimère, Sofia Tolstaïa se plaignant du moindre écart par rapport à un idéal de délicatesse morale. Tous deux profondément ancrés dans le religieux. Familiers des mêmes traditions qui conduisirent Gogol à brûler la seconde partie des Âmes mortes ou les membres de la secte secrète des Skoptzy (1) à s’infliger des mutilations douloureuses, en pénitents convaincus que le salut russe passait par l’abandon du sexe et était lié à l’idée héroïque d’une spiritualité immaculée.

Buveur, joueur, séducteur

Tout commença en 1861 entre Léon et Sofia, lorsque le jeune fiancé amoureux remit son journal intime à sa promise âgée de 18 ans. Au nom de la vérité. Fille d’un médecin rattaché au palais impérial, Sofia avait été élevée au Kremlin, le centre de Moscou. De Léon, elle sait qu’il a 33 ans, qu’il est revenu de la guerre en héros et qu’il a gagné sa notoriété d’écrivain avec ses Récits de Sébastopol (2). Les notes prises par lui dans son journal complètent avec force détails cette esquisse et le montrent en chasseur, en buveur et en joueur passionné, ne cachant pas qu’il a perdu une grande partie de ses biens au jeu. Surtout, la lectrice décontenancée découvre les talents de séducteur de Léon et son goût pour le sexe. Cette lecture eut lieu quelques jours avant le mariage. Sofia verra ensuite dans cette attaque surprise un des premiers exemples des incompatibilités dont sera jonchée leur vie commune. Ils ne doivent avoir aucun secret l’un pour l’autre. Fort de ce principe, Tolstoï lui contait le défilé de ses maîtresses : les femmes des voisins, les prostituées, les Tziganes et les serves du domaine familial. L’une d’elles, mariée, était tombée enceinte et vivait avec l’enfant, un fils, dans le domaine qui sera aussi celui du couple Tolstoï. Sofia aura cette femme à l’œil des années durant, soupçonnant son mari de n’avoir pas mis fin à leur liaison. Trente ans plus tard, lorsque Léon Tolstoï commence à écrire sa nouvelle La Sonate à Kreutzer, la chorégraphie du couple est au point depuis longtemps, les pommes de discorde clairement définies. Le texte montre à quel point Tolstoï a évolué intérieurement depuis l’autoflagellation du journal intime. Après maintes tentatives infructueuses pour chasser de son esprit et de son corps le démon du désir, il a fini par trouver une solution dans une « révolution copernicienne » des rapports entre les sexes : il retourne la situation. Ce n’est pas lui le pécheur, mais elle, la femme pulsionnelle et rusée. Le 9 juillet 1853, le jeune homme tourmenté écrivait d’ailleurs déjà dans son journal : « Hier, une jeune et belle Tzigane me provoqua, mais Dieu m’a sauvé. » À l’aide de ses charmes « enivrants », la femme transforme le couple en une « relation écœurante » et « avilissante », voilà l’accusation – elle est la pierre qui fait trébucher l’homme sur le chemin de la vie spirituelle. La provocation que constitue La Sonate n’en est pas vraiment une. Tolstoï, dans la langue châtiée de la littérature, n’évoque pas autre chose que Les yeux noirs, la plus célèbre chanson russe après Les Bateliers de la Volga. Ces yeux qui ne sont pas seulement noirs, mais aussi « brûlants », « beaux » et « fougueux » et qui apprennent aux hommes la crainte, parce qu’ils leur ont sacrifié Dieu et le Bien. Mais voilà Sofia Tolstaïa au pied du mur. Sommée de reconnaître le rôle que Tolstoï lui fait jouer dans leur mariage : elle est porteuse de l’infection et transmet le poison du sexe.

