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Pétersbourg dans les pas de Dostoïevski


Une bombe a explosé dans le métro de Saint-Pétersbourg ce lundi 3 avril. Les Pétersbourgeois sont choqués et leur ville en souffrira longtemps. On aimerait pourtant garder en mémoire une autre image de l’ancienne capitale des tsars. Une image douce et malicieuse comme celle décrite par Dostoïevski il y a juste 170 ans. Dans ces feuilletons publiés dans le journal « Les Bulletins de Saint-Pétersbourg », le célèbre auteur décrit la ville et ses habitants qui s’éveillent (ou plutôt s’assoupissent) à l’arrivée du printemps.

 

13 avril 1847

On dit que c’est le printemps à Pétersbourg. Est-ce vrai ? C’est possible. Nous avons, en effet, tous les indices du printemps : une moitié de la ville a la grippe, l’autre au moins un rhume. De pareils cadeaux de la nature nous convainquent complètement de sa renaissance. Ainsi c’est le printemps. L’époque classique de l’amour ! Mais l’époque de l’amour et celle de la poésie ne viennent pas en même temps, dit le poète : et Dieu soit loué ! Adieu les poèmes, adieu la prose, adieu les grands périodiques avec ou sans programmes, adieu les journaux. Adieu Littérature et pardonne-nous. Pardonne-nous si nous avons péché contre toi, comme nous te pardonnons tes péchés. Mais comment sommes-nous arrivés à parler de littérature avant toute autre chose ? Je ne vous réponds pas, messieurs. Il faut, avant tout, se débarrasser des choses lourdes. À peine, à peine avons-nous traîné jusqu’au bout la saison des livres, et nous avons raison, bien qu’on dise que c’est un fardeau très naturel. Bientôt, peut-être dans un mois, nous ficellerons en tas nos revues et nos livres et ne les regarderons plus avant septembre.

Alors probablement, il y aura de quoi lire, contrairement au proverbe : il ne faut pas abuser des bonnes choses. Bientôt les salons seront fermés ; on ne donnera plus de soirées, les jours seront plus longs, et nous ne bâillerons plus de si charmante façon dans les salons surchauffés, près des cheminées élégantes, écoutant la nouvelle qu’on nous lit ou qu’on nous raconte en abusant de notre innocence. Nous n’écouterons plus le comte de Suzor, qui s’en est allé à Moscou adoucir les mœurs des slavophiles. Après lui, et probablement pour le même but, partira Gverra. Oui, nous perdons beaucoup avec l’hiver.

Nous nous préparons à ne rien faire de l’été. Nous sommes fatigués. Il est temps pour nous de nous reposer. Ce n’est pas en vain qu’on dit que Pétersbourg est une ville si européenne, si affairée. C’est un fait. Laissez-le donc se reposer ; permettez-lui d’aller dans ses campagnes, dans ses forêts. Il a besoin de la forêt, au moins pendant l’été. C’est seulement à Moscou qu’on se repose avant l’affaire. Pétersbourg se repose après. Chaque été, en se promenant, il se recueille. Peut-être même pense-t-il maintenant à ce qu’il fera l’hiver prochain. Sous ce rapport, il ressemble beaucoup à un littérateur qui, il est vrai, n’a rien écrit lui-même, mais dont le frère eut pendant toute sa vie l’intention d’écrire un roman.

Cependant, tout en se préparant pour la nouvelle route, il faut se retourner et jeter un regard sur l’ancienne, sur le passé, et au moins dire adieu à quelque chose, regarder ce que nous avons fait, ce qui nous est particulièrement cher. Voyons donc, lecteur bienveillant, ce qui vous a été particulièrement cher ? Je dis « bienveillant » parce qu’à votre place depuis longtemps j’eusse renoncé à lire des feuilletons, et celui-ci en particulier. Je l’eusse fait encore par cette raison que pour moi, et sans doute pour vous aussi, rien n’est cher dans le passé. Nous ressemblons tous à des ouvriers chargés d’un fardeau qu’ils se sont mis bénévolement sur les épaules et qui seront très heureux si, d’une manière convenable, à l’européenne, ils le portent au moins jusqu’à la saison d’été. Quelles tâches ne nous imposons-nous pas ainsi, par esprit d’imitation ! Ainsi, j’ai connu un monsieur, qui ne pouvait se résoudre à porter ni des galoches ni la pelisse, malgré la boue ou le froid. Ce monsieur avait un pardessus, bien pris à la taille, qui lui donnait un chic si parisien qu’il ne pouvait se résigner à endosser une pelisse, pas plus qu’à déformer ses pantalons par les galoches. Il est vrai que tout l’« européanisme » de ce monsieur se réduisait à un complet bien fait ; et c’est pourquoi il aimait la civilisation de l’Europe. Mais il tomba victime de son sentiment, après avoir recommandé qu’on l’ensevelisse dans son plus beau pantalon. On commençait à vendre dans les rues des alouettes rôties, quand on l’enterra.

