Insolences
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Quand Tolstoï décernait le Nobel de la paix


Library and Archives Canada

Le Quartet, la plate-forme de dialogue qui a évité à la Tunisie de sombrer dans le chaos fin 2013, vient de recevoir le prix Nobel de la paix. Tout comme, avant lui, MSF, Malala, Henri Dunant ou Theodore Roosevelt. Les actions et les engagements de ces lauréats n’ont pourtant rien de commun, illustrant la difficulté de définir précisément ce qu’est le combat pour la paix. Dès l’institution du prix, dans un texte intitulé A propos du testament de Nobel, Léon Tolstoï s’en saisissait en proposant ses candidats à la distinction. Des hommes dont l’exemple allait, selon lui, conduire à la paix perpétuelle.

 

J’ai lu dans les journaux suédois, que, par testament, Nobel a institué un prix en argent à décerner à la personne dont la propagande en faveur de la paix aura été le plus efficace.

Je crois que les hommes qui ont agi dans ce sens, ne l’ont fait que pour servir Dieu. Conférer à leur acte un caractère lucratif ne peut que leur être désagréable : c’est pourquoi il semble que cette clause du testament de Nobel ne puisse être strictement réalisée, en ce qui les concerne ; mais je crois qu’on satisferait à l’esprit du testament en donnant cet argent aux familles de ces hommes qui ont travaillé et travaillent pour la paix et, de ce fait, se trouvent dans la situation la plus pénible et la plus cruelle : je parle des familles des Doukhobors du Caucase [un groupe de dissidents de la religion orthodoxe] qui, au nombre actuel de 4 000 âmes, depuis trois années déjà subissent de la part du gouvernement russe les traitements les plus pénibles parce que tels de leurs membres ont refusé de servir dans l’armée active ou dans la réserve.

Trente-deux de ces hommes, après un séjour aux bataillons disciplinaires, où deux sont morts, ont été déportés dans la région la plus malsaine de la Sibérie, et près de trois cents souffrent dans les prisons du Caucase et de la Russie.

L’incompatibilité du service militaire avec la pratique du christianisme a toujours été évidente aux vrais chrétiens, et a maintes fois été avouée par eux ; mais toujours les sophistes de l’Église qui sont au service des autorités se sont ingéniés à étouffer ces voix, afin que les simples ne voient pas cette incompatibilité, et que, ne la voyant pas et continuant à se tenir pour chrétiens, ils entrent au service militaire et obéissent à l’autorité des gens qui les dresseront à l’assassinat.

Mais cette incompatibilité entre la profession du christianisme et la participation à l’œuvre militaire apparaît plus clairement, d’année en année, de jour en jour, et elle est arrivée au dernier degré de tension : tandis que, d’un côté, l’union et la communion des peuples chrétiens deviennent de plus en plus étroites, de l’autre, les mêmes peuples, dans un but réciproque d’hostilité ploient sous le fardeau toujours plus lourd de leurs armements.

Tous parlent pour la paix : les prêtres et les pasteurs la prônent dans leurs églises ; les sociétés de paix, dans leurs réunions ; les écrivains, dans les livres et dans les journaux, et les représentants des gouvernements dans leurs discours, toasts et déclarations de toutes sortes ; tous parlent et écrivent pour la paix, mais personne n’y croit et ne peut y croire, parce que les mêmes prêtres et pasteurs qui aujourd’hui prêchent contre la guerre, demain béniront les drapeaux et les canons, féliciteront les troupes, et glorifieront leurs chefs. Les membres des sociétés de la paix, leurs orateurs, ceux qui écrivent contre la guerre, dès que viendra leur tour, se replaceront tranquillement sous les drapeaux, prêts à l’assassinat. Les empereurs et les rois qui, hier, déclaraient bruyamment ne penser qu’à la paix, le jour suivant exercent leurs troupes à l’assassinat et s’enorgueillissent l’un devant l’autre de leurs régiments armés pour le meurtre ; c’est pourquoi, parmi ce mensonge général, la voix nette des hommes qui, voulant la paix, témoignent de leur amour pour elle non seulement par des paroles mais encore par des actes, ne peut pas ne pas être entendue. Ces hommes disent : « Nous sommes chrétiens, c’est pourquoi nous ne pouvons consentir à être des assassins ; vous pouvez nous tuer, nous martyriser ; nous persisterons à ne pas être des meurtriers, parce que le meurtre est contraire à ce même christianisme que vous professez. »

Ces paroles sont très simples, et bien qu’elles ne soient pas neuves et qu’il semble superflu de les répéter, ces paroles, cependant, dites dans notre temps et dans les conditions où se trouvent les Doukhobors, ont une grande importance : elles montrent une fois de plus au monde le moyen simple, indiscutable, unique de rétablir la vraie paix. Il y a longtemps que ce moyen a été donné par Christ, mais les hommes s’évertuent à en chercher d’autres, feignant d’avoir oublié celui-là, — qui consiste tout simplement à ne pas faire ce que nous trouvons honteux, à n’être pas les esclaves soumis des professionnels de l’assassinat.