Cette « maudite sonate »

Elle est ridiculisée « aux yeux du monde entier ». C’est le sentiment qu’elle confie à son journal après la lecture du livre polémique de son mari, à peine étoffé d’une intrigue sommaire. À l’origine du texte, la jalousie sans bornes de Tolstoï, avivée depuis que Sofia s’est mise à pratiquer le piano avec plus d’assiduité après avoir fait la connaissance du pianiste de concert et compositeur Sergeï Taneïev, élève de Rimski-Korsakov et maître d’Alexandre Scriabine. La Sonate à Kreutzer transforme l’ami artiste, qui au demeurant n’était pas intéressé par les femmes, en un violoniste virtuose digne de Méphistophélès exécutant cette « maudite sonate » de Beethoven de manière si enchanteresse que la protagoniste de la nouvelle, en l’écoutant, est immédiatement déclarée adultère… dans l’imagination de son mari. Le lecteur ne peut pas comprendre le livre comme une parodie ou comme le portrait littéraire d’un névrosé obsessionnel devenu fou. Tolstoï rédige en effet une postface dans laquelle il martèle sur un ton messianique que « l’abstinence est une condition indispensable de la dignité humaine ». L’amer verdict vaut pour les ravissements et les passions en tout genre, tout particulièrement pour la musique, cette alliée naturelle de la femme qui complote contre lui. Son essai Qu’est-ce que l’art?, publié à la même époque que La Sonate à Kreutzer, parle d’une « irritation presque maladive » provoquée chez l’auteur par les « œuvres tardives de Beethoven » – une irritation qui déclenchait des réactions dangereuses et incontrôlables (3). Sofia Tolstaïa répond à La Sonate à Kreutzer en écrivant son propre roman, Une question de culpabilité. Le livre montre la vie de couple comme le résultat d’un jeu des contraires et non comme la fiction pimentée de folie proposée par son mari. Le lecteur découvre ce qui se joue dans cette caisse de résonance sombre, dominée par des forces destructrices : l’œuvre commune manquée de deux auteurs. Le sous-titre quelque peu maladroit – « À l’occasion de La Sonate à Kreutzer de Léon Tolstoï » – renseigne sur la façon dont l’auteure voulait qu’on comprenne le texte : il est à la fois une adresse aux lecteurs et le théâtre de sa propre justification. Quoi qu’il en soit, Sofia évite intelligemment le travers qui aurait consisté à faire de son avilissement le thème central d’un livre écrit sur la défensive.

Index accusateur

Le terrain était miné. On ne pouvait s’y mouvoir que très prudemment, ce qui donne au roman mesure et réserve. En adoptant la posture de celle qui fait un rapport circonspect, elle touche le lecteur et force le respect. Elle peut même se permettre de confier que son mari a « tué les meilleures facettes d’elle-même » sans que cela ne passe pour une accusation trop manifeste. Elle intègre habilement cette phrase, jaillie comme par enchantement de son imagination narrative, dans le récit poétique de sa passion. La description du voyage en voiture que firent les jeunes mariés pour rejoindre le domaine contient la première escarmouche. Le journal intime de son mari a révélé que celui-ci frôlait l’abîme d’instincts cent fois maudits. Juste avant la scène où il la viole – il leur avait fallu s’arrêter une nuit dans un relais pour changer les chevaux –, le lecteur peut lire les pensées de son mari. Il sentait, est-il écrit, « que cet être magnifique et ses idéaux sublimes se briseraient au contact de son existence morbide ». Il avait donc prévu de faire son malheur depuis le début. Il aurait dû savoir qu’il lui serait impossible de vivre autrement qu’en consommateur de femmes sans scrupule. Voilà pour l’index accusateur et le message à la postérité. Son mari, le grand humaniste hostile au servage qui, non content d’ouvrir des écoles pour les enfants des paysans, écrivait leurs livres de classe, l’ami des gens, celui qui aidait financièrement les familles touchées par une mauvaise récolte et faisait rentrer les foins pour les vieilles veuves, cet homme-là a poignardé sa propre femme. Lui, le maître spirituel de sa déchéance, a vu venir la catastrophe avec sang-froid ; sa catastrophe à elle. Pour Sofia, ce dut être un tour de force d’écrire son propre texte un an à peine après La Sonate à Kreutzer, tout en vivant aux côtés de cet écrivain désormais mondialement célèbre. Son roman est comme une bouteille à la mer qui contiendrait l’image vraie de la femme de Tolstoï. Celle d’une héroïne pure comme une madone, qui offre son amour sans arrière-pensées à un peintre raté atteint d’une affection pulmonaire. Tolstaïa n’hésite cependant pas à reconnaître que son héroïne, Anna Prosorska, étant donné la dureté de son quotidien d’épouse, est prête à franchir le pas de l’adultère en trompant cet homme affaibli qui l’adore. C’est certainement parce qu’on touche ici au tabou de la sexualité féminine, estime Ursula Keller dans sa préface, que le roman n’est paru en Russie que cent ans après sa rédaction, et qu’il y reste largement méconnu. Le « tolstoïsme » – mélange d’anarcho-christianisme primitif, de croyance en l’âme humaine et en la révolution des cœurs – commençait à se répandre en Europe. Signe particulier : son apparence rustique, avec un comte-paysan en chemise, bottes et barbe blanche au vent. Mais tandis que le tolstoïsme occupait en grande pompe les salons du manoir, la vie de Sofia Tolstaïa se jouait plutôt du côté de l’escalier de service – dans le royaume d’ombre du prophétisme, du côté nocturne de l’écrivain « qui se voulait la conscience de son époque », comme l’écrit Ursula Keller. Aux yeux de Tolstaïa, Léon profanait jour après jour les idéaux de sincérité et de cœur. Tolstoï lui-même écrit, dans son journal, avoir été « visité par son démon » davantage encore pendant la période où il écrivait La Sonate à Kreutzer. Il commente ainsi la possibilité d’une grossesse : « Comme j’ai honte, surtout envers les enfants. Ils finiront bien par trouver quand cela s’est passé. Quelle honte ! C’est triste. »

