Oliver Sacks, « neurologue romantique »

Professeur à l’université Columbia de New York et longtemps médecin dans plusieurs hôpitaux de la ville, le docteur Oliver Sacks est le neurologue le plus connu du monde. On ne lui doit pourtant aucune découverte fondamentale et, de l’avis général, sa contribution à la recherche dans le domaine des neurosciences est très modeste, voire négligeable. Si ses patients l’aiment et l’admirent pour ses grandes qualités d’écoute et d’empathie, on ne peut pas non plus mettre à son crédit des succès thérapeutiques particulièrement remarquables. Les raisons qui expliquent sa notoriété sont essentiellement le caractère étrange et fascinant des sujets dont il traite, l’exceptionnelle qualité littéraire de ses livres et sa personnalité singulière et attachante. Oliver Sacks sait parler des maladies du cerveau et de ceux qui en sont atteints mieux que quiconque, en racontant avec talent et sensibilité des histoires de cas, et en exploitant avec légèreté et sans ostentation sa vaste culture scientifique, historique et littéraire. Il le fait dans une langue élégante et ce style naturel et de conversation qu’il est si difficile d’écrire, en se mettant lui-même en scène avec beaucoup d’art.

Devenir un écrivain comme Freud ou Darwin

Dans la préface de L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, le quatrième des douze livres qu’il a publiés et celui pour lequel il demeure le plus connu (Peter Brook en a tiré un spectacle théâtral et le musicien Michael Nyman un opéra), Oliver Sacks expliquait son intention de renouer avec la riche tradition des récits cliniques qui s’est épanouie au XIXe siècle, pour disparaître avec le développement d’une science neurologique plus impersonnelle. Il se revendiquait à cet égard du neurologue et psychologue russe Alexandre Luria, qu’il considère comme un de ses maîtres et avec lequel il a été en correspondance. « La capacité de décrire », écrivait Luria, « si répandue parmi les grands neurologues et psychiatres du XIXe siècle, a presque complètement disparu. Il faut la faire revivre ». Luria s’y est lui-même employé dans ses œuvres tardives, deux récits de la vie, respectivement, d’un homme qui avait subi une grave lésion au cerveau et d’un autre équipé d’une mémoire monstrueusement puissante qui en faisait presque l’équivalent dans la réalité du héros du conte de Borges Funès ou la mémoire, incapable d’oublier quoi que ce soit.

Luria avait trouvé un modèle et une source d’inspiration dans les histoires de cas de Sigmund Freud, dont il étendit l’approche biographique et littéraire aux maladies de nature organique liées à un dysfonctionnement du cerveau, en contradiction avec l’opinion du père de la psychanalyse, qui estimait la faisabilité et l’intérêt de cette méthode limités aux troubles purement psychiques. Il caractérisait cette façon d’aborder les maladies du système nerveux comme relevant de la « science romantique ». Dans le même esprit, pour qualifier son propre travail, Oliver Sacks recourt parfois à l’expression de « neurologie romantique ». De telles formules ne doivent pas tromper. Luria n’entendait pas quitter le territoire de la médecine scientifique. Dans son esprit, il s’agissait de corriger une vision trop strictement mécanique et réductionniste de la maladie par l’appréhension globale de sa réalité, en concentrant l’attention sur ses effets sur le patient et en décrivant ses manifestations avec des moyens littéraires. Oliver Sacks a hérité de cette ambition, dont la poursuite lui a permis de réaliser son rêve de jeunesse, tel qu’il l’exposait au poète californien Thom Gunn à l’âge de 27 ans, peu après son arrivée aux États-Unis : « Devenir un écrivain comme Freud ou Darwin, quelqu’un qui écrit dans une langue de qualité littéraire, mais avec une précision scientifique. »

