Écrivains et artistes sous l’Occupation – Interprétations hâtives

L’un des plus grands écrivains français vivant à l’époque de l’occupation allemande était Georges Bernanos. Dans l’article que lui consacre l’encyclopédie la plus consultée, Wikipédia, on lit ceci : Les Grands Cimetières sous la lune, paru en 1938, sont « un violent pamphlet antifranquiste […]. Sa tête est mise à prix par Franco […]. Ce livre lui vaudra l’hostilité d’une grande partie de la droite nationaliste, en particulier de son ancienne famille politique, l’Action française, avec laquelle il avait rompu définitivement en 1932 […]. Le 20 juillet 1938, deux mois avant les accords de Munich, la honte que lui inspire la faiblesse des politiques français face à l’Allemagne de Hitler le conduit à s’exiler en Amérique du Sud […]. Il se rallie à l’appel lancé le 18 juin 1940 depuis Londres par de Gaulle et décide de soutenir l’action de la France libre dans de nombreux articles de presse où il met cette fois son talent de polémiste contre le régime de Vichy et au service de la Résistance ».
Dans l’ouvrage qui accompagne la remarquable exposition présentée ce mois-ci à L’Hôtel de Ville de Paris, « Archives de la vie littéraire sous l’Occupation », les textes et documents concernant Bernanos, qui remontent à l’époque de son exil, ne démentent pas cette impression. On lit par exemple cet extrait de sa première « lettre aux Anglais » de décembre 1940 : « Vous écrivez en ce moment une des plus grandes pages de l’histoire ; c’est vous qui l’écrivez, Anglais, mais c’est sûrement pour les enfants que vous avez commencé d’écrire – “Il était une fois dans une petite île, un grand peuple seul contre tous…” » Or, au même moment, il publiait divers textes que l’on qualifierait aujourd’hui de racistes : « Je ne méprise nullement l’idée de race, je me garderais plus encore de la nier […]. La race se révolte contre les nations […]. Il n’y aura jamais de droit interracial pour une raison très simple. Les nations peuvent fusionner entre elles. La civilisation en a fait des personnes morales, mûries par l’expérience et qui, n’ayant réalisé leur unité que lentement, grâce aux concessions réciproques des diverses races qui les composent, sont naturellement inclinées à une politique extérieure de collaboration, d’arbitrage. Les races, au contraire, ne sauraient fusionner sans se corrompre (1). »
Dans le dossier que nous présentons sur les écrivains et les artistes sous l’occupation allemande, on voit les historiens, professionnels ou amateurs, multiplier les mises en garde contre les interprétations hâtives. L’exemple de Bernanos l’illustre avec force : encore aujourd’hui, les impressions les plus tenaces sont parfois trompeuses, ou valent d’être sérieusement nuancées. Mais comment résister à la tentation d’interpréter trop vite, forts d’une information forcément partielle, forts aussi d’une faculté de jugement remodelée par le temps, exercée dans la tranquillité de notre confort de vie ? « Qui n’a pas collaboré ? », titrait la New York Review of Books en présentant le premier des articles que nous publions, celui de Ian Buruma. Eh bien, beaucoup de gens, finalement, même parmi les artistes et écrivains qui fréquentaient les réceptions données par les Allemands. L’armistice et l’annonce de l’instauration du régime de Vichy furent accueillis « avec un sentiment de soulagement presque universel », écrit Ian Buruma en commentant le livre d’Alan Riding And the Show Went On (« Et la fête continua »). Presque universel ? Pas si simple. En lisant ensuite l’article de Robert Paxton et celui de Michèle Cone, on appréciera la formule de René Rémond : « La période était complexe, la situation et les choix ambigus. » La situation et les choix furent clairs pour certains, cependant, parfois dès le début.
Dans ce dossier :

Notes

1| Georges Bernanos, Le Chemin de la Croix-des-Âmes, décembre 1940.

Pour aller plus loin

 Books en a déjà parlé

« Vive cette paix honteuse ! », n° 1, décembre 2008
« Roger Peyrefitte et ses Juifs », n° 7, juillet-août 2009
« Oncle Sam sous Vichy », n° 9, octobre 2009
« Salauds d’Anglais », n° 11, janvier-février 2010
« Django, légende du siècle », n° 11, janvier-février 2010
« L’étrange défaite », n° 16, octobre 2010
« La disgrâce de Chanel », n° 18, décembre-janvier 2011
« Entre deux eaux », n°; 19, février 2011
« Piaf brin d’acier », n° 22, mai 2011
« Vichy or not Vichy ? », n° 22, mai 2011
Autres ouvrages à signaler
Albert Betz et Stefan Martenz (dir.)Les Intellectuels et l’Occupation, Autrement, 2004. Avec notamment des études sur le cas Jean-Paul Sartre, sur Otto Abetz et sur le système éditorial français.
Agnès Callu, Patrick Eveno et Hervé Joly (dir.)Culture et médias sous l’Occupation, éditions du CTHS, 2009. Contient en particulier des études sur la censure du cinéma, l’aryanisation des galeries juives parisiennes ou encore Radio Paris et Radio Vichy.
 
Robert O. Paxton, Olivier Corpet et Claire PaulhanArchives de la vie littéraire sous l’Occupation, Tallandier/Imec, 2009. Livre présentant une grande quantité de documents et d’images, publié à l’occasion d’une exposition à New York.
Pierre PéanUne jeunesse française. François Mitterrand, 1934-1947, Fayard, 1994 (rééd. coll. « Pluriel », 2010). À lire notamment au sujet de Marguerite Duras.
 
Gisèle SapiroLa Guerre des écrivains, 1943-1953, Fayard, 1999. Par une chercheuse au CNRS, directrice du Centre européen de sociologie et de sciences politiques à Paris.

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