Mais, outre qu’il est simple, ce moyen a encore pour lui d’être indiscutablement efficace. Toutes les méthodes « pacifiques » sont incertaines, — toutes sauf celle qui consiste, pour un chrétien, à déclarer, ce dont personne n’a jamais douté, qu’il n’est pas licite à un chrétien d’être un assassin. Il faut que le chrétien prenne conscience d’une vérité qu’il ne peut pas méconnaître et alors existera entre les chrétiens la paix éternelle et inviolable.

Tant que les chrétiens reconnaîtront la possibilité de prendre part au service militaire, il y aura des armées soumises à la puissance des gouvernements, et s’il y a des armées soumises aux gouvernements, il y aura des guerres. Je sais que ce moyen date de bien loin, qu’il fut employé par ces anciens chrétiens, que les Romains, pour ce motif, persécutèrent, par les quakers, les ménonites, les nazaréens, mais il ne le fut jamais si fréquemment et surtout si consciencieusement que maintenant en Autriche, en Prusse, en Suisse et en Hollande, où, même dans les églises, les pasteurs prêchent le refus du service militaire, et en Russie où, malgré ruses, perfidies et cruautés, le gouvernement ne put briser la décision du petit nombre d’hommes qui vivent de la vie chrétienne.

Dire que ce moyen n’est pas efficace en arguant que, depuis si longtemps qu’on l’emploie, la guerre existe encore, c’est comme si l’on disait qu’au printemps le soleil est sans action parce que toute la terre n’est pas encore dégelée et que les fleurs ne sont pas encore épanouies.

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Il est vrai qu’en Autriche les nazaréens sont en prison, que d’autres, pour avoir refusé le service militaire, sont incorporés aux bataillons disciplinaires, et que ces mêmes Doukhobors sont en prison, tandis que leurs familles meurent de misère en exil, et il semble bien que le triomphe soit du côté de la violence. Mais là, comme au printemps alors que la terre n’est pas encore dégelée et que les fleurs ne sont pas encore épanouies, on voit déjà de quel côté se dessine la victoire.

Les Doukhobors considèrent leur ruine, leur misère, leur exil, leur déportation comme une obligation de leur devoir envers Dieu, et, ce devoir, ils le remplissent avec joie et orgueil, sans se cacher et sans rien craindre, car on ne peut rien leur infliger de pire que ce qu’on leur a infligé, — sauf la mort, dont ils n’ont pas peur.

Mais toute autre est la situation du gouvernement russe. Si nous, leurrés par le gouvernement, ne voyons pas toute l’importance de ce que font les doukhobors, lui le voit clairement : il voit non seulement le danger, mais l’état désespéré de sa situation ; il voit qu’aussitôt que les hommes sortiront de leurs ténèbres et comprendront que le chrétien ne peut être soldat (et cela ils ne pourront pas ne pas le comprendre dès qu’ils sauront la conduite des Doukhobors), il faudra que lui, gouvernement, renie le christianisme (et le gouvernement règne au nom du Christ) ou renonce à la puissance.

Envers les Doukhobors, le gouvernement est dans une situation désespérée ; les laisser tranquilles, c’est impossible : tous feraient comme eux ; les écraser, les emprisonner comme il fait de qui le gêne, c’est également impossible : ils sont trop nombreux ; vieillards, femmes, enfants, tous non seulement approuvent leurs fils, leurs époux, leurs pères, mais les soutiennent dans leur résolution. Que faire ?

Voici : le gouvernement essaye, clandestinement et scélératement, de détruire tous ces hommes, de les rendre inoffensifs. On leur défend sévèrement de communiquer avec les étrangers, on les tient en prison, on les expédie aux points les plus reculés de la Sibérie, chez les Iakoutes, on exile leurs familles chez les Tatars et les Grouzines, on ne laisse personne aller à eux, on défend d’insérer le moindre renseignement sur les Doukhobors, et on prescrit aux fonctionnaires de publier sur eux diverses calomnies. Mais tous ces moyens sont inefficaces ; la lumière luit dans les ténèbres ; on ne peut détruire d’un coup une population de 4 000 âmes et dont la haute moralité s’impose à l’estime de tous. Si elle meurt dans les conditions où on l’a placée, cette mort sera lente, et la mort de qui se sacrifie au triomphe de la vérité fait, parmi les autres hommes, la plus active propagande. Cette propagande s’étend de proche en proche, et le gouvernement le sait, et, quand même, il ne peut agir autrement qu’il n’agit ; mais on sent déjà de quel côté est la victoire.

Ainsi, cette démonstration de la faiblesse de la violence, cette démonstration de la puissance de la vérité sont, dans notre temps, la grande œuvre des Doukhobors pour la réalisation de la paix, c’est pourquoi j’estime que nul plus qu’eux n’a travaillé à la paix, et que, par conséquent, c’est à leurs familles que légitimement doivent revenir les secours financiers qu’a institués le testament de Nobel.

LE LIVRE
LE LIVRE

A propos du testament de Nobel de Léon Tolstoï, La Revue blanche, 1900

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