Faut-il manger les animaux ? – Humain, trop humain

Les livres sur la « cause » animale, il en pleut des sauterelles. Les philosophes et apparentés sont au festin. « La vie de milliards d’animaux est vouée aux exactions barbares de l’élevage industriel et de l’abattage », écrit la philosophe Élisabeth de Fontenay, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, à propos du dernier pamphlet de Marcela Iacub, Confessions d’une mangeuse de viande. Fayard, son éditeur, le vend sur son site par cette simple citation : « Il y a quelques mois, un événement tragique a complètement transformé l’idée que je me faisais de mon passé. Depuis, je sais que la seule chose digne d’intérêt qui me soit arrivée, c’est le fait d’avoir mangé de la viande. » Marcela Iacub est juriste, chercheuse au CNRS, spécialiste des questions de bioéthique. « Consommatrice invétérée de viande, elle a vécu, en lisant un traité de Plutarque, un événement foudroyant : la découverte du meurtre barbare en vue du seul plaisir de manger », écrit Élisabeth de Fontenay. Pour la philosophe, ce « meurtre barbare » est commis au nom d’un inacceptable « consensus humaniste ». Refuser ce meurtre, refuser de « mettre des animaux à mort pour les manger » relève d’une forme supérieure de courage social, car c’est « transgresser les normes qui règlent les habitudes immémoriales et fondent notre rapport à l’animal ».
Dans Faut-il manger les animaux ?, titre que nous reprenons pour ce dossier, le romancier américain Jonathan Safran Foer raconte comment, après la naissance de ses deux fils, il s’est lui aussi converti au végétarisme. Ce ne fut pas une révélation foudroyante, mais une prise de conscience progressive, qu’il a tenu à étayer en menant pendant trois ans une enquête approfondie sur les conditions d’élevage et d’abattage aux États-Unis.
Qu’y a-t-il de rationnel dans ces prises de position ?, se demande le philosophe des sciences canadien Ian Hacking, lui-même végétarien. Il s’empare de deux fictions de J. M. Coetzee, le grand écrivain sud-africain, lui aussi végétarien. Coetzee creuse notre relation à l’animal. Dans l’une, il met en scène un homme meurtri qui trouve une forme de rédemption en s’attachant à « sauver l’honneur » des chiens. Dans l’autre, une conférencière fait feu de tout bois pour justifier le végétarisme. Comme, avant elle, le grand romancier juif Isaac Bashevis Singer, elle trouve logique de comparer les abattoirs aux camps d’extermination nazis. Et s’attire cette réplique d’un personnage juif : « Si les Juifs étaient traités comme du bétail, il ne s’ensuit pas que le bétail est traité comme les Juifs. » Mais là, le philosophe Hacking tire son joker : « Je ne parviens pas à exprimer de façon satisfaisante ce qui est erroné dans la rhétorique » de la conférencière. Bravo ! Ce n’est pas si fréquent de rencontrer un authentique aveu d’humilité.
Comme Coetzee, Hacking cherche la difficulté. Il prend à bras-le-corps le mammouth de la philosophie dite animaliste, l’autre Singer, Peter de son prénom. Le philosophe le plus influent de notre époque, estime Hacking. Son livre sur la « libération animale » (1975) reste le pilier incontournable de toute réflexion sur le sujet. Hacking est un peu gêné par ses positions en faveur de l’euthanasie des enfants gravement handicapés, mais ce n’est pas le sujet. Il admire la clarté et la puissance des arguments de Singer. C’est un rationaliste impitoyable, bien éloigné du style tout en nuances de Coetzee. « Mais, curieusement, je n’y adhère pas vraiment, écrit Hacking. Il est loin d’être évident que les animaux puissent avoir des droits. » Hacking se demande si l’argumentation rationnelle est bien adaptée à la question de la cause animale. N’est-ce pas plutôt une affaire de passion ? Ou de passions, au pluriel ? « La raison est l’esclave des passions », soutenait Hume.
Dans cette affaire, quelle est donc la part de la raison et celle des passions ? Élisabeth de Fontenay salue l’« argumentation imparable » de Marcela Iacub. Le philosophe Mark Rowlands souligne « le raisonnement simple, les prémisses irréfutables, la conclusion logiquement inférée » de Jonathan Safran Foer. Pour la philosophe espagnole Adela Cortina, seuls les humains ont une valeur « absolue ». Mais est-elle fondée en raison ou pour d’autres raisons ? Et quelle est la part du religieux dans tout cela ? Du crypto-religieux ? Ou du néoreligieux, pour parler comme Fernando Savater, autre philosophe espagnol ? Quant à l’humanisme, il a bon dos : il est partout.
Dans ce dossier :

Pour aller plus loin

Philippe Devienne, Penser l’animal autrement, L’Harmattan, 2010. Par un vétérinaire philosophe.

Jean-Paul Engélibert, Lucie Campos, Catherine Coquio, Georges Chapouthier (dir.), La Question animale. Entre science, littérature et philosophie, Presses universitaires de Rennes, 2011. Un livre collectif qui rassemble des spécialistes d’horizons divers.

Marcela Iacub, Confession d’une mangeuse de viande, Fayard, 2011. Par une juriste philosophe végétarienne et iconoclaste.

Dominique Lestel, Apologie du carnivore, Fayard, 2011. Par un éthologue philosophe, qui s’en prend à la « perversité » du « végétarien éthique ».

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Ethique animale, PUF, 2008. Avec une préface de Peter Singer.

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