Inattendu
Temps de lecture 5 min

Montesquieu et Machiavel débattent de l’état d’urgence


Les députés ont voté aujourd’hui la constitutionnalisation de l’état d’urgence. Qu’en auraient pensé Machiavel et Montesquieu ? Si l’on en croit ce dialogue, imaginé par le journaliste Maurice Joly, le grand philosophe politique de la Renaissance et le grand philosophe politique des Lumières avaient anticipé le débat, à leur manière. Le premier expose ici comment la sécurité de l’Etat vaut bien quelques entorses aux libertés individuelles, au grand effroi du second. Cette discussion, tirée du Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu, n’a pas pris une ride.

 

Montesquieu

J’ai dit que vous avez du génie ; il en faut, vraiment, d’une certaine sorte, pour concevoir et exécuter tant de choses. Je comprends maintenant l’apologue du dieu Vishnou ; vous avez cent bras comme l’idole indienne, et chacun de vos doigts touche un ressort. De même que vous touchez tout, pourrez-vous aussi tout voir ?

Machiavel

Oui, car je ferai de la police une institution si vaste qu’au cœur de mon royaume, la moitié des hommes verra l’autre. Me permettez-vous quelques détails sur l’organisation de ma police ?

Montesquieu

Faites.

Machiavel

Je commencerai par créer un ministère de la police, qui sera le plus important de mes ministères et qui centralisera, tant pour l’extérieur que pour l’intérieur, les nombreux services dont je doterai cette partie de mon administration.

Montesquieu

Mais si vous faites cela, vos sujets verront immédiatement qu’ils sont enveloppés dans un effroyable réseau.

C'est gratuit !

Recevez chaque jour la Booksletter, l’actualité par les livres.

Machiavel

Si ce ministère déplaît, je l’abolirai et je l’appellerai, si vous voulez, ministère d’État. J’organiserai d’ailleurs dans les autres ministères des services correspondants, dont la plus grande partie sera fondue, sans bruit, dans ce que vous appelez aujourd’hui ministère de l’intérieur et ministère des affaires étrangères. Vous entendez parfaitement qu’ici je ne m’occupe point de diplomatie, mais uniquement des moyens propres à assurer ma sécurité contre les factions, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Eh bien, croyez-le, sous ce rapport, je trouverai la plupart des monarques à peu près dans la même situation que moi, c’est-à-dire très disposés à seconder mes vues, qui consisteraient à créer des services de police internationale dans l’intérêt d’une sûreté réciproque. Si, comme je n’en doute guère, je parvenais à atteindre ce résultat, voici quelques-unes des formes sous lesquelles se produirait ma police à l’extérieur : hommes de plaisirs et de bonne compagnie dans les cours étrangères, pour avoir l’œil sur les intrigues des princes et des prétendants exilés, révolutionnaires proscrits dont, à prix d’argent, je ne désespérerais pas d’amener quelques-uns à me servir d’agents de transmission à l’égard des menées de la démagogie ténébreuse ; établissement de journaux politiques dans les grandes capitales, imprimeurs et libraires placés dans les mêmes conditions et secrètement subventionnés pour suivre de plus près, par la presse, le mouvement de la pensée.

Montesquieu

Ce n’est plus contre les factions de votre royaume, c’est contre l’âme même de l’humanité que vous finirez par conspirer.

Machiavel

Vous le savez, je ne m’effraie pas beaucoup des grands mots. Je veux que tout homme politique, qui voudra aller cabaler à l’étranger, puisse être observé, signalé de distance en distance, jusqu’à son retour dans mon royaume, où on l’incarcérera bel et bien pour qu’il ne soit pas en mesure de recommencer. Pour avoir mieux en main le fil des intrigues révolutionnaires, je rêve une combinaison qui serait, je crois, assez habile.

Montesquieu

Et quoi donc, grand Dieu !

Machiavel

Je voudrais avoir un prince de ma maison, assis sur les marches de mon trône, qui jouerait au mécontent. Sa mission consisterait à se poser en libéral, en détracteur de mon gouvernement et à rallier ainsi, pour les observer de plus près, ceux qui, dans les rangs les plus élevés de mon royaume, pourraient faire un peu de démagogie. À cheval sur les intrigues intérieures et extérieures, le prince auquel je confierais cette mission ferait ainsi jouer un jeu de dupe à ceux qui ne seraient pas dans le secret de la comédie.

Montesquieu

Quoi ! C’est à un prince de votre maison que vous confieriez des attributions que vous classez vous-même dans la police ?