Chez nous, par exemple, il y avait un splendide opéra italien ; on ne peut pas dire que l’année prochaine ce sera mieux, mais ce sera encore plus riche. Je ne sais pas pourquoi, mais il me semble toujours que nous avons l’opéra italien, pour le bon ton, comme par devoir. Nous n’avons pas bâillé (il me semble cependant qu’on a bâillé un peu), mais nous nous sommes conduits si convenablement, si posément, nous avons discuté avec tant d’intelligence, sans imposer aux autres notre enthousiasme, qu’il semblait bien que nous nous ennuyions. Loin de moi l’idée de blâmer notre savoir-vivre mondain. L’opéra, sous ce rapport, a été très utile au public en le divisant naturellement en mélomanes, en enthousiastes et en simples amateurs. Les uns sont allés en haut où, à cause de cela, il s’est mis à faire si chaud qu’on s’y serait cru en Italie. Les autres sont restés assis dans leurs fauteuils, comprenant leur importance – l’importance du public instruit, l’importance de l’Hydre à mille têtes qui a son poids, son caractère, qui prononce son jugement, ne s’étonne de rien sachant d’avance qu’en cela est la vertu principale d’un homme du monde bien élevé.

Quant à nous, nous partageons complètement l’opinion de cette dernière partie du public. Nous devons aimer l’art avec modération, sans emballement, et sans oublier nos devoirs. Nous sommes un peuple d’hommes d’affaires. Parfois même nous n’avons pas le temps d’aller au théâtre. Nous avons tant de choses à faire. C’est pourquoi ils m’ennuient, ces messieurs qui se croient tenus de se mettre hors d’eux, qui considèrent comme leur devoir de stimuler l’opinion publique par leur enthousiasme de principe.

Quoi qu’il en soit, malgré tout le charme de Borsi, de Guasco et de Salvi chantant leurs rondos et leurs cavatines, nous avons traîné l’Opéra comme un stère de bois ; nous sommes fatigués et si, à la fin de la saison, nous avons jeté des fleurs sur la scène, c’était comme en réjouissance qu’elle fut terminée.

Ensuite est venu Ernst. À peine si Pétersbourg a rempli la salle pour son troisième concert. Aujourd’hui nous lui disons adieu. Nous ne savons pas s’il y aura des fleurs.

L’opéra n’a pas été notre seul plaisir. Nous en avons eu d’autres. Des bals magnifiques, des bals masqués. Mais l’artiste merveilleux nous a conté ces jours-ci, sur son violon, ce que c’est qu’un bal masqué dans le Midi ; et moi, je me suis contenté de ce récit et ne suis pas allé dans nos nombreux bals masqués du Nord.

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Les cirques ont eu du succès. On dit que l’an prochain ils en auront un plus grand encore. Avez-vous remarqué, messieurs, comment notre simple peuple s’amuse pendant ces fêtes ? Supposons que nous sommes dans le Jardin d’été. Une foule compacte, énorme, marche lentement, en rangs serrés. Tous ont des habits neufs. Parfois des femmes de boutiquiers, des jeunes filles se permettent de grignoter des noisettes. Quelque part un orchestre isolé joue. Le trait caractéristique, c’est que tous attendent quelque chose. Sur tous les visages est peinte la question naïve : et après ? C’est tout ? À peine si quelque part un cordonnier allemand ivre fait du bruit, et encore n’est-ce pas pour longtemps. Cette foule a l’air de déplorer ces mœurs nouvelles, ces amusements de la capitale. Elle rêve d’un trépak, d’une balalaïka, le veston sur l’épaule, le vin qui déborde ; en un mot tout ce qui permettrait de s’épanouir, de déboucler la ceinture. Mais les convenances s’y opposent, et la foule se disperse posément dans ses demeures, avec quelques évasions sans doute dans les débits de boissons.

