Classiques
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Ôde aux vieilles bibliothèques


Pour la première Nuit de la lecture, samedi 14 janvier, de nombreuses bibliothèques et librairies resteront ouvertes tard dans la soirée. Existe-t-il plus agréable plaisir que de fureter dans les rayonnages à l’heure où les souris en deviennent maîtresses ? Le jeune Jules, héros de la nouvelle de Rodolphe Töppfer « La bibliothèque de mon oncle », en profite pleinement. Il y découvre les délices de la lecture partagée avec les rongeurs.

Cette chambre était une succursale de la bibliothèque de mon oncle, pour lors absent ; un réduit poudreux, garni alentour de bouquins. Au milieu, une machine électrique délabrée, quelques tiroirs de minéraux ; vers la lucarne, une antique bergère. À cause des livres, on tenait cette chambre toujours fermée, pour que je n’y pénétrasse point. Quand M. Ratin en parlait, c’était mystérieusement, et comme d’un lieu suspect. Sous ce rapport, l’accident servait merveilleusement ma curiosité.

Je voulus faire de la physique ; mais, la machine ne jouant pas, je m’occupai de minéralogie ; après quoi, je revins à l’in-folio. Le rat y avait travaillé en grand ; sur le titre on ne lisait plus que Dictio… Dictionnaire ! pensai-je, voici un livre peu dangereux. Dictionnaire de quoi ?… J’entr’ouvris le volume. Il y avait un nom de femme au haut de la page ; au-dessous, du grimoire mêlé de latin ; en bas, des notes. Il s’agissait d’amour.

Pour le coup, je fus bien étonné. Dans un dictionnaire ! qui l’aurait jamais cru ? De l’amour dans un dictionnaire ! Je n’en revenais pas. Mais les in-folio sont pesants ; j’allai donc m’établir dans la bergère, près de la lucarne, assez indifférent pour le quart d’heure au magnifique paysage qu’elle encadrait.

Ce nom, c’était Héloïse. Elle était femme, et elle écrivait en latin ; elle était abbesse, et elle avait un amant ! Mes idées étaient bouleversées par des anomalies si étranges. Une femme aimer en latin ! Une abbesse avoir un amant ! Je reconnus que j’avais affaire à un très-mauvais livre, et l’idée qu’un dictionnaire pût se permettre des histoires semblables atténuait mon antique estime pour cette espèce d’ouvrages, d’ordinaire si respectables. C’était comme si M. Ratin, mon maître, comme si Mentor se fût mis tout à coup à chanter le vin et l’amour, l’amour et le vin.

Je ne posai pourtant point le livre, comme j’aurais dû le faire ; mais au contraire, alléché par ces premières données, je lus l’article, et, toujours plus alléché, je lus les notes, je lus le latin. Il y avait des choses singulières, d’autres touchantes, d’autres mystérieuses ; mais une partie de l’histoire manquait. Aussi je n’étais plus tant pour le rat, et il me semblait que la cause du chat fût, à quelques égards, bien soutenable.

Dans les volumes tronqués, c’est toujours ce qui manque qui semble le plus désirable à connaître. Les lacunes piquent la curiosité, mieux que les pages ne la satisfont. J’ai rarement la tentation d’ouvrir un volume ; je défais toujours les cornets pour les lire. Aussi trouvé-je que, pour un auteur, finir chez l’épicier, c’est moins triste que de languir chez le libraire.

Héloïse vivait au moyen âge. C’était un temps que je me figurais tout de couvents, de cellules, de cloches, avec de jolies nonnes, des moines barbus, et des sites boisés planant sur des lacs et des vallées ; témoin Pommiers et son abbaye, au pied du mont Salève. En fait de moyen âge, je ne sortais pas de là.

Cette jeune fille était la nièce d’un chanoine ; belle et pieuse enfant, charmante à mes yeux autant par ses attraits naturels que par l’habit de religieuse sous lequel je me la représentais. J’avais vu à Chambéry des sœurs du Sacré-Cœur, et sur ce modèle je façonnais toutes les nonnes, toutes les religieuses, et, au besoin, jusqu’à la papesse Jeanne.