Un film avec Robert de Niro et Robin Williams

Tous les ouvrages d’Oliver Sacks témoignent de ses extraordinaires capacités sur ce plan. Un de leurs traits communs est qu’une partie des textes qui les composent ont souvent préalablement été publiés dans The New Yorker ou The New York Review of Books, deux revues dont Sacks est un contributeur attitré. Mais tous ne sont pas organisés autour d’une collection de récits cliniques. Migraine, par exemple, son premier livre, si brillant et original qu’il soit par son contenu, restait encore basé sur le modèle classique des traités médicaux, qui sépare clairement l’exposé théorique des exemples qui viennent l’illustrer. C’est avec le suivant, L’Éveil, que s’est véritablement affirmée la manière si reconnaissable d’Oliver Sacks, qui distingue au premier coup d’œil ses livres des ouvrages de neurologie ou de pathologie du cerveau rédigés par des chercheurs comme Gerard Edelman, Erik Kandel ou Joseph Le Doux aux États-Unis, Jean-Pierre Changeux, Jean-Didier Vincent ou Michel Imbert en France. L’Éveil raconte l’histoire de la tentative, ultimement manquée, de traiter à l’aide de L-Dopa, le précurseur de la dopamine (un des neurotransmetteurs de l’organisme), des malades plongés depuis plusieurs décennies dans un état de stupeur – séquelle d’une encéphalite léthargique dont une épidémie s’était déclarée à New York au début du XXème siècle. Il a été adapté à la scène par Harold Pinter et à l’écran dans un film avec Robert de Niro dans le rôle d’un malade et Robin Williams dans celui d’Oliver Sacks.

Comme L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Un anthropologue sur Mars, Musicophilia, consacré aux aspects neurologiques de la musique, L’Œil de l’esprit, qui porte sur les troubles de la vision, et le récent Hallucinations, sont construits autour d’une suite de récits cliniques. Mais Des yeux pour entendre : voyage au pays des sourds et L’Île en noir et blanc mettent en œuvre une démarche différente, quasiment ethnographique. Sacks y présente en effet, non des patients individuels, mais des groupes de personnes souffrant de la même affection, en faisant une large place aux aspects culturels de leur condition. Dans le premier de ces deux ouvrages, il montre ainsi le rôle que joue le langage par signes auquel recourent les sourds pour communiquer entre eux dans la formation de leur sentiment qu’ils forment une communauté à part, dotée d’une identité propre. Sur une jambe, récit d’un accident dont Sacks a été victime et de ses répercussions neurologiques (sa jambe blessée a cessé d’exister pour lui durant plusieurs mois) ne met par ailleurs en scène que l’auteur lui-même. Oncle Tungstène, qui décrit sa passion amoureuse pour la chimie, a un caractère purement autobiographique. Et Oaxaca Journal est un journal de voyage au Mexique en compagnie d’une poignée de naturalistes amateurs qui partagent l’engouement de l’auteur pour l’étude des fougères.

Toutes les formes possibles d’hallucinations

Rédigé alors que Sacks approche des 80 ans (il est né à Londres en 1933), Hallucinations se présente comme une « histoire naturelle ou une anthologie des hallucinations ». S’appuyant sur le témoignage de ses patients ou de correspondants, sur la littérature médicale, des livres de souvenirs et des œuvres de fiction, Sacks passe en revue toutes les formes possibles d’hallucinations : hallucinations visuelles, auditives (y compris musicales), gustatives, olfactives, voire même tactiles ; hallucinations « hypnagogiques » (qui se produisent au moment de l’endormissement) ou « hypnopompiques » (qui se manifestent au réveil) ; hallucinations engendrées par la fièvre, des lésions cérébrales ou des troubles fonctionnels du cerveau, comme l’épilepsie ; par la démence, la maladie de Parkinson, des états de privation, l’intoxication alcoolique, l’usage de drogues psychotropes, etc. Apparentées aux rêves tout en se distinguant de ceux-ci, les hallucinations sont des perceptions se donnant pour réelles, mais éprouvées en l’absence de toute réalité. Bien plus communes qu’on le dit généralement, souligne Sacks, elles sont associées à un large éventail de maladies neurologiques et d’états mentaux perturbés. Leur évocation le conduit donc à revisiter un certain nombre de cas mentionnés dans ses livres précédents, qu’il examine ici sous un angle nouveau.

Traditionnellement, c’est plutôt aux déficits des fonctions nerveuses et mentales que s’intéresse la neurologie, ainsi que l’atteste le nombre important d’affections qu’elle étudie dont le nom commence par un « a » privatif : aphasie pour la perte de la maîtrise du langage, amnésie pour celle de la mémoire, anosmie pour la disparition de l’odorat, etc. Les hallucinations, fait remarquer Sacks, sont par contre un phénomène positif. Combinant la créativité et l’inventivité du rêve et la vivacité et la consistance de la perception d’objets extérieurs, elles possèdent un contenu qui n’a souvent aucun équivalent dans la réalité : « Des expériences nouvelles, inédites, sont la marque distinctive des hallucinations, parce qu’une fois affranchi des contraintes du réel, le cerveau peut engendrer n’importe quelle image, quelle odeur ou quel son figurant dans son répertoire, parfois combinés de manière impossible dans la réalité. »

