Les mille et une vies de Nikola Tesla

Il a inventé le moteur à courant alternatif et la distribution par courant triphasé, ouvrant l’ère de l’électricité pour tous. Il a anticipé la radio, l’impression à distance et un « système télégraphique mondial » qui annonçait la société de l’information. Personnalité fragile, phobique, il fut aussi un marchand d’illusions.

 


© MP/Leemage

Nikola Tesla dans son laboratoire de Colorado Springs, en 1899. Ce photomontage a été réalisé à des fins promotionnelles.

Le roman de Christopher Priest Le Prestige et le film qu’en a tiré Christopher Nolan en 2006 ­racontent la rivalité de deux ­illusionnistes dans l’Angleterre victorienne. À un moment du récit, l’un des prestidigitateurs, afin de réaliser un numéro de disparition plus spectaculaire que celui de son concurrent, fait appel aux services de l’inventeur Nikola Tesla. Son apparition dans d’autres livres comme Moon Palace de Paul Auster ou Des éclairs de Jean Echenoz, dont il est le héros, ainsi que dans plusieurs films, a fait de ce savant né en 1856 une figure de la culture populaire. En hommage à ses réalisations, la ­société de fabrication de voitures électriques cofondée par Elon Musk a été baptisée Tesla Motors. En 1960, son nom avait également été choisi pour désigner l’unité d’intensité du champ magnétique. Et ses vues grandioses sur la transmission de l’énergie et la communication planétaire ont contribué à en faire un héros de la contre-culture, du mouvement de « l’énergie libre » (utopie technologique pseudoscientifique ­mâtinée de théorie de la conspiration) et de l’idéologie New Age. Qualifié par la presse de son temps de « sorcier » à l’instar de son rival ­Thomas Edison, cet ingénieur électricien d’origine serbe organisait, pour présenter les résultats de ses travaux, des sortes de numéros de music-hall. Était-il un génie, un illuminé ou un imposteur ? C'était en vérité à la fois un inventeur de génie, un visionnaire de la technologie, un prodigieux homme de spectacle, un mythomane victime de ses propres mystifications et un homme à la psychologie passablement troublée. La première biographie qui lui a été consacrée, écrite par le journaliste scientifique John J. O’Neill, qui était son ami, le décrit comme un surhomme doté de pouvoirs hors du commun. Elle est à l’origine d’une série de légendes qui seront souvent reprises sans examen dans les biographies postérieures, dont certaines sont totalement fantaisistes. D’autres suivront, mieux écrites et docu­mentées, mais rédigées par des auteurs spécialisés dans l’ésotérisme et les pseudo­sciences ou dont les connaissances scientifiques laissent à désirer. Avec Tesla: Inventor of the Electrical Age, W. Bernard Carlson, historien et sociologue des sciences et des techniques, a produit l’ouvrage qu’on attendait depuis des années : une biographie objective, critique et d’une impeccable solidité scientifique.   L’histoire qu’elle relate est celle d’une « spectaculaire ascension » suivie d’une « chute dramatique ». Né en ­Croatie, qui faisait alors partie de l’Empire austro-hongrois, Nikola ­Tesla, fasciné par l’électricité depuis l’enfance, s’est formé dans ce domaine à Graz, à Budapest puis à Paris, dans un laboratoire qu’y avait installé Thomas Edison. Peu à peu s’est précisée dans son esprit l’idée d’un moteur électrique (ou d’un générateur) utilisant, contrairement à la pratique la plus répandue, non pas du courant continu mais du courant alternatif, et dans lequel le champ ­magnétique tournant qui donnerait naissance au mouvement serait engendré, non dans la partie en rotation (le rotor) mais dans la partie immobile (le stator) (1). Engagé à New York par Thomas Edison, Tesla ne parvint ni à s’entendre avec cet homme très différent de lui, ni à le convaincre d’adopter son moteur. Dans la « guerre des courants » qui venait de s’amorcer aux États-Unis, Edison était un partisan inconditionnel du courant continu, qu’il défendait, en dépit de ses désavantages, en faisant valoir sa plus grande sûreté. Pour convaincre le ­public des dangers du courant alternatif, il avait même encouragé la première exécution d’un condamné à mort sur la chaise électrique, qui utilisait ce type de courant (2). Avec l’aide de l’expert en électricité Charles Peck et du juriste ­Alfred Brown, Tesla parvint à intéresser l’ingénieur et homme d’affaires