Délabrement physique

Le roman autobiographique de Sofia établit la liste minutieuse des manquements de Léon : crises de jalousie, sexualité vécue sur le mode de la culpabilité mais non moins obsessionnelle, froideur émotive envers les enfants (treize à la fin de leur vie commune), état dépressif grincheux et colérique à propos de tout et de rien, et, à partir de 1870, détachement à l’égard de son environnement familier, sur fond de répulsion à l’égard de ses biens, de ses relations et de son confort. La transformation de plus en plus marquée de leur vie domestique en une zone interdite est jalonnée de regards : autant de coups d’œil sur le processus de délabrement physique que chacun observe chez l’autre avec satisfaction. Lui, apprend-on, trouve que sa beauté a « souffert » et découvre qu’une de ses canines est « déjà jaunissante ». Elle remarque que sa dentition à lui a pris peu à peu une « teinte jaunâtre », que sa « superbe » chevelure est grisonnante et son visage « grossier » ; ils se jugent tous deux en état de « flétris­sement ». Dans le roman de Tolstaïa, l’héroïne est tuée dans un accès de jalousie avec un presse-papier. La mort lui donne toutefois un « air de sainteté ». À cette vue, écrit Sofia Tolstaïa pleine d’espoir, son mari devenu meurtrier apprendra à « aimer son âme pure et délicate qui s’en va ». D’une manière générale, chez les Tolstoï, tout ce qui relève du domaine de l’âme et des idées fait l’objet d’une mise en scène et d’une manipulation destinée à suspendre une épée de Damoclès au-dessus de l’autre, tout en l’exhortant à la vérité. Le livre de Tolstaïa rend également compte de sa propre métamorphose : l’épouse devient malgré elle le censeur impitoyable de son mari, le greffier de ses « débordements quotidiens ». Bien que cela lui répugne, il n’échappe pas à son flair de détective domestique habituée aux contradictions que son mari est ému aux larmes à l’écoute de ses morceaux préférés. Ceux-là mêmes qu’il a discrédités en public et dont le discrédit fait désormais partie de celui qui l’a prononcé. Pas facile, de vivre sous le même toit que Sofia Tolstaïa. Le portrait que Sofia Tolstaïa brosse de son mari n’est pas sans rapport avec les connaissances contemporaines sur le rôle de la dissimulation en psychologie et sur l’importance du mensonge comme soutien de la personnalité. Sa peinture de Tolstoï laisse voir les contours complexes et profondément modernes d’un moi déchiré. Qui ne parvient pas à faire coïncider l’intuition qu’il a de la richesse de la vie et sa personnalité éclatée. Le volume, édité avec soin et pourvu de nombreuses notes, contient non seulement le roman Une question de culpabilité, mais aussi la Courte autobiographie de la comtesse Sofia Andreïevna Tolstaïa. Celle-ci fut rédigée en 1913, soit trois ans après la mort de Tolstoï. La volonté de s’expliquer et d’éclaircir la situation y est encore plus forte que dans le roman. Une tentative (au demeurant sans espoir) de faire apparaître sa « terrible destinée » et qui attirerait sur elle, la veuve au pilori, la sympathie. Le texte est parsemé d’une pléthore de citations qui l’apparentent à un pénible rapport d’expert. Sont mentionnés les propos du comte Sollogoub et d’Ivan Tourgueniev, ceux de Tolstoï lui-même, qui écrivait au frère de Sofia peu après leur mariage : « Il n’y a qu’un homme parmi des millions pour être aussi heureux que moi. » Mais on apprend aussi que sa femme a traduit en français son essai De la vie, des textes allemands et anglais en russe, qu’elle a écrit une grammaire pour enfants ainsi que des contes – l’un d’eux intitulé La Petite Poupée-Squelette.