Une autre caractéristique des hallucinations est la façon variée dont elles affectent au plan émotionnel ceux qui les éprouvent. Les voix qu’entendent les schizophrènes, qui les tourmentent, les persécutent ou leur ordonnent certains comportements (phénomène que Sacks ne fait que mentionner sans s’y appesantir, considérant qu’il mérite un traitement séparé), sont perçues comme sarcastiques, accusatrices ou comminatoires. Des images hallucinatoires peuvent susciter l’épouvante et des odeurs imaginaires s’avérer répugnantes et dérangeantes, comme celle qui poursuivait une malheureuse patiente, mélange d’odeurs « d’excrément, de vomi, de chair brûlée, d’œuf pourri […] de fumée, de produits chimiques, d’urine et de moules ». À l’opposé, les visions, musiques, sons et sensations associés aux crises d’épilepsie ou provoqués par des drogues psychotropes (à l’exception des fameux « mauvais voyages »), plongent souvent les personnes affectées dans un état de profonde euphorie ou de totale béatitude. Dans certains cas, enfin, les hallucinations ne suscitent chez ceux qui les éprouve, pleinement conscients de leur nature, qu’un étonnement agacé.

Des aveugles voient des formes et des couleurs

Des hallucinations se manifestent régulièrement chez des patients privés du sens concerné par un accident ou une maladie neurologique, après l’avoir possédé une partie de leur vie : des personnes devenues aveugles voient des formes et des couleurs (c’est le « syndrome de Charles Bonnet »), d’autres, frappées de surdité, entendent de la musique, certaines de celles qui ont perdu l’odorat sentent, parfois très fort, des odeurs. Les hallucinations peuvent prendre des formes bizarres, fantastiques et déroutantes : dessins géométriques dans le cas de celles qui sont liées à des accès de migraine, sensation de « membre fantôme » chez des amputés, expérience de sortie de son propre corps ou perception d’un « double » de soi-même, etc.

Pour illustrer son propos, Oliver Sacks puise à de nombreuses sources. Il exploite les histoires de patients qu’il a traités ou de personnes qui lui ont écrit (avec la réduction progressive de son activité de consultation, de plus en plus de cas mentionnés dans ses livres sont tirés de son abondance correspondance) ; la littérature neurologique et psychiatrique contemporaine (Henrik Ehrsson, Douwe Draaisma), mais aussi classique, notamment William James et son ouvrage Les Variétés de l’expérience religieuse ; et la littérature tout court : Edgar Poe et Guy de Maupassant pour l’expérience du doppelgänger, Thomas de Quincey et Aldous Huxley pour les effets des stupéfiants, Dickens et Shakespeare pour les fantômes (le fantôme du père d’Hamlet, les visions fantomatiques de Macbeth et de Lady Macbeth après le meurtre du roi Duncan), et même les mémoires du critique d’art Robert Hughes.

L’art, le folklore et la religion

Soulignant la place importante qu’occupent les hallucinations dans notre vie mentale et notre culture, Oliver Sacks s’interroge sur le rôle qu’elles ont joué dans la genèse de l’art, du folklore et de la religion : « Les hallucinations d’êtres lilliputiens (qui sont loin d’être rares) ont-elles donné naissance aux elfes, lutins, farfadets et fées de notre folklore ? Les terrifiantes hallucinations liées aux cauchemars – l’impression d’être chevauché et suffoqué par une présence maligne – jouent-elles un rôle dans la production de nos concepts de démons, de sorcières et de créatures malveillantes venues d’ailleurs ? Les crises d’épilepsie comme celles auxquelles Dostoïevski était sujet, ont-elles contribué à engendrer notre sens du divin ? L’immatérialité des hallucinations encourage-t-elle la croyance aux fantômes et aux esprits ? Pourquoi toutes les cultures qui nous sont familières ont-elles […] tout d’abord usé des drogues à des fins sacramentelles ? ».