Il me semble qu’il y a là quelque chose qui nous ressemble, messieurs. Bien entendu, nous ne montrons pas naïvement notre étonnement ; nous ne demandons pas si c’est tout. Nous savons très bien que pour nos quinze roubles nous avons reçu un plaisir civilisé, et cela nous suffit. Et chez nous viennent des célébrités si patentées que nous ne pouvons pas être mécontents ; et nous avons appris à ne nous étonner de rien. S’il n’est pas Rubini, le chanteur ne vaut rien pour nous. Si ce n’est pas Shakespeare, à quoi bon perdre son temps à lire ? Que l’Italie forme des artistes, que Paris les lance ! Avons-nous le temps d’instruire, de choyer, d’encourager, de lancer un nouveau talent, un chanteur, par exemple ? De là-bas, on nous les expédie déjà tout prêts, avec leur gloire. De même il arrive souvent chez nous qu’un écrivain ne soit pas compris, qu’il soit rejeté par toute une génération. Des dizaines d’années plus tard, après deux ou trois générations, on le reconnaît et les plus conscients des vieillards se contentent de hocher la tête.

Nous connaissons notre caractère. Souvent nous sommes fâchés contre nous-mêmes et contre les devoirs qui nous sont imposés par l’Europe. Nous sommes sceptiques, nous tenons beaucoup à l’être, et, avec un grommellement sauvage, nous nous écartons de l’enthousiasme, nous en défendons notre âme slave sceptique. Parfois on a le désir de se réjouir. Mais si l’on allait tomber mal à propos, faire une gaffe, se réjouir à tort, que dirait-on de nous ? Ce n’est pas en vain que nous aimons tant les convenances. D’ailleurs, laissons cela. Mieux vaut nous souhaiter un bon été, pour nous bien promener et nous reposer. Où allons-nous, messieurs ? À Reval ? À Helsingfors ? Dans le midi, à l’étranger, ou, tout simplement, à la campagne ? Que ferons-nous là-bas ? Pêcher à la ligne, danser (les bals d’été sont si jolis), nous ennuyer un peu, ou garder notre service à la ville, et, en général, unir l’utile à l’agréable ? Si vous voulez lire, prenez deux numéros de la revue Sovremennik : mars et avril. Vous y trouverez, comme on sait, un roman : Une histoire banale. Lisez-le si vous n’avez pas eu le temps de le lire en ville. Le roman est bon. Le jeune auteur a un don d’observation, beaucoup d’esprit. L’idée nous paraît un peu arriérée, livresque, mais elle est développée habilement. D’ailleurs, le désir visible qu’a l’auteur de conserver son idée, de l’expliquer avec le plus de détails possibles, donne à ce roman un certain dogmatisme, une certaine sécheresse, et même le rend trop long. Quant au style léger, presque aérien, de M. Gontcharov, il ne rachète pas ce défaut. L’auteur croit en la réalité. Il peint les hommes tels qu’ils sont. Les Pétersbourgeoises surtout sont bien réussies. Le roman de M. Gontcharov est très intéressant, mais le compte rendu de la Société d’assistance aux nécessiteux est encore plus intéressant. Nous nous sommes réjoui particulièrement de cet appel à tout le public. Nous sommes heureux de toute union, surtout de l’union pour une bonne œuvre. Dans ce compte rendu, il y a beaucoup de faits très intéressants ; celui qui nous a frappé le plus est la misère extraordinaire de la caisse de la Société. Mais il ne faut pas désespérer ; il y a beaucoup de nobles cœurs. Mentionnons cette ordonnance qui a envoyé 20 roubles argent ; étant donné sa situation ce doit être pour lui une somme énorme ; et si tous avaient envoyé en proportion ! Les distributions effectuées par la Société sont excellentes et témoignent d’une philanthropie volontaire bien comprise.

À propos de philanthropie obligatoire, ces jours-ci, nous sommes passés devant une librairie et avons vu à l’étalage le dernier numéro du Eralach. On y voyait, fort bien représenté, un philanthrope par devoir, celui même qui « bat et frappe sur la gueule le vieux Gavrilo » pour un jabot froissé ; et qui, dans la rue, tout d’un coup, se prend de commisération sincère pour son prochain. Des autres dessins nous ne dirons rien bien qu’il y ait beaucoup de choses justes et d’actualité. Si M. Nievakhovitch le désire, nous lui raconterons une anecdote à propos de la philanthropie. Un propriétaire disait avec feu quel amour il ressentait pour l’humanité et comment il était pénétré des exigences du siècle : « Monsieur, disait-il, mes domestiques sont divisés en trois catégories. Les serviteurs respectables, qui ont servi mon père et mon grand-père fidèlement, honnêtement, forment la première catégorie. Ils logent dans des chambres claires, propres, confortables ; ils mangent les restes de la table des maîtres. La seconde catégorie comprend les serviteurs peu respectables, peu méritants, qui, cependant, sont de braves gens. Je leur donne une chambre claire commune, et, les jours de fête, on leur prépare des gâteaux. Ceux de la troisième catégorie sont des canailles, des coquins, des fripons ; à ceux-là je ne donne pas de gâteaux et, chaque samedi, je leur fais la morale en les corrigeant. À des chiens, la vie des chiens. Ce sont des coquins. – Sont-ils nombreux, chez vous, dans les premières catégories ? – À vrai dire, répondit le propriétaire un peu gêné, encore pas un… parce que tous sont des brigands et des voleurs. Cette engeance n’est point digne de la philanthropie. »