Machiavel

Et pourquoi non ? Je connais des princes régnants qui, dans l’exil, ont été attachés à la police secrète de certains cabinets.

Montesquieu

Si je continue à vous écouter, Machiavel, c’est pour avoir le dernier mot de cette effroyable gageure.

Machiavel

Ne vous indignez pas, monsieur de Montesquieu ; dans l’Esprit des lois, vous m’avez appelé grand homme.

Montesquieu

Vous me le faites expier chèrement ; c’est pour ma punition que je vous écoute. Passez le plus vite que vous pourrez sur tant de détails sinistres.

Machiavel

À l’intérieur, je suis obligé de rétablir le cabinet noir.

Montesquieu

Rétablissez.

Machiavel

Vos meilleurs rois en faisaient usage. Il ne faut pas que le secret des lettres puisse servir à couvrir des complots.

Montesquieu

C’est là ce qui vous fait trembler, je le comprends.

Machiavel

Vous vous trompez, car il y aura des complots sous mon règne : il faut qu’il y en ait.

Montesquieu

Qu’est-ce encore ?

Machiavel

Il y aura peut-être des complots vrais, je n’en réponds pas ; mais à coup sûr il y aura des complots simulés. À de certains moments, ce peut être un excellent moyen pour exciter la sympathie du peuple en faveur du prince, lorsque sa popularité décroît. En intimidant l’esprit public on obtient, au besoin, par là, les mesures de rigueur que l’on veut, ou l’on maintient celles qui existent. Les fausses conspirations, dont, bien entendu il ne faut user qu’avec la plus grande mesure, ont encore un autre avantage : c’est qu’elles permettent de découvrir les complots réels, en donnant lieu à des perquisitions qui conduisent à rechercher partout la trace de ce qu’on soupçonne.

Rien n’est plus précieux que la vie du souverain : il faut qu’elle soit environnée d’innombrables garanties, c’est-à-dire d’innombrables agents, mais il est nécessaire en même temps que cette milice secrète soit assez habilement dissimulée pour que le souverain n’ait pas l’air d’avoir peur quand il se montre en public. On m’a dit qu’en Europe les précautions à cet égard étaient tellement perfectionnées qu’un prince qui sort dans les rues, pouvait avoir l’air d’un simple particulier, qui se promène, sans garde, dans la foule, alors qu’il est environné de deux ou trois mille protecteurs.

J’entends, du reste, que ma police soit parsemée dans tous les rangs de la société. Il n’y aura pas de conciliabule, pas de comité, pas de salon, pas de foyer intime où il ne se trouve une oreille pour recueillir ce qui se dit en tout lieu, à toute heure. Hélas, pour ceux qui ont manié le pouvoir, c’est un phénomène étonnant que la facilité avec laquelle les hommes se font les délateurs les uns des autres. Ce qui est plus étonnant encore, c’est la faculté d’observation et d’analyse qui se développe chez ceux qui font état de la police politique ; vous n’avez aucune idée de leurs ruses, de leurs déguisements, de leurs instincts, de la passion qu’ils apportent dans leurs recherches, de leur patience, de leur impénétrabilité ; il y a des hommes de tous les rangs qui font ce métier, comment vous dirai-je ?, par une sorte d’amour de l’art.

Montesquieu

Ah ! tirez le rideau !

Machiavel

Oui, car il y a là, dans les bas-fonds, du pouvoir, des secrets qui terrifient le regard. Je vous épargne de plus sombres choses que vous n’en avez entendues. Avec le système que j’organiserai, je serai si complètement renseigné, que je pourrai tolérer même des agissements coupables, parce qu’à chaque minute du jour j’aurai le pouvoir de les arrêter.

Montesquieu

Les tolérer, et pourquoi ?

Machiavel

Parce que dans les États européens le monarque absolu ne doit pas indiscrètement user de la force ; parce qu’il y a toujours, dans le fond de la société, des activités souterraines sur lesquelles on ne peut rien quand elles ne se formulent pas ; parce qu’il faut éviter avec grand soin d’alarmer l’opinion sur la sécurité du pouvoir ; parce que les partis se contentent de murmures, de taquineries inoffensives, quand ils sont réduits à l’impuissance et que prétendre désarmer jusqu’à leur mauvaise humeur, serait une folie. On les entendra donc se plaindre, çà et là, dans les journaux, dans les livres ; ils essaieront des allusions contre le gouvernement dans quelques discours ou dans quelques plaidoyers ; ils feront, sous divers prétextes, quelques petites manifestations d’existence ; tout cela sera bien timide, je vous le jure, et le public s’il en est informé, ne sera guère tenté que d’en rire. On me trouvera bien bon de supporter cela, je passerai pour trop débonnaire ; voilà pourquoi je tolérerai ce qui, bien entendu, me paraîtra pouvoir l’être sans aucun danger : je ne veux pas même que l’on puisse dire que mon gouvernement est ombrageux.

