Raymond Roussel, l’inconnu illustre

« Raymond qui ? – Mais Raymond Roussel, enfin, tout de même… », réplique, indigné, l’éditeur-libraire José Corti au jeune Michel Foucault qui l’interroge. Foucault avait pourtant des excuses : Roussel, quoique vénéré des explorateurs du langage – des surréalistes aux promoteurs du nouveau roman et aux créateurs de l’Oulipo –, demeure largement inconnu du public français.

« Raymond qui ? – Mais Raymond Roussel, enfin, tout de même… », réplique, indigné, l’éditeur-libraire José Corti au jeune Michel Foucault qui l’interroge. Foucault avait pourtant des excuses : Roussel, quoique vénéré des explorateurs du langage – des surréalistes aux promoteurs du nouveau roman et aux créateurs de l’Oulipo –, demeure largement inconnu du public français. Cocteau l’égalait cependant à Proust, et pas seulement parce que tous deux étaient « beaux, riches, bourgeois, snobs, homosexuels, neurasthéniques et solitaires », comme le récapitule Stephen Romer dans le Guardian. Mais l’œuvre de Roussel – romans énigmatiques, poèmes interminables et hermétiques, pièces de théâtre « sans théâtre, sans action, sans personnages » (dixit Foucault) – a de quoi dérouter.

Roussel se pensait né pour la gloire littéraire. Pourtant, « jamais aucun auteur ne s’est à ce point mépris sur la valeur de son travail et son attrait auprès du public », commente Eric Banks dans Booksforum. En fait de gloire, Roussel n’a d’abord que les honneurs de la littérature psychiatrique : l’échec de son premier roman déclenche une crise nerveuse et des éruptions cutanées qui attirent sur lui l’attention de la Faculté. Il se reprend et puise dans son immense fortune pour organiser la publication à compte d’auteur de ses textes, qu’il met des années à peaufiner, et la production de ses pièces. Ces dernières ont un certain succès, car elles déclenchent de réjouissantes batailles rangées entre le public et les acteurs grassement payés. Exploité jusqu’à la ruine, drogué, complètement désabusé, Roussel se suicide à Palerme en 1933, après un pathétique plaidoyer auprès de la postérité (Comment j’ai écrit certains de mes livres) : en contrepartie « d’un peu de gloire posthume », il révèle le secret de ses jeux de langage, « le Procédé », singulier algorithme de permutation de mots. Très singulier, à vrai dire. Ainsi « Napoléon premier empereur » peut se décomposer, et se recomposer, à partir des mots suivants : « nappe-ollé-ombre-miettes-hampe-air-heure ». « Au clair de la lune, mon ami Pierrot » peut devenir « eau-glaire-de-là-l’anémone-à midi-négro » !

L’un des paradoxes de l’hyper-paradoxal Roussel, c’est qu’il a provoqué­ outre-Manche et outre-Atlantique beaucoup de l’enthousiasme qu’il avait vainement recherché en France. Deux nouvelles traductions viennent témoigner de cet engouement. Serait-ce l’excentricité du personnage qui séduit le public anglo-saxon, très connaisseur en la matière ? Il faut dire que Roussel ne lésinait pas sur l’extravagance, entre ses étranges habitudes vestimentaires, alimentaires ou hygiéniques (il ne portait ses vêtements qu’un nombre de fois précis, ne faisait par jour qu’un seul repas, monstrueux, et se faisait ausculter quotidiennement). Pour assurer sa promotion littéraire, il faisait imprimer simultanément ses livres chez plusieurs éditeurs, prétendant qu’il s’agissait de rééditions, alors qu’il a fallu vingt-deux ans pour épuiser le premier tirage de son roman Locus Solus ! Il parcourait le monde en yacht et, surtout, dans une monumentale caravane pourvue de tous les conforts, dont il gardait la plupart du temps les rideaux tirés, anxieux « ne pas laisser la moindre expérience de ses voyages ni de sa vie infecter son écriture », raconte Ben Marcus dans Harper’s.

Nombre d’aficionados, tel le poète américain John Ashbery, ont aussi vu en Roussel un maître du modernisme littéraire. Ashbery est fasciné par le mystère de cette étrange poésie qui évoque pour lui « le temple parfaitement préservé d’un culte disparu sans laisser de trace, ou encore un assortiment d’outils d’utilisation inconnue ». Pour autant, « il ne croyait pas que la machinerie textuelle de ces œuvres hypnotiques puisse survivre à la traduction, écrit Eric Banks. L’ineffable chez Roussel sera éternellement ineffable ». Qu’il se rassure : c’est aussi vrai en français !

LE LIVRE
LE LIVRE

Impressions d’Afrique, Flammarion

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