27 avril 1847

Il n’y a pas encore longtemps, je ne pouvais m’imaginer un habitant de Pétersbourg autrement qu’en robe de chambre et bonnet, bien renfermé, avec l’obligation de prendre toutes les deux heures une cuillerée à soupe de quelque potion. Sans doute tous n’étaient pas malades. Aux uns c’était interdit par leurs occupations, aux autres par leur robuste constitution.

Mais enfin, voilà que le soleil brille, et cette nouvelle en vaut bien une autre. Le convalescent hésite. Indécis, il ôte son bonnet ; puis il répare sa toilette ; enfin, il consent à faire une promenade. Sans doute bien emmitouflé, tricot de laine, pelisse et galoches. La douceur de l’air le surprend agréablement, ainsi que l’aspect de fête de la foule dans les rues et le bruit assourdissant des voitures sur le pavé. Enfin, sur la perspective Nevski, le convalescent avale de la poussière neuve. Son cœur commence à battre et quelque chose comme un sourire détend ses lèvres jusqu’ici fermées comme en signe d’interrogation ou de mécontentement. La première poussière de Pétersbourg, après un déluge de boue et quelque chose de très mouillé dans l’air, ne le cède pas en douceur à l’ancienne fumée des foyers de la patrie, et le promeneur, du visage duquel disparaît enfin la méfiance, se résout à jouir du printemps. En général, chez l’habitant de Pétersbourg qui se décide à jouir du printemps, il y a quelque chose de si bonhomme, de si naïf qu’on ne peut ne point partager sa joie. Même, s’il rencontre un ami, il oublie la phrase banale : Quoi de neuf ? et la remplace par une autre beaucoup plus intéressante : Hein, quel temps ? Et l’on sait qu’après le temps, surtout quand il est mauvais, la question la plus saugrenue à Pétersbourg est : Quoi de neuf ?J’ai remarqué souvent que quand deux amis pétersbourgeois se rencontrent quelque part, après s’être salués, ils demandent en même temps : Quoi de neuf ? il y a une tristesse particulière dans leurs voix, quelle qu’ait été l’intonation initiale de leur conversation. En effet, une désespérance totale est liée à cette question à Pétersbourg. Mais le plus agaçant c’est que, très souvent, l’homme qui la pose est tout à fait indifférent, un Pétersbourgeois de naissance, qui connaît très bien la coutume, sait d’avance qu’on ne lui répondra rien, qu’il n’y a rien de nouveau, qu’il a posé cette question peut-être mille fois sans aucun succès ; cependant, il la pose, et il a l’air de s’y intéresser, comme si les convenances l’obligeaient de participer lui aussi à la vie publique, d’avoir des intérêts publics. Mais les intérêts publics… C’est-à-dire nous ne nions pas que nous ayons des intérêts publics ; nous tous aimons ardemment la patrie, nous aimons notre cher Pétersbourg, nous aimons jouer si l’occasion se présente. En un mot il y a beaucoup d’intérêts publics. Mais ce qu’il y a surtout chez nous, ce sont les groupes. On sait que Pétersbourg n’est que la réunion d’un nombre considérable de petits groupes dont chacun a ses statuts, ses conventions, ses lois, sa logique et son oracle. C’est en quelque sorte le produit de notre caractère national qui a encore peur de la vie publique et tient plutôt au foyer. En outre, la vie publique exige un certain art ; il faut s’y préparer ; il faut beaucoup de conditions. Aussi, l’on préfère la maison. Là, tout est plus simple ; il ne faut aucun art ; on est plus tranquille. Dans le groupe, on vous répondra bravement à la question : Quoi de neuf ? La question reçoit tout de suite un sens particulier, et l’on vous répond ou par un potin, ou par un bâillement, ou par quelque chose qui vous force vous-même à bâiller cyniquement, magistralement. Dans le groupe, on peut traîner de la façon la meilleure et la plus douce une vie utile entre le bâillement et le ragot, jusqu’au moment où la grippe, ou bien la fièvre chaude, visite votre demeure ; et vous quittez alors la vie stoïquement, avec indifférence, sans savoir comment et pourquoi tout cela était avec vous jusqu’alors. Aujourd’hui, dans l’obscurité, au crépuscule, après une triste journée, plein d’étonnement que tout se soit arrangé ainsi, il semble