Dans le temps qu’Héloïse, au sein d’une retraite profonde, s’embellissait de grâces pudiques et d’attraits ignorés, on ne parlait en tous lieux que d’un illustre docteur nommé Abeilard. Il était jeune et sage, d’un vaste savoir et d’une intelligence hardie. Sa figure attachait autant que ses paroles ; sa beauté égalait sa gloire, et devant sa renommée avait pâli celle de tous les autres. Abeilard disputait, dans les écoles, sur les questions qui s’agitaient alors ; et, dans ces tournois, il avait terrassé tous ses adversaires sous les yeux de la foule, sous les yeux des femmes qui se pressaient dans l’amphithéâtre, attentives aux grâces du bel athlète.

Parmi cette foule se trouvait la nièce du chanoine. Cette fille, distinguée d’esprit, ardente de cœur, écoutait avec trouble. Les yeux attachés sur le jeune homme, elle dévorait ses paroles, elle suivait ses gestes, elle combattait avec lui, elle terrassait avec lui, elle s’enivrait de ses triomphes ; et, sans le savoir, elle s’abreuvait à longs traits d’un ardent et impérissable amour. C’est la science qu’elle croyait aimer : aussi son oncle, charmé de cultiver d’heureux dons, appelait auprès d’elle Abeilard pour la guider et pour l’instruire… Heureux amants ! chanoine insensé ! …

Ici commençait le travail du rat.

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Je passai au revers ; mais que tout était changé !

Héloïse avait pris le voile… J’en fus ému, car je l’aimais, je partageais son ivresse, et, belle que je me la figurais déjà, je la vis alors plus belle de tristesse, plus jeune sous les antiques arceaux du cloître d’Argenteuil, plus touchante succombant à ses douleurs jusqu’au pied des autels… Le livre relatait le tout dans un gothique langage ; de ses pages antiques s’échappait comme un parfum de vétusté, en telle sorte que la vive impression du passé mariait son charme à la fraîcheur juvénile de mes sentiments.

Cachée dans ce monastère, Héloïse s’efforçait d’éteindre aux eaux de la piété des feux brûlants encore ; mais la religion, impuissante à guérir cette âme malade, ajoutait à ses tourments. La tristesse, les regrets amers, les remords, un insurmontable amour, dévoraient les journées de cette pâle recluse ; ses yeux se mouillaient de larmes : elle pleurait Abeilard absent, les jours de sa gloire et ceux de son bonheur. Femme coupable, mais bien touchante ! Belle et tendre pécheresse, dont l’infortune colore d’un charme poétique tout cet âge lointain !

« Abeilard, traduisais-je avec émotion d’une lettre où Héloïse demande des forces à son amant, Abeilard, que de combats pour ramener un cœur aussi perdu que le mien ! combien de fois se repentir, pour retomber encore ; vaincre, pour être ensuite vaincue ; abjurer, pour reprendre, pour ressaisir avec une nouvelle ivresse…

« Temps fortunés ! doux souvenirs où se brise ma force, où s’éteint mon courage !… Quelquefois je verse avec délices les larmes de la pénitence, je me prosterne devant le trône de Dieu, la grâce victorieuse est près de descendre dans mon cœur… puis… votre image m’apparaît, Abeilard… Je veux l’écarter, elle me poursuit ; elle m’arrache à ce calme où j’allais entrer, elle me replonge dans ce tourment que j’adore en l’abhorrant… Charme invincible ! lutte éternelle et sans victoire ! Soit que je pleure sur les tombeaux, soit que je prie dans ma cellule, soit que j’erre sous la nuit de ces ombrages, elle est là, toujours là, qui plaît seule à mes yeux, qui les baigne de pleurs, qui jette le trouble et le remords dans mon âme !… Que si j’entends chanter l’hymne saint, si l’encens s’élève vers la nef, si l’orgue remplit de ses sons l’enceinte sacrée, si le silence y règne… elle encore, toujours elle, qui trouble ce silence, qui détruit cette pompe, qui m’appelle, qui m’entraîne hors des parvis. Ainsi votre Héloïse, au milieu de ces vierges paisibles que Dieu a reçues dans son port, demeure coupable, battue des orages, noyée dans une mer de passions ardentes et profanes… »

Après que j’eus savouré le puissant attrait de ces lignes mélancoliques, je me portai vers Abeilard. Où le retrouverai-je ? Hélas ! l’orage avait grondé sur sa tête ; lui, si brillant naguère, je le retrouvai déchu, proscrit, fuyant de retraite en retraite, et dérobant ses misérables jours aux fureurs de l’envie et de la persécution : les saints le dénonçaient, les moines lui donnaient du poison, les conciles brûlaient ses livres… Abreuvé d’amertume, il s’enfuit dans un lieu sauvage.

