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Plaidoyer pour le canal de Suez


Crédit : Sowr Canal de Suez en 1880

Il faudra désormais parler des canaux de Suez au pluriel. Un nouveau passage, parallèle à la voie mise en service en 1869, a été testé ce week-end avant son ouverture officielle le 6 août. Il permet le passage de navires plus larges dans les deux sens, ce qui aurait certainement ravi Ferdinand de Lesseps. L’entrepreneur et diplomate français, principal promoteur du projet au XIXe siècle, s’en fait l’avocat éloquent dans Question du Canal de Suez (1860).

 

On vient encore d’invoquer contre le canal de Suez des arguments fondés sur des calculs d’après lesquels la navigation à voiles n’aurait aucun avantage à prendre par le canal de Suez, ni comme abréviation de la distance, ni comme économie de dépenses.

Pour arriver à démontrer que la durée du voyage ne serait pas abrégée, on a envisagé seulement la navigation entre le nord de l’Europe et Batavia [1], et de plus on s’est basé sur les prétendus périls de la mer Rouge.

En ce qui concerne la navigation entre l’Europe et les Indes néerlandaises, la Compagnie [2] pourrait signaler combien est étroit le terrain sur lequel on porte la discussion lorsqu’il s’agit de mettre le monde entier, c’est-à-dire les ports du Midi comme ceux du Nord en communication avec l’Inde, la Chine, et l’Australie : que prouverait-on en choisissant les deux points les plus défavorables du parcours pour les opposer à la Compagnie ? Toutefois nous pouvons nous placer même sur ce terrain.

Un bâtiment à voiles allant du nord de l’Europe à Java, mettrait par le Cap 101 jours, chiffre qui résulte de la moyenne de 450 voyages effectués.

La traversée par Suez sera différente suivant les saisons. Les calculs les plus certains donnent à la traversée par Suez, en été, une durée de 77 jours ; elle serait plus longue en hiver. Donc, si le bâtiment n’avait pas d’avantages à prendre la voie de Suez en hiver, il aurait pendant l’été une abréviation de 24 jours.

Mais Batavia est spécialement placée dans une situation moins favorable que les autres ports pour la navigation par Suez, entre le nord de l’Europe et les Indes. Sa position au sud de l’équateur la rend facilement accessible aux bâtiments venant du Cap, tandis qu’au contraire ceux qui viennent de Suez peuvent être retardés par les calmes et les vents variables qu’on rencontre souvent aux environs de l’équateur.

Mais si au lieu de choisir spécialement Batavia on prend le point central des Indes, l’île de Ceylan, les termes de la comparaison deviennent fort différents. Ainsi du cap Lézard à la pointe de Galles, un bâtiment à voiles met en moyenne :

Par le Cap……………….…………………106 jours

Par Suez (pendant l’été)………………55 jours

Si au lieu de se borner à la navigation du nord on prend celle du midi, on trouve qu’un bâtiment à voiles, allant de Marseille à Ceylan, met

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Par le Cap……………….………………….109 jours

Par Suez (pendant l’été) mettrait 42 jours

L’exactitude de ces calculs est démontrée dans un Mémoire préparé par M. Larousse, ingénieur hydrographe de la marine impériale.

Après avoir établi l’abréviation de la distance, il semble superflu de prouver que la navigation par Suez amènerait une économie de dépenses. Toutefois il n est pas inutile de faire à ce sujet certaines remarques. On a fait figurer dans le calcul tendant à exagérer des frais qu’entraînerait le voyage par Suez, l’évaluation de la prime d’assurances à payer par les navires en raison des prétendus dangers de la mer Rouge ; ces dangers n’existent pas ou du moins ils n’ont rien de plus grave que ceux que court en général la navigation dans toutes les mers.

La mer Rouge est, à la vérité, bordée de récifs près des côtes ; mais dans toute sa longueur elle offre à la navigation un chenal de 20 à 30 lieues de large parfaitement sain. Les vents qui règnent dans cette mer soufflent dans la direction du chenal, de sorte que les bâtiments allant vent arrière n’ont absolument rien à redouter, et ceux qui remontent contre le vent, ayant une largeur de 20 lieues pour prolonger leurs bordées, n’ont à craindre aucun danger, s’ils surveillent leur marche.

Ajoutons que le ciel dans le parcours de la mer Rouge est toujours clair, avantage si important pour les hommes habitués à la navigation, et qu’on n’y voit jamais de ces tempêtes si fréquentes en toute saison aussi bien sur la Méditerranée que sur l’Océan.

Il va sans dire que les calculs qui s’appliquent à la navigation à voiles et qui tendent à prouver l’abréviation de la distance par Suez, ont encore plus de force en ce qui concerne les navires mixtes, et à plus forte raison les steamers, dont la proportion s’accroît d’année en année.

Pour faire valoir les objections auxquelles je viens de répondre, l’on s’est appuyé sur un rapport de la Commission néerlandaise, appelée à rechercher les conséquences du percement de l’Isthme de Suez pour le commerce et la navigation en général, ainsi que pour le commerce et la navigation de la Hollande en particulier. Voici comment s’est exprimé le membre le plus éminent de cette commission, l’honorable M.W. Conrad dans une lettre récemment publiée :

« On se tromperait fort si l’on pensait que le rapport de la Commission hollandaise est défavorable au canal. Au contraire, il contient beaucoup de passages dans lesquels sont exprimées des opinions favorables sur l’Isthme de Suez, particulièrement pour les autres pays, et spécialement pour la Chine, le Japon les Indes, l’Egypte, la Turquie, la Russie, les îles Ioniennes, les Etats de la Méditerranée, l’Autriche, la Sardaigne, Venise, Trieste, Gênes, Marseille, le midi de la France, l’Algérie, l’Espagne, etc., qui, suivant ce qui est dit dans le rapport, auront tous une large part dans les profits du nouveau canal.

La Commission s’exprime encore plusieurs fois très catégoriquement sur les avantages du canal pour l’Angleterre et les Pays-Bas, bien qu’elle pense qu’il nous faudra beaucoup d’énergie et de prudence pour en avoir notre part.

La Commission est aussi arrivée à des résultats bien différents pour la navigation à voiles, la navigation mixte et la navigation à vapeur. On peut presque se demander si dans quelques années la navigation à voiles existera encore ; quant à moi, je ne le pense pas. Dans peu d’années (quand le canal sera terminé), nous ne naviguerons plus qu’avec la vapeur, et tout ce qui se dit maintenant encore en faveur de la navigation à voiles trouvera sa réponse dans le fait accompli de la vapeur. On est presque à peu près d’accord qu’avec la vapeur tout est à l’avantage du canal de Suez… »

 

Notes

[1] Batavia était le nom du siège de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales 1619 à 1799, puis de la capitale des Indes néerlandaises de 1799 à 1942. Son nom actuel est Jakarta, capitale de l’Indonésie.

[2] La Compagnie universelle du canal maritime de Suez a été fondée pour financer le projet du percement de l’isthme égyptien.

LE LIVRE
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Question du Canal de Suez de Ferdinand de Lesseps, Plon, 1860

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