qu’on ait vécu, qu’on ait atteint quelque chose, et tout à coup, on ne sait pas pourquoi, il faut quitter ce monde agréable et sans soucis pour émigrer dans un monde meilleur. Dans certains groupes, d’ailleurs, on parle fortement de la cause. Quelques personnes instruites et bien intentionnées se réunissent. On bannit sévèrement tous les plaisirs innocents, comme les potins et la préférence, et, avec un entrain incompréhensible, on parle de différents sujets très importants. Enfin, après avoir bavardé, parlé, résolu quelques questions d’utilité générale, et après avoir réussi à imposer aux uns et aux autres une opinion sur toutes choses, le groupe est saisi d’une irritation quelconque et commence à s’affaiblir considérablement. Finalement, tous se fâchent les uns contre les autres. On se dit quelques dures vérités. Quelques caractères tranchants se font jour et tout se termine par la dislocation totale. Ensuite on se calme ; on fait provision de bon sens et, peu à peu, l’on se réunit de nouveau dans le groupe décrit ci-dessus. Sans doute il est agréable de vivre ainsi. Mais à la longue cela devient irritant ; cela irrite fortement. Par exemple, moi je suis fâché contre notre cercle patriarcal parce qu’il y vient toujours un homme du type le plus insupportable. Vous tous, messieurs, le connaissez très bien. Son nom est Légion. C’est un homme qui a bon cœur, et n’a rien qu’un bon cœur. Comme si c’était une chose rare à notre époque d’avoir bon cœur ; comme si, enfin, on avait besoin d’avoir bon cœur ; cet éternel bon cœur ! L’homme doué d’une si belle qualité a l’air, dans la vie, tout à fait sûr que son bon cœur lui suffira pour être toujours content et heureux. Il est si sûr du succès qu’il néglige tout autre moyen en venant au monde. Par exemple, il ne connaît ni mesure ni retenue. Tout, chez lui, est débordant, à cœur ouvert. Cet homme est enclin à vous aimer soudain, à se lier d’amitié, et il est convaincu qu’aussitôt, réciproquement, tous l’aimeront, par ce seul fait qu’il s’est mis à aimer tout le monde. Son bon cœur n’a même jamais pensé que c’est peu d’aimer chaudement, qu’il faut posséder l’art de se faire aimer, sans quoi tout est perdu, sans quoi la vie n’est pas la vie, ni pour son cœur aimant ni pour le malheureux que, naïvement, il a choisi comme objet de son attachement profond. Si cet homme se procure un ami, aussitôt celui-ci se transforme pour lui en un meuble d’usage, quelque chose comme un crachoir. Tout ce qu’il a dans le cœur, n’importe quelle saleté, comme dit Gogol, tout s’envole de la langue et tombe dans le cœur de l’ami. L’ami est obligé de tout écouter et de compatir à tout. Si ce monsieur est trompé par sa maîtresse, ou s’il perd aux cartes, aussitôt, comme un ours, il fond, sans y être invité, sur l’âme de l’ami et y déverse tous ses soucis. Souvent il ne remarque même pas que l’ami lui-même a des chagrins par-dessus la tête : ou ses enfants sont morts, ou un malheur est arrivé à sa femme, ou il est excédé par ce monsieur au cœur aimant. Enfin on lui fait délicatement sentir que le temps est splendide et qu’il faut en profiter pour une promenade solitaire. Si cet homme aime une femme, il l’offensera mille fois par son caractère avant que son cœur aimant le remarque, avant de remarquer (si toutefois il en est capable) que cette femme s’étiole de son amour, qu’elle est dégoûtée d’être avec lui, qu’il empoisonne toute son existence. Oui, c’est seulement dans l’isolement, dans un coin, et surtout dans un groupe que se forme cette belle œuvre de la nature, ce « spécimen de notre matière brute », comme disent les Américains, en qui il n’y a pas une goutte d’art, en qui tout est naturel. Un homme pareil oublie – il ne soupçonne même pas –, dans son inconscience totale, que la vie est un art, que vivre c’est faire œuvre d’art par soi-même ; que ce n’est que dans le lien des intérêts, dans la sympathie pour toute la société et ses exigences directes, et non dans l’indifférence destructrice de la société, non dans l’isolement, que son capital, son trésor, son bon cœur, peut se transformer en un vrai diamant taillé.