George Westinghouse. L’obtention par ce dernier des contrats pour l'éclairage de la foire mondiale de Chicago, en 1893, puis pour les générateurs de la puissante centrale de production électrique des chutes du Niagara, consacra le triomphe du courant alternatif et établit la réputation d’inventeur de Tesla. Voilà qui aurait pu faire de lui un homme riche. Mais peu après, pour faire face à des difficultés financières, Westinghouse lui demanda de renoncer aux royalties sur la production de courant alternatif auxquelles son contrat lui donnait droit. Tesla accepta, dans un accès de générosité qu’il allait amèrement regretter plus tard. Bientôt installé dans le prestigieux hôtel Waldorf-Astoria de New York, où il allait habiter de longues années, ­dînant tous les soirs au fameux restaurant Delmonico’s, devenu une célébrité, ami de personnages publics comme l’écrivain Mark Twain, Tesla s’engagea dans une nouvelle entreprise qui allait l’occu­per la seconde partie de sa vie. Grâce à ses travaux sur le courant alternatif, il avait acquis une grande maîtrise dans la conception et la fabrication des transformateurs (3). Dès lors, ses efforts se concentrèrent sur la production d’électricité à très haute tension (jusqu’à plusieurs millions de volts) et à très haute fréquence. L’appareil qu’il ­inventa dans ce but est aujourd’hui connu sous le nom de bobine Tesla. Il s’agit d’un transformateur à deux, voire trois circuits de bobinage dans ses versions les plus puissantes, accordés par résonance. Une des premières applications qu’il étudia, soutenu dans cet effort par le millionnaire John ­Jacob Astor, concernait un procédé d’éclairage sans fil fonctionnant sur de courtes distances. Son véritable objectif était toutefois le développement de systèmes de transmission d’énergie et de communication à l’échelle planétaire, exploitant les propriétés de résonance de l’écorce terrestre. Pour en explorer la faisabilité, ­Tesla fit construire à Colorado Springs, à 1 800 mètres d’altitude dans les montagnes Rocheuses, un laboratoire pro­tégé de la curiosité des habitants par des pancartes de mise en garde (« Éloignez-vous. Grand danger »). Les courants qu’il y générait à l’aide de son transformateur géant étaient si puissants qu’il produisit de la foudre en boule (4) et fit un jour sauter la centrale électrique de la ville. Il affirmait y avoir détecté des signaux en provenance de la planète Mars et observé, à l’occasion d’un fort orage, une série d’ondes stationnaires se propageant dans la croûte terrestre (5). Dans un second temps, à l’aide des 150 000 dollars que lui avait alloués le banquier John Pierpont Morgan, Tesla fit édifier à Long Island, près de New York, un autre laboratoire, équipé d’une tour émettrice de très grande taille, la Wardenclyffe Tower. Mais le projet s’interrompit rapidement. Sollicité pour des financements supplémentaires, Morgan refusa sèchement. Entre-temps, l’Italien Guglielmo Marconi avait en effet réussi à transmettre un message à travers l’Atlantique à l’aide d’un procédé moins ambitieux, ironiquement basé sur une série de techniques mises au point par Tesla. Des phénomènes de spéculation boursière affectaient de surcroît le domaine de la communication sans fil, dissuadant Morgan de continuer à y investir.   Quant à la transmission d’énergie à distance, il s’avéra que, sous la forme envisagée, elle constituait une chimère. Pour quelle raison Tesla s’est-il fourvoyé sur ce point ? Bien que doté d’une formation scientifique solide, l’inventeur n’était pas en phase avec la science de son temps. « L’insistance de Tesla sur la nécessité d’un circuit complet à travers la Terre avec retour par l’atmosphère, fait remarquer Bernard Carlson, met en évidence l’enracinement de ses idées dans les pratiques d’ingénierie électrique et télégraphique du XIXe […] et non la théorie électromagnétique développée à la suite de Maxwell. » Refusant de souscrire à la loi de variation de la puissance du rayonnement en fonction de l’inverse du carré de la distance, Tesla défendait au sujet des ondes électromagnétiques des idées erronées, prétendant, contre Heinrich Hertz qui les avait mises en évidence, qu’elles se propageaient sous la forme d’ondes longitudinales, à la manière des ondes acoustiques – et non transversales, perpendiculaires à la direction de leur mouvement. Après que l’idée