Mille et une mesquineries

La raison d’un tel plaidoyer est la querelle, très dure, autour du testament de l’écrivain. Tolstoï, déjà atteint par la maladie et éteint, s’est finalement soustrait à cette guerre par la fuite. Mais les mauvais esprits s’étaient sûrement ligués contre Tolstaïa. Vladimir Tschertkov, notamment, un propriétaire disciple de Tolstoï, exigeait depuis des années, en pharisien, qu’on observe strictement la doctrine, alimentant de plus en plus la tragédie du couple Tolstoï. Dans son texte autobiographique, Sofia élude le nom de Tschertkov en parlant de « cette personne », comme s’il s’agissait du diable. C’est qu’elle le soupçonnait d’encourager secrètement son mari à annuler un testament en faveur de sa femme. La suite montre que la méfiance était justifiée. Malgré la lecture systématique de Sénèque, de Marc Aurèle et d’Épictète destinée à l’apaiser, Sofia se laissa gagner par une irritation grandissante. Sa stratégie de défense reposait sur une série de petites mesquineries telles que la fouille de tous les bureaux, de tous les tiroirs et autres cachettes possibles. Elle épuisait l’entourage par son rabâchage obsessionnel. Elle-même en convient : « Les souffrances de mon pauvre cœur torturé me faisaient perdre la raison. » Lors­qu’elle accepta de consulter, les médecins de Moscou diagnostiquèrent un « début d’hystérie et de paranoïa ». Ce qu’elle craignait tant arriva : Tschertkov imposa une modification du testament qui faisait de lui l’exécuteur testamentaire de Tolstoï. Les deux hommes firent cela en secret, pour éviter les persécutions de Sofia, en juillet 1910, quelques semaines avant la mort de l’écrivain, dans une « atmosphère de conspiration », écrit-elle, « assis sur une souche d’arbre en forêt ». Par la suite, Tolstoï écrivit une lettre à son disciple où il lui faisait part de ses scrupules envers Sofia. Si l’on en croit le journal de Tolstoï, Tschertkov, surpris par l’inconstance de son maître, réagit avec « amertume ». Ces imbroglios de théâtre sont tout à fait du goût d’un auteur dramatique tel que l’Américain Jay Parini, poète et critique littéraire, mais aussi auteur d’un roman sur Walter Benjamin et biographe de John Steinbeck et de Robert Frost. Dans son livre, Une année dans la vie de Léon Tolstoï, il transforme ce matériau fascinant en un collage digne d’une pièce radiophonique où filtrent des extraits du journal intime et de la correspondance des personnes qui entouraient l’écrivain dans les derniers mois de sa vie (4). Sofia, sa fille Sascha, le médecin Makowitzki, le secrétaire Boulgakov. Léon Tolstoï prend lui-même la parole à travers des citations. L’alternance des différents monologues nous rapproche sans cesse du compte à rebours final.  À lui seul, le titre du livre en anglais, The Last Station (« La dernière étape »), suffit à montrer les ficelles grossières de l’histoire. Le livre de Parini ne donne aucune chance à la vérité historique qui repose sur la dynamique de la relation entre deux personnes dans la durée. À la place, on trouve une succession désordonnée de phrases à l’indicatif, des énoncés qui ne laissent aucune place au doute. Le roman constitue une matière à scénario idéale. Et il en fut, effectivement, tiré un film il y a peu, tourné dans la forêt de Thuringe (5). Christopher Plummer et Helen Mirren y interprètent le couple Tolstoï. Jay Parini semble satisfait : « Cela pourrait bien valoir un oscar. » En tout cas, il ne gagnera pas d’oscar pour son appréciation de la complexité des faits. Il fait l’apologie de Tolstoï comme d’une idole à révérer. Sa grande adversaire Sofia doit se contenter de figurer une petite-bourgeoise et une intrigante digne d’un roman de Balzac, tout juste bonne à répandre peur et effroi autour d’elle.