Seigneur Dieu ! Où sont allés les anciens traîtres des vieux mélos et des romans ! L’existence était agréable quand ils vivaient dans le monde. C’est pourquoi il est agréable qu’ici, tout de suite, à côté, se trouve également l’homme le plus vertueux qui défendra l’innocence et punira le mal. Ce traître, ce « tiranno ingrato », c’était un malfaiteur engendré par un jeu mystérieux et tout à fait incompréhensible du sort. Tout en lui était la personnification du mal. Il était déjà malfaiteur dans le sein de sa mère. C’est peu. Ses aïeux, pressentant probablement sa venue au monde, avaient choisi intentionnellement le nom qui convenait à la position sociale de leur futur descendant. Si bien que, d’après le nom seul, vous comprenez que cet homme se promène armé d’un couteau et tue les gens sans raison, Dieu sait pourquoi, comme s’il était une machine à tuer et à incendier. Ça c’était bien ; au moins on savait à quoi s’en tenir.

Maintenant les auteurs parlent de Dieu sait quoi. Maintenant, il arrive que l’homme le plus vertueux, le plus incapable d’un crime se montre soudain un parfait malfaiteur, sans que même il s’en doute. Et le plus fâcheux, c’est que personne ne peut le remarquer, personne ne peut le dire. Alors, longtemps, il est entouré de respect, et enfin il meurt couvert d’une telle gloire, accompagné de telles louanges, qu’on se prend à l’envier. Souvent il est pleuré sincèrement, tendrement, et, ce qui est le plus drôle, il est pleuré par sa victime même. Malgré cela, il y a parfois tant de prudence dans le monde, qu’on ne comprend pas du tout comment elle arrive à se loger parmi nous ! Voici, par exemple, un cas qui s’est produit ces jours derniers. Un de mes anciens amis, un tantinet mon protecteur, Julian Mastakovitch, a l’intention de se marier. À vrai dire, il est difficile de se marier à un âge plus convenable. Il n’est pas encore marié ; il a encore trois semaines de bon temps avant le mariage. Mais chaque soir il met son gilet blanc, sa perruque, tout ce qu’il faut, achète un bouquet et des bonbons, et s’en va faire sa cour à Glafira Petrovna, sa fiancée, jeune fille de dix-sept ans, tout à fait innocente, qui est dans l’ignorance complète du mal. Rien qu’à cette pensée un sourire sucré paraît sur les lèvres de Julian Mastakovitch. Non, il est même agréable de se marier à un âge pareil. Selon moi, s’il faut tout dire, il est même inconvenant de le faire pendant la jeunesse, c’est-à-dire avant trente-cinq ans. Mais quand l’homme approche de la soixantaine, quand il est assagi, quand, physiquement et moralement, il a déjà atteint la perfection, oh, alors, c’est bien, vraiment bien. Et penser : voici un homme qui a vécu longtemps et qui, enfin, a atteint son but ! Aussi fus-je tout à fait étonné lorsque, ces jours derniers, un soir, je vis Julian Mastakovitch arpenter son bureau, les mains derrière le dos, l’air défait et triste. C’est aujourd’hui seulement que j’en ai compris la raison. Je ne voulais même pas en parler, c’est une circonstance sans intérêt, banale, qu’il ne faut même pas prendre en considération devant des gens bien-pensants. – Rue Gorokhovaia, au quatrième sur la rue, est un appartement qu’autrefois d’ailleurs j’avais voulu louer. Actuellement cet appartement est habité par une veuve jeune et agréable, qui a l’air très engageant. Or Julian Mastakovitch était soucieux parce qu’il se demandait comment il ferait, une fois marié, pour aller le soir, comme d’habitude, peut-être un peu plus rarement, chez Sophie Ivanovna, afin de s’entretenir avec elle de son procès ? Il y a deux ans déjà, Sophie Ivanovna a présenté une requête au tribunal et son mandataire est Julian Mastakovitch, qui a si bon cœur. C’est pourquoi de telles rides creusaientson front sérieux. Mais enfin, il mit son gilet blanc, prit le bouquet et les bonbons et, l’air joyeux, alla chez Glafira Petrovna. Voilà un homme heureux ! pensai-je, me rappelant Julian Mastakovitch. Déjà avancé en âge, il rencontre une compagne qui le comprend, une jeune fille de dix-sept ans, innocente, instruite, sortie du pensionnat il n’y a qu’un mois. Et cet homme vivra toute sa vie dans l’aisance et le bonheur. Je fus saisi d’envie. Ce jour était si sale, si morose. Je marchais rue Siennaia.