d’éther eut été abandonnée, il persistait à affirmer son existence. Lorsque Einstein formula sa théorie de la relativité générale, il la contesta, proposant sa propre théorie de la gravitation. Et il n’adhérait pas aux principes communément admis de la physique atomique et quantique. Mais l’explication tient surtout à ­l’allure singulière que prenait chez lui le processus de recherche et d’invention. Contrairement à Edison, infatigable expé­rimentateur qui passait ses jours et ses nuits dans son atelier, Tesla, aidé par une mémoire « photographique » phénoménale, était un esprit fondamentalement imaginatif chez qui l’essentiel du travail d’invention s’opérait sous forme mentale. Décrivant sa méthode, il affirmait  : « Je ne me précipite pas dans les travaux pratiques. Lorsque j’ai une idée, je commence tout de suite à l’élaborer dans mon imagination. Je modifie la structure, j’apporte des améliorations et je fais marcher l’appareil dans ma tête. » Une fois celui-ci réalisé, il « fonctionne comme je l’avais imaginé ». Cette approche s’appuyait sur des idées philosophiques combinant une conception idéaliste de la réalité et une vision matérialiste et mécaniste de ­l’esprit. À ses yeux, tout ce qui existait dans la nature ou qu’inventaient les hommes reposait sur un modèle ou un principe idéal, que l’esprit humain, fonctionnant comme un automate, pouvait appréhender. Il en voyait un exemple chez lui-même : « Mes idées sont toujours rationnelles, écrivait-il, parce que je suis un instrument de ­détection exceptionnellement précis. »   Cette confiance excessive dans ses propres facultés le conduisit dans une impasse. En violation de toutes les règles de la démarche scientifique, il finit par ne plus rechercher que des confirmations de ses idées plutôt que d’éprouver leur solidité en essayant d’en démontrer la fausseté. Lorsqu’il devint évident que la réalité ne se pliait pas à ses exigences, il sombra dans une profonde dépression. Pourquoi cherchait-il ainsi à imposer sa vision au réel ? Carlson met cette volonté en rapport avec sa personnalité instable et sa vie affective tourmentée : « Tesla cherchait à réordonner le monde comme un moyen de compenser le désordre qu’il ressentait en lui-même. [...] S’il parvenait à mettre en accord le monde avec les idéaux émanant de son esprit, il retrouverait une preuve que l’Univers a un sens. » Ce désordre dont parle Carlson se traduisait par des manifestations patho­logiques. Toute son existence, l’inventeur a été la proie d’une remarquable quantité de phobies, d’obsessions et de troubles mentaux. Fréquemment ­victime, dans son enfance, de cauchemars et d’hallucinations, il possédait une forme d’hypersensibilité le rendant apparemment capable de percevoir, souvent de façon douloureuse, des odeurs ténues ou d’imperceptibles vibrations. Compulsivement poussé à terminer tout ce qu’il entreprenait, il comptait systématiquement ses pas en marchant et ­calculait en centimètres cubes le volume de nourriture que contenait son assiette. Il éprouvait une violente aversion à l’égard des boucles d’oreilles, surtout celles qui étaient en perles, ­répugnait à serrer la main de ses interlocuteurs, n’aurait touché les cheveux de quelqu’un d’autre que « sous la menace d’un revolver » et exigeait des restaurants qu’il fréquentait de lui fournir dix-huit serviettes avec lesquelles il nettoyait soigneusement ses couverts avant de les utiliser. À la fin de sa vie, sa peur de la contagion par les germes était devenue telle qu’il ne se laissait pas approcher à moins d’un mètre. Les phobies de Tesla en faisaient « un improbable candidat à des relations intimes », écrit sa biographe Margaret Cheney. Grand, mince, doté d’une indéniable prestance et toujours habillé avec beaucoup d’élégance, il avait un grand succès auprès des femmes de la bonne société new-yorkaise, dont plusieurs, dit-on, étaient attirées par lui. Avec un certain nombre d’entre elles (dont la femme de John Jacob Astor, la sœur du président Theodore Roosevelt et la fille de J. P. Morgan), il développa des relations sociales et amicales. Mais il est toujours resté célibataire. À un journaliste qui lui demandait pourquoi, Tesla répondit que, contrairement à un artiste ou un écrivain, un inventeur ne pouvait envisager le mariage. En réalité, il était sans doute davantage attiré par les hommes que par les femmes. Jusqu’à quel point ? Fondées sur certaines anecdotes, des rumeurs ont circulé au sujet de son homosexualité supposée. Envers deux hommes au moins, il est certain qu’il a éprouvé un attachement allant au-delà de la simple amitié : Anthony Szigeti, un ancien condisciple devenu son collaborateur qui l’a suivi aux États-Unis, et Richmond Pearson Hobson, un officier de marine. Lorsque le premier l’a quitté pour développer ses propres inventions et que le second s’est marié, Tesla en a été douloureusement affecté.   