« Dans mes jours heureux, écrit-il lui-même, dans mes jours heureux, j’avais visité une solitude ignorée des mortels, habitée des bêtes fauves, où ne s’entendait que le cri rauque des oiseaux de proie. Je m’y réfugiai. Avec des roseaux je bâtis un oratoire que je couvris de chaume ; et, m’efforçant d’oublier Héloïse, je cherchais la paix dans le sein de Dieu… »

Je fis une pause dans ce désert, que la lettre d’Abeilard met comme sous les yeux, admirant l’étrangeté de ces antiques aventures, le mouvement passionné de ces vies, ce poétique assemblage d’amour et de dévotion, de gloire et d’amertume. Et comme il arrive, quand le cœur est amorcé et l’imagination séduite, j’oubliais les malheurs de ces deux infortunés, pour ne me souvenir plus que de cette ardente et mutuelle tendresse à laquelle je portais envie.

Après que j’eus savouré le puissant attrait de ces lignes mélancoliques, je me portai vers Abeilard. Où le retrouverai-je ? Hélas ! l’orage avait grondé sur sa tête ; lui, si brillant naguère, je le retrouvai déchu, proscrit, fuyant de retraite en retraite, et dérobant ses misérables jours aux fureurs de l’envie et de la persécution : les saints le dénonçaient, les moines lui donnaient du poison, les conciles brûlaient ses livres… Abreuvé d’amertume, il s’enfuit dans un lieu sauvage.

« Dans mes jours heureux, écrit-il lui-même, dans mes jours heureux, j’avais visité une solitude ignorée des mortels, habitée des bêtes fauves, où ne s’entendait que le cri rauque des oiseaux de proie. Je m’y réfugiai. Avec des roseaux je bâtis un oratoire que je couvris de chaume ; et, m’efforçant d’oublier Héloïse, je cherchais la paix dans le sein de Dieu… »

Je fis une pause dans ce désert, que la lettre d’Abeilard met comme sous les yeux, admirant l’étrangeté de ces antiques aventures, le mouvement passionné de ces vies, ce poétique assemblage d’amour et de dévotion, de gloire et d’amertume. Et comme il arrive, quand le cœur est amorcé et l’imagination séduite, j’oubliais les malheurs de ces deux infortunés, pour ne me souvenir plus que de cette ardente et mutuelle tendresse à laquelle je portais envie.

Abeilard priait dans cet asile sauvage ; ailleurs on regrettait sa voix puissante, on plaignait ses malheurs, et la renommée de sa fuite soudaine préoccupait la publique attente. Mais la ferveur et l’amitié avaient retrouvé sa trace ; quelques pèlerins, d’anciens disciples, arrivaient jusqu’à lui ; bientôt la foule, chargée de riches offrandes, prenait la route du désert. De ces dons Abeilard avait bâti la belle abbaye du Paraclet, sur la place même où s’élevait naguère l’oratoire de chaume, lorsqu’il apprit que les moines de Saint-Denis, s’emparant du monastère d’Argenteuil, en avaient chassé les religieuses. Aussitôt, se dépouillant de son asile, il y appela sa chère Héloïse.

La jeune abbesse y vint avec ses compagnes. Devant elle s’était retiré Abeilard ; et l’abbaye de Saint-Gildas de Ruys, dans le diocèse de Vannes, abritait sa triste destinée.

Cette abbaye s’élève sur un rocher sans cesse battu des flots de la mer. Nulle forêt, nulle prairie ne s’y voit alentour, mais seulement une vaste plaine, où gisent sur un terreau stérile quelques pierres éparses. L’escarpement des rives, en mettant à nu des rocs déchirés, forme comme une ligne blanchâtre qui seule varie le morne aspect de cette contrée. De sa cellule, le solitaire voit la longue ligne s’enfoncer avec les golfes, reparaître aux promontoires, ceindre les côtes lointaines, et se perdre dans l’immense horizon.