Mais, messieurs, je suis feuilletoniste et je dois vous parler des nouvelles les plus fraîches ; je dois vous dire par exemple que Jenny Lind part pour Londres. Mais qu’est-ce que c’est que Jenny Lind pour un lecteur de Pétersbourg ? il a bien d’autres chats à fouetter ! Alors, voilà, je marchais rue Siennaia me demandant sur quel sujet je pourrais bien écrire. L’ennui me rongeait. C’était un matin humide et brumeux. Pétersbourg se levait méchant et hargneux comme une vieille fille mondaine, verte et jaune de dépit à cause du bal de la veille. Il était en colère des pieds à la tête. Avait-il mal dormi ? Une grande quantité de bile s’était-elle répandue en lui ? Avait-il, la veille, perdu beaucoup aux cartes, comme un galopin, à tel point que, le matin, ses poches étaient complètement vides ? Était-ce pour quelque autre raison ? C’est difficile à dire, en tout cas, il était fâché. C’était triste de voir ces énormes murs humides, ces marbres, ces bas-reliefs, ces statues, ces colonnes, qui avaient aussi l’air de s’irriter contre le mauvais temps, qui tremblaient et claquaient des dents. Tous les horizons pétersbourgeois avaient l’air tristes et mornes. Pétersbourg était fâché. C’était une heure de l’après-midi ; il faisait tout à fait noir.

À ce moment, un cortège funèbre vint à passer. Aussitôt, en ma qualité de feuilletoniste je me suis rappelé que la grippe et le typhus sont des questions pétersbourgeoises presque d’actualité. C’étaient des obsèques magnifiques. Le héros du cortège, en un riche corbillard, triomphalement, les pieds devant, se rendait dans le logement le plus commode du monde. Une longue file de moines écrasaient sous leurs lourdes bottes des branches de sapin jetées sur le sol qui répandaient une odeur de goudron dans toute la rue. Un chapeau à plumet, posé sur le cercueil, annonçait aux passants le grade du dignitaire. Ses décorations, placées sur des coussins, suivaient. Près du corbillard sanglotait un colonel, déjà tout blanc, inconsolable, probablement le gendre du défunt, peut-être son cousin. Dans la longue file de voitures on apercevait, comme d’habitude, des visages endeuillés, on entendait les potins qui ne meurent jamais, et les enfants riaient gaiement dans leurs crêpes blancs. J’avais du dépit, de l’angoisse ; et je saluais, d’un air profondément offensé, l’amabilité d’un cheval, aux quatre pieds ankylosés, qui était tranquillement dans son rang et, ayant depuis longtemps avalé la dernière touffe de foin volée à une télègue voisine, se décidait à faire une plaisanterie, c’est-à-dire à choisir le passant le plus affairé (pour lequel, probablement il m’avait pris), de le saisir légèrement par le col ou la manche et ensuite, comme si rien n’était arrivé, de lui montrer sa gueule vertueuse et barbue. Pauvre rosse ! Je suis rentré à la maison. Je me suis préparé à écrire mon feuilleton ; mais, je ne sais comment, j’ai ouvert la revue et me suis mis à lire une nouvelle. Dans cette nouvelle, on décrit une famille de Moscou, de la classe moyenne. On y parle aussi de l’amour. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais moi je n’aime pas les histoires d’amour, et je me suis transporté à Moscou dans ma patrie lointaine. Si vous n’avez pas lu cette nouvelle, messieurs, lisez-la. En effet, que pourrais-je vous dire de meilleur, de plus nouveau ? Que les nouveaux omnibus ont fait leur apparition sur Nevski ; que la Néva a occupé tous les esprits durant une semaine ; que dans les salons on continue toujours à bâiller à jours fixes, en attendant l’été avec impatience ? Est-ce cela ? Mais cela vous ennuie depuis longtemps déjà, messieurs. Voilà, vous avez lu la description d’une matinée à Pétersbourg, n’est-ce pas suffisant comme ennui ? Alors, pendant une matinée aussi pluvieuse, lisez cette nouvelle sur une famille de petites gens de Moscou, et la glace brisée. C’est comme si je l’avais vue dans mon enfance cette pauvre Anna Ivanovna, la mère de famille. Et je connais aussi Ivan Kirilovitch. Ivan Kirilovitch est un brave homme, seulement, quand il est gai, un peu éméché, il aime les plaisanteries. Par exemple, sa femme est malade et a peur de la mort ; alors lui, bien portant, pour rire et plaisanter se met à raconter comment il se remariera quand il sera veuf. La femme se retient, se retient ; elle finit par rire : que faire si son mari a déjà un pareil caractère ? Mais voilà que la théière est cassée. Il est vrai qu’une théière coûte cher. Cependant c’est un spectacle honteux de voir, devant des invités, le mari reprocher à sa femme une maladresse. Puis vint le carnaval. Ivan Kirilovitch n’était pas à la maison. Le soir, comme par hasard, plusieurs jeunes amies de la fille aînée, Olga, se réunirent chez elle. Il y avait aussi des jeunes gens, et des enfants très bruyants, et un certain Pavel Loukitch, qui paraissait sorti d’un roman de Walter Scott. Il bousculait tout le monde, ce Pavel Loukitch. Il proposa de jouer à colin-maillard. La pauvre malade Anna Ivanovna eut comme un pressentiment. Mais, gagnée par le désir général, elle autorisa le colin-maillard. Ah, messieurs, cela me reporte à quinze ans, quand moi-même je jouais à colin-maillard. Quel jeu ! Et ce Pavel Loukitch ! Ce n’est pas en vain que Sachenka aux yeux noirs, amie d’Olga, chuchote, en se serrant contre le mur, et tremblant de l’attente, qu’elle est perdue. Ce Pavel Loukitch est si terrible ; et c’est lui qui a les yeux bandés. Les petits enfants, s’étant mis dans un coin, sous une chaise, firent du bruit, près d’une glace. Pavel Loukitch se jeta du côté d’où venait le bruit. La glace trembla, quitta ses pitons rouillés et, par-dessus sa tête, tomba par terre et se brisa en mille morceaux. Ah ! quand j’ai lu cela, il m’a semblé que j’avais moi-même cassé cette glace, que j’étais moi-même coupable de tout cela !