Montesquieu

Ce langage me rappelle que vous avez laissé une lacune, et une lacune fort grave, dans vos décrets.

Machiavel

Laquelle ?

Montesquieu

Vous n’avez pas touché à la liberté individuelle.

Machiavel

Je n’y toucherai pas.

Montesquieu

Le croyez-vous ? Si vous vous êtes réservé la faculté de tolérer, vous vous êtes principalement réservé le droit d’empêcher tout ce qui vous paraîtrait dangereux. Si l’intérêt de l’État, ou même un soin un peu pressant, exige qu’un homme soit arrêté, à la minute même, dans votre royaume, comment pourra-t-on le faire s’il y a dans la législation quelque loi d’habeas corpus ; si l’arrestation individuelle est précédée de certaines formalités, de certaines garanties ? Pendant qu’on y procédera, le temps se passera.

Machiavel

Permettez ; si je respecte la liberté individuelle, je ne m’interdis pas à cet égard quelques modifications utiles à l’organisation judiciaire.

Montesquieu

Je le savais bien.

Machiavel

Oh ! ne triomphez pas, ce sera la chose la plus simple du monde. Qui est-ce qui statue en général sur la liberté individuelle, dans vos États parlementaires ?

Montesquieu

C’est un conseil de magistrats, dont le nombre et l’indépendance sont la garantie des justiciables.

Machiavel

C’est une organisation à coup sûr vicieuse, car, comment voulez-vous qu’avec la lenteur des délibérations d’un conseil, la justice puisse avoir la rapidité d’appréhension nécessaire sur les malfaiteurs ?

Montesquieu

Quels malfaiteurs ?

Machiavel

Je parle des gens qui commettent des meurtres, des vols, des crimes et des délits justiciables du droit commun. Il faut donner à cette juridiction l’unité d’action qui lui est nécessaire : je remplace votre conseil par un magistrat unique, chargé de statuer sur l’arrestation des malfaiteurs.

Montesquieu

Mais il ne s’agit pas ici de malfaiteurs ; à l’aide de cette disposition, vous menacez la liberté de tous les citoyens ; faites au moins une distinction sur le titre de l’accusation.

Machiavel

C’est justement ce que je ne veux pas faire. Est-ce que celui qui entreprend quelque chose contre le gouvernement n’est pas autant et plus coupable que celui qui commet un crime ou un délit ordinaire ? La passion ou la misère atténuent bien des fautes, mais qu’est-ce qui force les gens à s’occuper de politique ? Aussi je ne veux plus de distinction entre les délits de droit commun et les délits politiques. Où donc, les gouvernements modernes ont-ils l’esprit, d’élever des espèces de tribunes criminelles à leurs détracteurs ? Dans mon royaume, le journaliste insolent sera confondu, dans les prisons, avec le simple larron et comparaîtra, à côté de lui, devant la juridiction correctionnelle. Le conspirateur s’assiéra devant le jury criminel, côte à côte avec le faussaire, avec le meurtrier. C’est là une excellente modification législative, remarquez-le, car l’opinion publique, en voyant traiter le conspirateur à l’égal du malfaiteur ordinaire, finira par confondre les deux genres dans le même mépris.

Montesquieu

Vous ruinez la base même du sens moral ; mais que vous importe ? Ce qui m’étonne, c’est que vous conserviez un jury criminel.

Machiavel

Dans les États centralisés comme le mien, ce sont les fonctionnaires publics qui désignent les membres du jury. En matière de simple délit politique, mon ministre de la justice pourra toujours, quand il le faudra, composer la chambre des juges appelés à en connaître.

Montesquieu

Votre législation intérieure est irréprochable ; il est temps de passer à d’autres objets.

LE LIVRE
LE LIVRE

Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu de Maurice Joly, Allia, 2015

SUR LE MÊME THÈME

Inattendu Se reproduire sans sexe
Inattendu États-Unis : les fiascos de l’impeachment
Inattendu Manger un steak, c’est classe

Dans le magazine
BOOKS n°123

DOSSIER

Faut-il restituer l'art africain ?

Edito

Une idée iconoclaste

par Olivier Postel-Vinay

Chemin de traverse

13 faits & idées à glaner dans ce numéro

Chronique

Feu sur la bêtise !

par Cécile Guilbert

Voir le sommaire