Un des passages les plus intéressants et remarqués du livre est celui dans lequel Oliver Sacks évoque en détail l’utilisation qu’il a lui-même faite de drogues de toutes sortes : LSD, haschich, graines de liseron, mescaline, morphine, amphétamines. Ceci en raison de la vivacité des descriptions auxquelles ce récit donne lieu, mais aussi parce celui-ci vient combler une lacune dans ce que nous savions de la vie de l’intéressé, entre son enfance telle qu’il la narre dans Oncle Tungstène et ses débuts dans la carrière médicale. Au début des années 1960, Sacks, déjà diplômé en médecine, quittait l’Angleterre pour mener une vie itinérante et bohème. Au Canada, tout d’abord, qu’il traversa en auto-stop et où il exerça brièvement le métier de pompier, puis aux États-Unis. En Californie, il participa à des championnats d’haltérophilie et, féru de moto, fréquenta les Hells Angels. Durant la période au cours de laquelle il était interne en neurologie à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), le weekend, il expérimentait avec zèle un vaste éventail de drogues, une pratique qu’il poursuivit un certain temps de retour à Londres. C’est d’ailleurs à Londres que s’est déroulé un des plus frappants épisodes qu’il raconte dans Hallucinations : après s’être injecté le contenu d’une ampoule de morphine, plusieurs heures durant il a eu une vision hallucinatoire « aérienne », saisissante de précision et de netteté, de la bataille d’Azincourt, dont il venait de lire la relation dans les chroniques de Froissart. Oliver Sacks a aussi généreusement usé des amphétamines, une habitude qu’il a définitivement abandonnée une fois qu’il s’est mis à écrire. Aujourd’hui, il affirme que l’usage des drogues l’a aidé à pénétrer la vie mentale de ses patients. Mais il ne s’en fait nullement le prosélyte et est loin d’en recommander la consommation.

« Le cas du Docteur Sacks »

Ce n’est pas la première fois que Sacks est lui-même protagoniste d’un de ses livres. Seul héros de Sur une jambe, il est aussi très présent dans L’Œil et l’esprit. Dans cet ouvrage, qui est son avant-dernier, il évoque en effet, d’une part la manière dont le traitement par radiations d’un mélanome oculaire de l’œil droit qu’on avait diagnostiqué chez lui l’a privé de la vision stéréoscopique, c’est-à-dire en relief ; d’autre part la « prosopagnosie » dont il souffre : une extrême difficulté à reconnaître les visages, dont son entourage l’aide à réduire l’impact fâcheux sur sa vie sociale. Il ne s’agit pas du seul trouble qu’Oliver Sacks partage avec ses malades. Toute sa vie, il a eu des migraines, le sujet de son premier livre. Son incoercible tendance à se perdre et à égarer des objets et des manuscrits est notoire, et sa timidité et ses manières de savant distrait ont conduit certains à se demander s’il ne souffrait pas un peu de la maladie d’Asperger, une forme légère d’autisme. « [Les gens disent] que je suis un “tourettien” honoraire parce que j’ai tendance à bouger par saccades », fait-il remarquer en plaisantant à moitié (le syndrome de Gilles de la Tourette est caractérisé par la production de tics et, parfois, une tendance compulsive à prononcer des obscénités). « Je suis aussi un “Asperger” honoraire. Et je suis un bipolaire honoraire. Je crois que nous avons tous un peu de tout. »

Oliver Sacks n’écrirait bien sûr pas ce qu’il écrit s’il n’était pas la personne qu’il est. Grâce à son autobiographie, aux aperçus de sa vie et de son caractère dispersés dans ses autres livres, aux abondants entretiens écrits et en vidéo qu’il a accordés et à plusieurs portraits de lui parus dans la presse anglo-saxonne (dont deux très longs et fouillés dans le magazine technologique Wired et le New York Magazine), on en sait aujourd’hui beaucoup sur « le cas du Docteur Sacks », pour reprendre la jolie formule « à la Conan Doyle » employée par Olivier Postel-Vinay il y a quelques années en guise de titre d’un article consacré au neurologue.