Anna Ivanovna pâlit ; tous prirent la fuite, car la peur les avait tous saisis. Qu’allait-il arriver ? Avec crainte et impatience j’attendais le retour d’Ivan Kirilovitch. Je pensais : voilà, il rentrera ivre ; au-devant de lui, sur le perron, sortira la grand-mère, cette vipère, un type de l’ancien Moscou, et elle lui chuchotera quelque chose, probablement sur le malheur arrivé. Mon cœur commençait à battre. Soudain éclate l’orage. D’abord, avec un fracas de tonnerre, qui, peu à peu, se calma ; j’entendis la voix d’Anna Ivanovna. Trois jours après, elle était au lit ; et un mois plus tard elle mourait de phtisie galopante. Alors quoi, tout cela à cause d’une glace brisée ! Mais, est-ce possible ? Oui, et elle est morte. Il y a un charme à la Dickens dans la description des dernières minutes de cette vie inconnue, effacée. Et Ivan Kirilovitch ? Il est presque devenu fou. Il courait à chaque instant à la pharmacie ; il se querellait avec le médecin ; il demandait toujours en sanglotant à qui sa femme allait le laisser. Oui ; je me suis rappelé beaucoup de choses. À Pétersbourg il y a aussi beaucoup de familles pareilles. J’ai connu personnellement un Ivan Kirilovitch ; on en trouve partout.

J’ai commencé, messieurs, à vous parler de cette nouvelle, parce que j’avais l’intention de vous raconter moi-même une nouvelle. Mais ce sera pour une autre fois. À propos de littérature, nous avons entendu dire que beaucoup sont très contents de la saison d’hiver. Il n’y a pas eu beaucoup de bruit, de querelles particulières, bien que quelques nouveaux journaux et revues aient fait leur apparition. Mais tout se fait beaucoup plus sérieusement. Il y a en tout plus d’entente et de réflexion. Il est vrai que le livre de Gogol a fait beaucoup de bruit au commencement de l’hiver. Ce qui est surtout remarquable à propos de ce livre, c’est l’opinion unanime de presque tous les journaux et revues qui, d’habitude, se contredisent toujours.

Pardon, j’ai oublié le principal. Tout le temps j’y ai pensé, puis je l’ai oublié : Ernst donne encore un concert. Ce sera au profit de la Société de secours aux pauvres et de la Société allemande de bienfaisance. Nous ne disons pas que le théâtre sera archicomble ; nous en sommes sûr.

LE LIVRE
LE LIVRE

Les annales de Pétersbourg de Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, Actes Sud, 2001

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