Avec l’invention du moteur à courant alternatif et l’idée de distribuer l’électricité sous la forme de courant triphasé, affirme Carlson, Tesla est l’auteur de deux véritables « innovations de rupture » : « Les inventions de Tesla relatives au courant alternatif ont été déter­minantes pour faire de l’électricité un service pouvant être produit et distribué en masse. » Dans le cas de ses recherches sur la transmission d’énergie et d’information, son grand rêve a échoué, mais non sans produire une série de résultats dont d’autres se sont emparés et qui ont contribué à l’essor des télécommunications modernes : « La radio, la télévision et le téléphone portable emploient aujour­d’hui des dispositifs qui sont des variations sur les idées de Tesla au sujet du réglage des circuits pour les faire ­résonner à des fréquences particulières. » Sa formidable imagination technique a parallèlement donné naissance à plusieurs inventions jamais commercialisées : un nouveau type de générateur d’électri­cité fondé, non sur le mouvement rotatif, mais sur le va-et-vient très rapide d’un piston actionné par la vapeur ; un prototype de navire radiopiloté ; et une turbine révolutionnaire sans aubes, composée de disques très rapprochés mis en rotation grâce aux propriétés de viscosité du fluide et aux forces d’adhésion à leur surface. Certaines de ses idées sont restées à l’état théorique. C’est le cas d’un projet d’avion à décollage vertical annonçant, avec plusieurs dizaines d’années d’avance, quelques modèles d’aéronefs existant ­aujourd’hui, ainsi que de la fameuse arme à énergie dirigée (« rayon de la mort ») dont il se vantait d’avoir jeté les bases et qui a fait beaucoup pour sa légende. Comme les systèmes envisagés à la fin du xxe siècle dans le cadre de l’Initiative de défense stratégique (dite « guerre des étoiles »), cette arme était censée protéger tout pays attaqué par voie aérienne. Mais, contrairement à ceux-ci, son principe reposait sur des jets de minuscules particules de mercure accélérées à très grande vitesse et non sur l’émission d’un rayonnement. Compte tenu de la quantité d’énergie nécessaire, un tel système était irréalisable. Ce qui n’empêcha pas Tesla d’en faire la promotion auprès de la Société des Nations, du gouvernement britannique et des autorités de l’Union soviétique. Inquiet des suites de ces ­démarches, le FBI fit saisir ses papiers à sa mort. Au terme de son enquête, l’expert chargé de les examiner ne put que déclarer qu’il n’existait à son avis parmi les documents et possessions de l’inventeur rien qui fût de nature à « constituer un risque entre des mains inamicales ».   Présenter Tesla comme « l’inventeur du XXe siècle » n’a guère de sens. Ce qu’il n’a pas personnellement inventé, il l’a cependant souvent anticipé. Pressentant les formidables potentialités de l’électricité, il annonçait son utilisation prochaine pour le chauffage domestique et la cuisine. Il la voyait révolutionner l’industrie, de la production d’acier et d’aluminium à la synthèse d’engrais azoté. Parmi les procédés utilisables pour la produire, il envisageait les énergies éolienne, solaire, géothermique et hydroélectrique. Mais c’est dans le domaine des télécommunications que sa prescience nous apparaît rétrospectivement le plus étonnante. Des installations capables de transmettre des messages « jusque dans les régions les plus reculées du monde », des récepteurs à même d’imprimer le journal à domicile et d’autres « très bon marché, pas plus grands qu’une montre, permettant d’écouter de partout, sur terre ou en mer, un discours prononcé ou un air de musique joué ailleurs, quelle que soit la distance »… Le « système télégraphique mondial » qu’il décrit dans une lettre à J. P. Morgan, c’est la société de l’information globale telle que nous la connaissons. « Tesla, observe