Deux profonds soupirs

Aucun livre au monde ne peut rendre compte de la situation inextricable où les Tolstoï s’étaient mis eux-mêmes. Parini désigne le sien comme un roman ; manifestement, ce n’était pas la vérité qui l’intéressait. Notamment parce qu’il est impossible de déterminer sur quel plan se situent les déclarations des monologues alternés du couple. Mélange de documents réels et de projections imaginaires, d’une langue d’ambiance colorée et d’une éloquence fondée sur le suspense – bref, de la littérature fantastique mûre pour l’écran. Jay Parini n’est pas à la hauteur du drame où culmine la Courte autobiographie de Sofia Tolstaïa. Celle-ci raconte en effet comment on finit par la laisser accéder au lit de mort de son mari, cédant à son insistance infatigable. « Qui sait ? », écrit-elle en proie à la méprise la plus totale, « me revoir aurait peut-être amélioré son état ». « Avec tendresse », elle lui murmure ensuite à l’oreille qu’elle a attendu une éternité devant la porte avant qu’on la laisse entrer. Chose qui aurait horrifié le mourant ou plutôt l’homme déjà mort, s’il avait pu les entendre. « Deux profonds soupirs me répondirent », écrit Sofia depuis un monde où personne ne peut plus la rejoindre. Depuis son lointain imaginaire. Ce texte est paru en novembre 2008. Il a été traduit par Hélène Thiérard.

Notes

1| Secte chrétienne russe dont les membres pratiquaient l’ablation partielle ou complète des organes génitaux chez l’homme, des seins et des lèvres pelviennes chez la femme, assimilés au fruit défendu du jardin d’Éden. (NdlR)

2| La guerre de Crimée opposa, entre 1854 et 1855, la Russie à une coalition regroupant l’Empire ottoman, la France, la Grande-Bretagne et le royaume de Sardaigne. Léon Tolstoï, Les récits de Sébastopol, Payot, 2005. (NdlR)

3| Léon Tolstoï, Qu’est-ce que l’art??, PUF, coll. « Quadrige », 2006. (NdlR)

4| Jay Parini, Une année dans la vie de Léon Tolstoï, Albin Michel, 2000. (NdlR)

5| La sortie est prévue pour cette année. (NdlR)

Pour aller plus loin

Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer, Gallimard, coll. « Folio classique », n° 622, 1974?; Journaux et carnets, 1847-1904, coll. Pléiade, Gallimard, coll. « Pléiade », 3 vol., 1979-1985.

Sophie Tolstoï, Journaux intimes. 1862-1900, Albin Michel, 2000.

Tatiana Tolstoï, Sur mon père, Allia, 2003.

Michel Aucouturier, Tolstoï, Seuil, 1997.

Marie Sémon, Les Femmes dans l’œuvre de Léon Tolstoï, Institut d’études slaves, coll. « Bibliothèque russe », 1984.

LE LIVRE
LE LIVRE

Une question de culpabilité de Sofia Tolstaïa, Editions Des Syrtes, 2010

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