Né est dans une famille de médecins juifs londoniens, Oliver Sacks a grandi au milieu d’une tribu de scientifiques. Praticien généraliste, son père, qu’il accompagnait souvent dans ses visites, a exercé jusqu’à l’âge avancé de 95 ans. Sa mère était le seizième enfant d’une série de dix-huit, dont sept devinrent scientifiques. Chirurgienne et obstétricienne, elle a initié son fils à la pratique de la dissection de cadavres lorsqu’il n’avait que 14 ans, sur le corps d’une jeune fille du même âge. Élevé dans un environnement intellectuellement stimulant mais peu chaleureux et d’une grande sécheresse émotionnelle, Sacks a passé une partie de son enfance dans un internat sinistre où il avait été envoyé au moment du Blitz, durant la seconde guerre mondiale. Il dut y subir les humiliations et les brutalités qu’infligeait aux élèves un professeur sadique et cruel – un de ses frères, en compagnie duquel il s’y trouvait, en resta marqué d’une manière qui semble avoir contribué à lui faire perdre la raison. Dans Oncle Tungstène, à la fois un merveilleux recueil de souvenirs et un des plus beaux livres jamais écrits sur la chimie avec Le Système périodique de Primo Levi, Sacks rapporte comment l’étude passionnée de cette discipline, que lui avait fait découvrir un de ses oncles, directeur d’une fabrique d’ampoules électriques, l’a sauvé de la détresse psychologique. Il décrit les sentiments violemment affectifs qu’il éprouvait (et éprouve toujours) pour les éléments chimiques. Ceux qui portent des noms exotiques (le niobium, le gallium, le tantale) ou possèdent des propriétés surprenantes, mais aussi tous les autres. « Quel est votre élément favori ? » lui demandait un journaliste. « C’est comme demander à un parent quel est son enfant favori » répondit-il significativement. « Je les aime tous, de différentes façons ». Oliver Sacks porte volontiers des t-shirts sur lesquels est imprimé le tableau des éléments de Mendeleïev, dont il transporte en permanence un exemplaire sur lui, non pour pouvoir le consulter en cas de besoin (il connaît la classification périodique par cœur « à l’envers et à l’endroit »), mais parce que cela lui donne un peu le sentiment « d’avoir l’univers dans sa poche ».

Les éléments chimiques ne sont pas les seuls objets de sa passion et de son immense curiosité. À côté des fougères, Sacks s’intéresse aussi aux harengs, auxquels il a consacré un étonnant article dans le New Yorker, ainsi qu’aux céphalopodes : les calmars, les pieuvres, les nautiles et les seiches. Cette dilection peu répandue a entraîné à une occasion des conséquences catastrophiques. Adolescent, il avait rassemblé une collection de seiches dans un récipient hermétiquement fermé. L’explosion de la boîte, sous l’effet de la fermentation, projeta des fragments putréfiés de mollusques sur les murs de la pièce où elle était entreposée, avec pour effet de répandre dans toute la maison une puanteur infecte qui ne disparut qu’au bout de plusieurs mois.

Vocation de célibataire

On sait que Sacks, grand amateur de natation comme son père, qui était un champion de cette discipline, nage deux heures par jour lorsqu’il en a la possibilité, qu’il affectionne la marche et le vélo et que l’inspiration lui vient souvent en pratiquant ces exercices, plus particulièrement le premier. Sur une jambe a ainsi été mentalement rédigé presque entièrement dans l’eau. Il est aussi connu qu’il mange pratiquement tous les jours la même chose : des céréales et des bananes au déjeuner, du poisson en conserve et du riz au déjeuner et au dîner, repas qu’il prend debout en quelques minutes. Un autre trait de sa vie devenu légendaire est qu’il voit le même psychanalyste deux fois par semaine depuis 46 ans.

Ouvert à la limite de l’exhibitionnisme lorsqu’il s’agit de son caractère, de ses habitudes et de ses maladies, Oliver Sacks reste très réservé, voire secret, au sujet de sa vie sentimentale. Jamais marié, sans enfant, avouant avoir été vraiment amoureux à quatre ou cinq reprises dans son existence, il aime à souligner sa vocation de célibataire, se présente ostensiblement sous l’étiquette d’un « singleton » et vit officiellement seul depuis plusieurs dizaines d’années. Un lien très fort l’unit toutefois à Kate Edgar, son assistante et éditrice de longue date. Il est de manière générale un homme très entouré, qui possède d’innombrables amis. Durant son enfance solitaire, il n’en avait que deux, dont le futur homme de théâtre anglais Jonathan Miller. Au fil des années, il s’est lié à de nombreuses autres personnes, fréquemment des artistes ou des scientifiques : le poète W. H. Auden, le physicien Freeman Dyson (« Oliver Sacks a le don de se faire des amis » dit de lui ce dernier), le paléontologue Stephen Jay Gould, le biologiste Francis Crick, codécouvreur de la structure de l’ADN, avec lequel il a eu d’abondants échanges d’idées. Souvent, ces amitiés ont eu pour point de départ les livres que les uns et les autres écrivaient et se sont poursuivies par correspondance.