Cette affreuse terre ne fut point trop triste pour Abeilard : son âme était plus triste encore. Toute joie y était tarie ; les fumées de la gloire s’en étaient envolées ; l’image même d’Héloïse n’y restait empreinte que pour y nourrir un regret amer, un repentir sombre. Cependant, au sein d’une solitude dont aucun bruit du monde ne variait la lugubre uniformité, l’illustre pénitent, ramené sans cesse sur lui-même, repassait les égarements de sa vie ; il sondait à loisir le vide de la gloire, la vanité des plaisirs ; il se pénétrait de plus en plus du néant des choses humaines ; puis, ému pour Héloïse, dont l’impénitence se dévoilait dans des lettres brûlantes, il retrouvait quelque pieuse ardeur ; un saint effroi relevait son courage, ranimait ses forces éteintes. C’est alors que cet homme, grand autant qu’infortuné, entreprend la difficile tâche d’épurer son âme, de briser les liens qui l’enchaînent encore à la terre, de tendre vers les célestes demeures, et d’y entraîner après lui son amante. C’est alors qu’il écrit cette fameuse lettre où, vainqueur enfin de cette lutte opiniâtre, il tend à son Héloïse une main de secours, il encourage ses efforts, soutient ses pas, et fait luire à ses yeux, au travers de la poussière du sépulcre, la vive et consolante lumière des cieux.

« Héloïse, écrit-il en terminant, je ne vous reverrai plus sur cette terre ; mais lorsque l’Éternel, qui tient nos jours entre ses mains, aura tranché le fil de cette vie infortunée, ce qui, selon toute apparence, arrivera avant la fin de votre carrière… je vous prie de faire enlever mon corps, en quelque endroit que je meure, et de le faire transporter au Paraclet, pour y être enterré auprès de vous. Ainsi, Héloïse, après tant de traverses, nous nous trouverons réunis pour toujours, et désormais sans danger comme sans crime ; car alors, crainte, espérance, souvenir, remords, tout sera évanoui comme la poussière qui s’envole, comme la fumée qui se dissipe dans l’air, et il ne restera aucune trace de nos égarements passés. Vous aurez même lieu, Héloïse, en considérant mon cadavre, de rentrer en vous-même, et de reconnaître combien il est insensé de préférer, par un attachement déréglé, un peu de poussière, un corps périssable, vile pâture des vers, au Dieu tout-puissant, immuable, qui peut seul combler nos désirs, et nous faire jouir de l’éternelle félicité ! »

J’avais fini depuis longtemps de lire cette histoire, que mon esprit y demeurait tout entier attaché. Le livre sur les genoux, et les regards tournés vers le paysage que doraient les feux du couchant, j’étais réellement au Paraclet, j’errais au pied de ses murailles, je voyais sous de sombres allées la triste Héloïse ; et, tout rempli de sympathie pour Abeilard, avec lui j’adorais cette amante infortunée. Ces images ne tardèrent pas à se confondre avec les objets qui frappaient ma vue : en sorte que, sans quitter l’antique bergère, je me trouvais transporté dans un monde resplendissant d’éclat, et tout rempli d’émotions poétiques et tendres.

Mais outre cette lecture, outre la vapeur embrasée du soir et le brillant spectacle que m’ouvrait la lucarne, d’autres impressions se mêlaient à ma rêverie. Parmi les bruits confus qui, dans une ville, signalent l’activité des rues, le travail des métiers, le mouvement du port, les sons éloignés d’un orgue de Barbarie, apportés par les airs, venaient doucement mourir à mon oreille. Sous le charme de cette lointaine mélodie, tous les sentiments prenaient plus de vie, les images plus de puissance, le soir plus de pureté ; une fraîcheur inconnue parait la création tout entière, et mon imagination, planant dans des espaces d’azur, goûtait au parfum de mille fleurs sans se fixer sur aucune.

Insensiblement je m’étais éloigné d’Héloïse, j’avais délaissé son ombre auprès des vieux hêtres, sous les gothiques arceaux ; j’avais navigué sur les âges, et bientôt, perdant de vue les cimes bleuâtres du passé, je m’étais rapproché de rivages plus connus, de jours plus voisins, d’êtres plus présents. Aussi, quand l’orgue vint à se taire, je rentrai dans la réalité, et le gros livre qui pesait sur mes genoux m’étant redevenu indifférent, j’allai machinalement le reporter dans sa case…

 

 

A lire aussi : Aux origines de la BD, un Genevois nommé Töpffer, Books, Hors-Série.

 

LE LIVRE
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Nouvelles genevoises de Rodolphe Töpffer, Jacques-Julien Dubochet, 1841

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