Carlson, ne pensait certainement pas aux ordinateurs et à leurs programmes, ni au procédé de commutation par paquet nécessaire pour créer le World Wide Web. » Mais, si la technologie est différente, l’idée fondamentale de collecter et disséminer toutes les informations à travers le monde était bien la même. Comme le déclarait un des pionniers de la technique du radar, Émile Girardeau, à propos des idées avancées par Tesla en 1917 sur la détection à distance d’objets en mouvement, dont il reconnaissait s’être inspiré : « [Tesla] prophétisait ou rêvait, parce qu’il n’avait pas à ses dispositions les moyens de réaliser ses intentions, mais il faut ajouter que s’il rêvait, à tout le moins il rêvait correctement. » Pour séduire les investisseurs dans le cadre d’une très moderne stratégie d’exploitation de ses inventions en trois phases (breveter, promouvoir, vendre), Tesla s’est transformé en fabricant d’illu­sions. Les mises en scène auxquelles il se livrait attiraient les foules. Pour éblouir son public, il n’hésitait pas à faire passer par son corps des courants de plusieurs centaines de milliers de volts. Si élevée que fût cette tension, il savait qu’il pouvait la subir en relative impunité à condition que l’intensité (l’ampérage) demeure très faible. De plus, lorsqu’il est produit à des fréquences très élevées comme celles qu’il utilisait, le courant a tendance à circuler à la surface des conducteurs sans y pénétrer. Pour impressionner le public, Tesla recourait aussi à des photos truquées à double exposition, comme cette image célèbre qui le montre assis sur une chaise en train de lire paisiblement, entouré de gigantesques éclairs. Dans ses écrits et ses entretiens réguliers avec les journalistes, il décrivait ses inventions et la manière dont elles allaient améliorer le sort de l’humanité en termes hyperboliques. Prenant ­régulièrement des « bains d’électricité » afin de se maintenir en forme, pour combattre la dépression dans laquelle il était tombé à la suite de l’incendie de son laboratoire de New York, il s’était administré de puissantes décharges. Il prédisait donc à l’électricité de merveilleuses applications médicales. On l’a aussi entendu se vanter de pouvoir réduire en poudre, à l’aide d’un oscillateur de taille assez réduite pour entrer dans une poche, l’Empire State Building et le pont de Brooklyn, et à une occasion il a soutenu qu’un de ses dispositifs était suffisamment puissant pour fissurer l’écorce terrestre et, au bout de quelques mois, fendre la Terre en deux.   Tesla a terminé sa vie dans des difficultés financières croissantes, passant d’un hôtel à un autre quand il se révélait incapable de payer ses factures. Au cours de ses dernières années, il ­développa une curieuse passion pour les pigeons, qu’il hébergeait et soignait dans sa chambre lorsqu’ils étaient ­malades. La mort d’un pigeon blanc qu’il affectionnait particulièrement lui infligea un terrible chagrin. Mangeant de moins en moins et physiquement diminué après un accident, il est mort assez isolé et sans le sou à l’âge de 86 ans, sans avoir jamais cessé d’être célèbre : deux mille personnes assistèrent à son enterrement en 1943 à New York. Avec le temps, on l’oublia progressivement. Dans les livres d’histoire publiés durant la Guerre froide, il n’est pas mis à l’honneur. « Contrairement à Thomas Edison ou aux frères Wright, fait observer Carlson, Tesla n’était pas né aux États-Unis et ne pouvait pas servir d’emblème à “l’ingéniosité yankee”, ce concept populaire selon lequel les Américains sont par nature des esprits pratiques et des individus créatifs sur le plan technique. » Et contrairement à Henry Ford, inventeur de l’auto­mobile individuelle, on ne le percevait pas non plus comme étant à l’origine directe d’un produit de grande consommation. Aujourd’hui, on le redécouvre. Pour se faire une idée de sa personnalité étrange, a-t-il été suggéré, le mieux est de commencer par David Bowie, qui l’incarne à l’écran. Peut-être. Mais, pour donner la mesure de l’homme et rendre justice à ce qu’il a accompli, un livre ­savant de 500 pages n’est pas de trop.   — Cet article a été écrit pour Books par Michel André. Né et vivant en Belgique, ce philosophe de formation a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Il a publié en 2008 Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan).

