Petites leçons de la Nouvelle Héloïse

Pour l’historien américain Robert Darnton, qui analyse dans son dernier ouvrage la réception de La Nouvelle Héloïse à la fin du XVIIIe siècle, il serait « complètement aberrant de présumer que nos ancêtres lisaient de la même manière que nous ». C’était peut-être même l’exact contraire, car s’ils s’adonnaient peu à la lecture, ils le faisaient avec une intensité que nous avons peine à concevoir…

Pour l’historien américain Robert Darnton, qui analyse dans son dernier ouvrage la réception de La Nouvelle Héloïse à la fin du XVIIIe siècle, il serait « complètement aberrant de présumer que nos ancêtres lisaient de la même manière que nous ». C’était peut-être même l’exact contraire, car s’ils s’adonnaient peu à la lecture, ils le faisaient avec une intensité que nous avons peine à concevoir.

La lecture était alors un acte qui engageait tout l’esprit et toute l’âme, et requérait des conditions appropriées : « Il est recommandé de se laver le visage à l’eau froide et d’emporter le livre dehors, où l’on peut lire au sein de la nature, de préférence tout haut, car le son de la voix favorise la pénétration des idées », décrète un Art de lire de l’époque. On lit souvent à plusieurs, en confrontant ses impressions ; c’est d’ailleurs la grande distraction diurne des protagonistes de La Nouvelle Héloïse, à propos desquels Darnton peut écrire : chez eux, « la vie ne se distingue pas de la lecture, ni l’amour de la correspondance amoureuse… Les amoureux s’apprennent mutuellement à lire comme ils s’apprennent à aimer ». Avec pour effet, comme le suggère Rousseau lui-même, que les livres « soient digérés si parfaitement qu’ils sont absorbés dans la vie ».

Et le résultat est spectaculaire : La Nouvelle Héloïse, redoutable pavé truffé d’appels à la vertu, devient le bestseller du siècle. Rousseau est inondé de lettres d’admiration. Un lecteur a tant pleuré qu’« il s’est guéri d’un mauvais rhume ». Une marquise s’est évanouie au récit de la mort de Julie. Et presque tous croient que les personnages existent réellement : ils demandent leurs coordonnées à Rousseau, veulent voir leurs portraits, et soupçonnent le philosophe d’avoir été lui-même l’amant de Julie ! Cette fusion de l’auteur, du lecteur et du texte, cette lecture-communion, qui n’est pas sans rappeler la lectio divina de saint Augustin, s’est perpétuée à travers le romantisme. Peut-être resurgira-t-elle un jour, mais sous quelle forme ?

Guglielmo Libri

LE LIVRE
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Le Grand Massacre des chats de Petites leçons de la Nouvelle Héloïse, Les Belles Lettres

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