Peut-on échapper à la bureaucratie ?

Pour David Graeber, la bureaucratisation de toutes les procédures permet de masquer l’accaparement des profits par les actionnaires.

David Graeber, professeur et pilier du mouvement Occupy Wall Street, s’est fait connaître du grand public en publiant un article consacré aux « bullshit jobs » (« jobs à la con »), catégorie dans laquelle Graeber jetait, pêle-mêle, les chargés de communication, les responsables des ressources humaines, les lobbyistes, les consultants, bref, tous les emplois qui, de son point de vue, ont pour seule justification d’occuper le temps de leurs titulaires en leur donnant l’illusion d’être productifs. Cette idée d’emplois inutiles, David Graeber la reprend dans son nouveau livre, où il affirme que nous vivons à l’ère de la « bureaucratisation totale ». Comme il le rappelle, capitalisme et bureaucratie sont liés : d’un côté, le marché exige pour bien fonctionner un environnement juridique et administratif stable – et donc, des fonctionnaires. De l’autre, la grande entreprise privée a toujours généré en son sein des pratiques bureaucratiques. Mais, selon Graeber, les deux phénomènes se sont fortement accentués depuis trente ans : à l’intérieur des entreprises, l’alliance de l’élite managériale avec les détenteurs de capitaux aurait donné naissance à une nouvelle culture bureaucratique – un ensemble de pratiques destinées à masquer l’accaparement du profit par les actionnaires. Pour l’auteur, la rationalité bureaucratique est devenue, dans le secteur privé, un but en soi. « Parler d’efficacité rationnelle est, écrit-il, un moyen d’éviter de parler de ce à quoi sert cette efficacité rationnelle. » D’où la multiplication des procédures de reporting, de contrôle et d’évaluation qui remplissent une partie de ces emplois jugés inutiles. Cette nouvelle culture bureaucratique ne s’est, semble-t-il, pas cantonnée aux entreprises. Elle aurait aussi – et c’est là le grand paradoxe pointé par le livre – contaminé l’État. En voulant instiller aux administrations un esprit de marché, les gouvernements de droite comme de gauche n’ont fait qu’importer de nouvelles procédures et renforcer les phénomènes bureaucratiques pervers qu’ils souhaitaient éliminer. Les commentateurs n’ont pas manqué de relever l’ironie suivante : pour un auteur qui entend déplacer la critique de la bureaucratie de la droite vers la gauche, Graeber rejoint étrangement les arguments de ses adversaires. En mettant sur le même plan bureaucratie privée et publique, et en ne soulignant pas certains bienfaits de l’État, l’intellectuel finit par « donner la main aux néolibéraux qu’il méprise », selon le Guardian.   — Chronique « Les idées du monde » de Delphine Veaudor dans La grande table (France culture, 22/05/2015) Cliquez ici pour (ré)écouter cette chronique en podcast  
LE LIVRE
LE LIVRE

Bureaucratie. L’utopie des règles de David Graeber, Melville House, 2015

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