Notes

1. Un même dispositif peut fonctionner dans un sens comme moteur, produisant du mouvement à partir d’électricité, et dans l’autre comme générateur, produisant de l’électricité à partir du mouvement.

2. L’histoire de la guerre des courants a notamment été racontée par l’historienne Jill Jonnes dans Empire of Light (2004). Voir aussi Mark Essig, Edison and the Electric Chair (2005).

3. L’un des grands avantages du courant alternatif est qu’il peut être aisément transformé. Il est donc possible de le transporter, très efficacement, à des tensions élevées puis de l’utiliser à des tensions plus basses et moins dangereuses.

4. Un phénomène aujourd’hui encore mal compris relevant sans doute de la physique des plasmas.

5. W. Bernard Carlson émet l’hypothèse qu’il s’agissait de ces ondes circulant dans la « cavité Schumann », comprise entre l’ionosphère et la surface terrestre,
et qu’on exploite aujourd’hui pour communiquer avec les sous-marins en plongée.

 

Pour aller plus loin

Pour aller plus loin :

Nikola Tesla, l’homme qui a éclairé le monde, de Margaret Cheney (Un infini cercle bleu, 2010). Traduite de l’américain, cette biographie est une bonne introduction à la vie et à l’œuvre de Tesla.

L’Homme qui inventa le vingtième siècle : Nikola Tesla, le génie oublié de l’électricité, de Robert Lomas (Un infini cercle bleu, 2014). Dans cette deuxième biographie, l’auteur s’appuie sur de nombreux docu- ments inédits, notamment les archives déclassifiées du FBI.

Les Trois Fantômes de Tesla, de Guilhem et Richard Marazano (Le Lombard, 2016). Dans cette bande dessinée, le destin de Nikola Tesla est le point de départ d’une uchronie sombre et fantastique.

LE LIVRE
LE LIVRE

Tesla: Inventor of the Electric Age de W. Bernard Carlson, Princeton University Press, 2005

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