Une approche phénoménologique

Oliver Sacks occupe une place singulière dans le monde de la neurologie. Principalement lu par le grand public cultivé, il ne l’est guère par ses collègues, qui portent parfois sur lui un jugement très dur. « [Il est] bien meilleur écrivain que clinicien » décrétait le psychiatre Arthur K. Shapiro, l’un des grands spécialistes de la maladie de Gilles de la Tourette. Les réserves de la communauté neurologique à l’égard d’Oliver Sacks s’expliquent certainement en partie par la jalousie que suscite le succès de ses livres. Elles reflètent toutefois aussi le fait qu’à l’évidence, Sacks n’est pas un chercheur de premier plan. On lui a même reproché son manque de rigueur. Dans le cas du traitement par la L-Dopa des malades léthargiques raconté dans L’Éveil, par exemple, enthousiasmé par les spectaculaires premiers résultats obtenus, il s’est dispensé de recourir à la procédure d’étude en « double aveugle » classiquement utilisée pour valider l’efficacité des nouveaux médicaments, qui implique l’administration d’un placebo (une substance sans effet) à la moitié des patients, à l’insu de ceux-ci et sans que le personnel soignant sache lesquels d’entre eux sont concernés.

De manière générale, l’approche des maladies neurologiques mise en œuvre par Oliver Sacks demeure phénoménologique. Fondamentalement, ce qui l’intéresse est de décrire les symptômes que présentent ses patients, de comprendre comment ceux-ci vivent leur maladie et la signification que les troubles dont ils sont affligés revêt pour eux, et de mettre en lumière les étonnantes stratégies de compensation inventées par leur cerveau pour minimiser leurs conséquences. Oliver Sacks connaît admirablement les œuvres des grands neurologues, psychiatres et psychologues du passé comme Sherrington, Broca, Charcot, William James et bien d’autres, à qui il emprunte souvent des concepts, des exemples et des idées. Et il s’appuie sur les travaux de certains de ses collègues contemporains : Gerald Edelman, dont il apprécie la théorie du « darwinisme neuronal », qui postule que le cerveau se construit à l’aide d’un processus de sélection de groupes de neurones par un mécanisme de renforcement de connexions au départ alétoires sous l’effet des contraintes de l’environnement ; Antonio Damasio, qui a réhabilité les émotions et mis en évidence leur rôle dans le fonctionnement du cerveau et du psychisme, y compris l’exercice de la rationalité ; Daniel Levitin, qui s’est comme lui penché sur les liens de la neurologie et de la musique, etc. La conception qu’il a du cerveau est en accord avec les résultats des recherches les plus récentes : il le voit comme un tout dynamique et plastique en évolution permanente, où les principales fonctions (la mémoire, le langage) sont à la fois localisées dans certaines aires précises et distribuées dans de vastes territoires. Dans l’ensemble, Oliver Sacks est toutefois peu enclin à théoriser au sujet du fonctionnement cérébral. À quelques exceptions près, il ne s’aventure guère sur le terrain des hypothèses explicatives, ne suggère pas des mécanismes inédits et ne propose jamais de théorie générale du cerveau.

Compassion ostensible

Pour cette raison, il a injustement été accusé de produire des livres superficiels et au contenu anecdotique, essentiellement prisés, a-t-on dit, en raison du frisson d’émerveillement ou d’effroi qu’engendre leur lecture. L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau « a le pouvoir de fascination morbide et la capacité de nous apitoyer des textes macabres de pathologie médicale, avec l’avantage qu’il est facile à lire » écrivait ainsi le philosophe Colin McGinn dans un compte rendu sévère de l’ouvrage, jugé par Sacks si cruel qu’il le qualifia d’opération de « vivisection ». Quelques années plus tard, Sacks, qui avait oublié le nom de son critique, lui écrivit pour le féliciter au sujet d’un de ses livres, qui l’avait beaucoup impressionné. Les deux hommes firent connaissance et devinrent amis. Vingt-trois ans après son premier article, dans sa recension de Musicophilia, McGinn, mieux au fait des intentions de Sacks et plus indulgent à son égard, tout en continuant à regretter son manque d’intérêt pour la recherche explicative, vantait avec chaleur la beauté de son style, mais aussi la façon dont ses écrits nous aident à appréhender « notre grande complexité psychologique et la fragilité de l’esprit humain », ainsi que le message éthique tacite de tolérance et de compréhension qu’ils contiennent : « L’aphasique ou le patient atteint de la maladie de la Tourette, l’amnésique ou le catatonique sont encore des foyers de conscience, capables de sentiments et de pensées. »

