Par-delà gauche et droite

« Lorsqu'on me demande si la coupure entre […] hommes de droite et hommes de gauche a encore un sens, la première idée qui me vient est que l'homme qui pose cette question n'est certainement pas un homme de gauche », écrivait Alain, philosophe de gauche, en 1925. Or, quand on pose la question aux Français d’aujourd’hui, ils sont 73% à répondre que les notions de droite et de gauche ne veulent plus rien dire (Cevipof, 2014). 11 points de plus qu’en 2002. A lire ces résultats d’enquête au pied de la lettre, un quart seulement des Français continuent de penser que les notions de droite et de gauche ont un sens. Mais faut-il les lire au pied de la lettre ? Car cette évolution est à mettre en regard de la défiance croissante à l’égard du monde politique traditionnel : le « dégoût » pour la politique habite désormais 31% des Français (Cevipof 2015), contre 23% quatre ans plus tôt, et 60% affirment n’avoir confiance ni dans la droite ni dans la gauche pour gouverner le pays. Il est donc possible que l’affirmation « les notions de droite et de gauche ne veulent plus rien dire » soit aussi une manière d’exprimer la déception à l’égard des politiciens traditionnels. Reste que le paysage idéologique se brouille singulièrement. La moitié des sympathisants PS soutient Emmanuel Macron lorsqu’il se dit partisan de supprimer l’emploi à vie pour les fonctionnaires. Un quart des sympathisants PS est hostile au maintien des 35 heures et près de la moitié est favorable à ce que davantage de règles protégeant les salariés ne soient plus garanties par la loi. Quand on voit aussi un Jacques Sapir, économiste censément proche du Front de gauche, appeler dans le Figaro à un « front de libération national » contre l’euro, comprenant le FN ; quand on voit un Michel Onfray continuer à se dire de gauche tout en félicitant Marine Le Pen pour son « soutien aux juifs de France » et en adhérant à la thèse de Huntington sur le « choc des civilisations », on comprend que certains y perdent leur latin. Il y a des ambiguïtés plus profondes. Ainsi les militants de gauche se disent « progressistes », mais comme le souligne l’Anglo-mauricien Sudhir Hazareesingh dans son livre Ce pays qui aime les idées, une bonne fraction de la droite et de la gauche françaises se retrouve désormais à l’unisson dans une posture « antimoderne », « nostalgique et passéiste ». Ce qui fait encore ressortir davantage des contradictions plus anciennes, comme le conservatisme des syndicats d’enseignants, partie intégrante du « peuple de gauche ». Quant à l’assise sociologique du clivage droite gauche, elle est fortement ébranlée, puisque  50% des ouvriers votent FN. Et pourtant, il y a de bonnes raisons de douter que  les notions de gauche et de droite soient périmées. Aussi anciennes que la démocratie élective, elles lui sont peut-être consubstantielles. C’est en tout cas le point de vue de la plupart des politologues, des deux côtés de l’Atlantique. Aux Etats-Unis, pays à bien des égards plus «moderne » que la France, on observe même depuis une vingtaine d’année un renforcement de l’opposition entre conservateurs et « libéraux » (la gauche). Ce mouvement dit de « polarisation politique » est spectaculaire. Il y a vingt ans, à en juger par les valeurs qu’ils défendaient, près d’un quart des électeurs républicains étaient plus à gauche que l’électeur démocrate moyen et près de 20% des démocrates étaient plus à droite que l’électeur républicain moyen. Aujourd’hui la proportion dans les deux camps est tombée à 5% ou moins. Les positions se sont donc raidies, autour des valeurs de droite d’un côté, de gauche de l’autre. Ceci alors même que le pays dans son ensemble a évolué légèrement vers la gauche (on le voit sur des sujets comme l’homosexualité ou l’attitude à l’égard des immigrants). Au Congrès les deux blocs sont plus loin l’un de l’autre qu’ils ne l’ont jamais été. Certes, aux Etats-Unis comme en France, beaucoup d’électeurs penchent à gauche sur certains sujets et à droite sur d’autres, ou n’ont pas d’opinion. A vrai dire, c’est même la grande majorité. A peine plus du quart des Américains sont considérés comme étant solidement ancrés à droite ou solidement ancrés à gauche. Mais globalement le clivage gauche droite est plus net que jamais. Ces paradoxes tiennent en partie au fait que les valeurs de la gauche et de la droite évoluent dans le temps et l’espace, et peut-être plus vite aujourd’hui qu’hier, en raison de la rapidité des mutations en cours. Ils n’éliminent pas le phénomène de base : dans les démocraties, la plupart des gens se reconnaissent plus volontiers soit dans les valeurs attribuées à la droite, soit dans les valeurs attribuées à la gauche. Pour des raisons qui peuvent tenir à leur environnement ou à ce que Montaigne appelait la « complexion » - le plus souvent aux deux. Même si une majorité pense pouvoir affirmer le contraire, la coupure entre les hommes de droite et les hommes de gauche a donc toujours un sens. Olivier Postel-Vinay Ce texte est paru dans Libération le 30 septembre 2015.

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