La compassion ostensible dont Oliver Sacks témoigne envers ses patients ne l’a pas empêché de se faire attaquer sur le terrain éthique. Dans un article de l’hebdomadaire The Nation, le journaliste Alexander Cockburn l’a accusé d’opérer dans le même registre que « les tabloïds de supermarché » en se livrant à une « exposition de monstres » (« freak show »). En une formule polémique souvent citée, le sociologue et militant des droits des handicapés anglais Tom Shakespeare a présenté Oliver Sacks comme « l’homme qui prenait ses patients pour une carrière littéraire ». Dans un long essai sur les implications éthiques du travail d’Oliver Sacks, Thomas Couser a fait justice de telles accusations. À y regarder de près, soutient-il de façon convaincante au terme d’une analyse détaillée et subtile, en dépit de similarités superficielles, le rapprochement de ce que fait Oliver Sacks et des « freak shows » apparaît inapproprié. L’objectif poursuivi n’est clairement pas de produire un spectacle de divertissement, mais de montrer comment fonctionne l’esprit humain. Les patients de Sacks sont conscients et consentants. Lorsqu’ils le demandent, ils apparaissent sous un pseudonyme. Jamais ils ne sont mentionnés ou dépeints dans des termes qui pourrait les humilier ou leur faire honte, etc. Si certains programmes télévisés auxquels Sacks a participé en compagnie de ses patients sont vulnérables à la critique de ce point de vue, « son œuvre écrite [....] considérée dans son ensemble, satisfait les critères éthiques minimaux ».

Marier la science et la littérature

Publié à des millions d’exemplaires et traduit dans le monde entier, très présent sur les pages des journaux et des magazines, à la télévision et sur internet, Oliver Sacks bénéficie d’une visibilité peu commune. Sa haute silhouette d’ours débonnaire et son visage barbu et bienveillant de rabbin sont universellement familiers. Mais il serait erroné d’imputer sa notoriété à une simple logique médiatique et de réduire son talent à celui de se faire connaître du monde entier. Doté d’un caractère et d’une personnalité qui semblent l’avoir protégé des conséquences néfastes habituelles de la renommée, Oliver Sacks possède des qualités intellectuelles et humaines qui expliquent et excusent sa célébrité. En ressuscitant avec brio une tradition négligée de littérature clinique, il a remis à l’ordre du jour une manière à la fois plus riche, plus accessible et moins désincarnée de parler de la maladie. Restauré dans sa dignité, le récit clinique assis sur des considérations historiques est aujourd’hui au cœur de nombreux ouvrages de réflexion sur la médecine, par exemple ceux de Sherwin Nuland et, dans le sillage de celui-ci, d’Atul Gawande ou de Siddhartha Mukherjee. Oliver Sacks a clairement exercé ici une forte influence, plus spécialement dans le domaine de la neurologie où il a servi de modèle à d’autres écrivains scientifiques comme Israel Rosenfield ou VS Ramachandran. Grâce à ses talents littéraires et son savoir-faire de conteur, il a de surcroît ouvert à un très large public un champ longtemps restreint aux seuls spécialistes, un peu comme Stephen Jay Gould et Richard Dawkins l’ont fait pour l'histoire naturelle et la théorie de l’évolution.

« Je ne suis pas un vrai poète comme Thom [Gunn] » a dit un jour Oliver Sacks, « mais il y a de la poésie en moi. Je ne suis pas un vrai scientifique comme Francis [Crick], mais il y a de la science en moi ». Avant tout, Sacks est cependant à l’évidence un écrivain. L’écriture est sa vocation profonde. Elle l’est depuis toujours, c’est elle qui lui a permis de s’épanouir et d’acquérir une certaine sérénité dans l’existence et un équilibre psychologique qu’il ne possédait pas au départ. Nous en profitons tous. En s’employant à évoquer avec ce mélange d’aisance, de précision, d’érudition, d’honnêteté et de finesse qui constitue la marque de fabrique de ses livres les cas de ses patients et le sien propre, Oliver Sacks a pour partie redécouvert, pour partie inventé, une façon extrêmement heureuse d’écrire sur la médecine et de marier la science et la littérature.

Michel André

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