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Rencontrez le père de la paresse


Brueghel l'Ancien / Le pays de cocagne

Paresser au soleil. En voilà, une belle occupation. Bien plus compliquée qu’il n’y paraît. C’est un vrai métier, avec un savoir-faire, une constance, une discipline. Alphonse Daudet le rappelle dans ce conte intitulé La figue et le paresseux, et sous-titré « Légende algérienne ». Allongez-vous et dégustez.

 

Dans l’indolente et voluptueuse petite ville de Blidah, quelques années avant l’invasion des Français, vivait un brave Maure qui, du nom de son père, s’appelait Sidi-Lakdar et que les gens de sa ville avaient surnommé le Paresseux.

Vous saurez que les Maures d’Algérie sont les hommes les plus indolents de la terre, ceux de Blidah surtout ; sans doute à cause des parfums d’oranges et de limons doux dont la ville est noyée. Mais en fait de paresse et de nonchaloir, entre tous les Blidiens, pas un ne venait à la ceinture de Sidi-Lakdar. Le digne seigneur avait élevé son vice à la hauteur d’une profession. D’autres sont brodeurs, cafetiers, marchands d’épices. Sidi-Lakdar, lui, était paresseux.

À la mort de son père, il avait hérité d’un jardinet sous les remparts de la ville, avec de petits murs blancs qui tombaient en ruines, une porte embroussaillée qui ne fermait pas, quelques figuiers, quelques bananiers et deux ou trois sources vives luisant dans l’herbe. C’est là qu’il passait sa vie, étendu de tout son long, silencieux, immobile, des fourmis rouges plein sa barbe. Quand il avait faim, il allongeait le bras et ramassait une figue ou une banane écrasée dans le gazon près de lui ; mais s’il eût fallu se lever et cueillir un fruit sur sa branche, il serait plutôt mort de faim. Aussi, dans son jardin, les figues pourrissaient sur place, et les arbres étaient criblés de petits oiseaux.

Cette paresse effrénée avait rendu Lakdar très populaire dans son pays. On le respectait à l’égal d’un saint. En passant devant son petit clos, les dames de la ville qui venaient de manger des confitures au cimetière, mettaient leurs mules au pas et se parlaient à voix basse sous leurs masques blancs. Les hommes s’inclinaient pieusement, et, tous les jours, à la sortie de l’école, il y avait sur les murailles du jardin toute une volée de gamins en vestons de soi rayée et bonnets rouges, qui venaient essayer de déranger cette belle paresse, appelaient Lakdar par son nom, riaient, menaient du train, lui jetaient des peaux d’orange.

Peine perdue ! Le paresseux ne bougeait pas. De temps en temps on l’entendait crier du fond de l’herbe : « Gare, gare tout à l’heure, si je me lève ! » mais il ne se levait jamais.

Or, il arriva qu’un de ces petits drôles, en venant comme cela faire des niches au paresseux, fut en quelque sorte touché par la grâce, et, pris d’un goût subit pour l’existence horizontale, déclara un matin à son père qu’il entendait ne plus aller à l’école et qu’il voulait se faire paresseux.

— Paresseux, toi ?… fit le père, un brave tourneur de tuyaux de pipe, diligent comme une abeille et assis devant son tour dès que le coq chantait… Toi, paresseux ?… En voilà une invention ?

— Oui, mon père, je veux me faire paresseux… comme Sidi-Lakdar…

— Point du tout, mon garçon. Tu seras tourneur comme ton père, ou greffier au tribunal du Cadi comme ton oncle Ali ; mais jamais je ne ferai de toi un paresseux… Allons, vite, à l’école ; ou je te casse sur les côtes ce beau morceau de merisier tout neuf… Arri, bourriquot !

En face du merisier, l’enfant n’insista pas et feignit d’être convaincu ; mais, au lieu d’aller à l’école, il entra dans un bazar maure, se blottit à la devanture d’un marchand, entre deux piles de tapis de Smyrne, et resta là tout le jour, étendu sur le dos, regardant les lanternes mauresques, les bourses de drap bleu, les corsages à plastrons d’or qui luisaient au soleil, et respirant l’odeur pénétrante des flacons d’essence de rose et des bons burnous de laine chaude. Ce fut ainsi désormais qu’il passa tout le temps de l’école…

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Au bout de quelques jours, le père eut vent de la chose : mais il eut beau crier, tempêter, blasphémer le nom d’Allah et frotter les reins du petit homme avec tous les merisiers de sa boutique, rien n’y fit. L’enfant s’entêtait à dire : « Je veux être paresseux… je veux être paresseux », et toujours on le trouvait étendu dans quelque coin.

De guerre lasse, et après avoir consulté le greffier Ali, le père prit un parti :

— Écoute, dit-il à son fils, puisque tu veux être paresseux à toute force, je vais te conduire chez Lakdar. Il te passera un examen, et si tu as réellement des dispositions pour son métier, je le prierai de te garder chez lui, en apprentissage.

— Ceci me va, répondit l’enfant.

Et, pas plus tard que le lendemain, ils s’en allèrent tous les deux, parfumés de verveine et la tête rasée de frais, trouver le paresseux dans son petit jardin.

La porte était toujours ouverte. Nos gens entrèrent sans frapper ; mais comme l’herbe montait très touffue et très haute, ils eurent quelque peine à découvrir le maître du clos. Ils finirent pourtant par apercevoir, couché sous les figuiers du fond, dans un tourbillon de petits oiseaux et de plantes folles, un paquet de guenilles jaunes qui les accueillit d’un grognement.

— Le Seigneur soit avec toi, Sidi-Lakdar, dit le père en s’inclinant, la main sur la poitrine. Voici mon fils qui veut absolument se faire paresseux. Je te l’amène pour que tu l’examines, et que tu voies s’il a la vocation. Dans ce cas, je te prie de le prendre chez toi comme apprenti. Je paierai ce qu’il faudra.

Sidi-Lakdar, sans répondre, leur fit signe de s’asseoir près de lui, dans l’herbe. Le père s’assit, l’enfant se coucha, ce qui était déjà un fort bon signe. Puis tous les trois se regardaient sans parler.

C’était le plein midi du jour ; il faisait une chaleur, une lumière… Tout le petit clos avait l’air de dormir. On n’entendait que le crépitement des genêts sauvages crevant leurs cosses au soleil, les sources chantant sous l’herbe et les oiseaux alourdis qui voletaient entre les feuilles avec un bruit d’éventail ouvert et refermé. De temps en temps, une figue trop mûre se détachait et dégringolait de branche en branche. Alors, Sidi-Lakdar tendait la main, et, d’un air fatigué, portait le fruit jusqu’à sa bouche. L’enfant, lui, ne prenait pas même cette peine. Les plus belles figues tombaient à ses côtés sans qu’il tournât seulement la tête. Le maître, du coin de l’œil, observait cette magnifique indolence ; mais il continuait à ne souffler mot.

Une heure, deux heures se passèrent ainsi. Pensez que le pauvre tourneur de tuyaux de pipe commençait à trouver la séance un peu longue. Pourtant, il n’osait rien dire, et demeurait là, immobile, les yeux fixes, les jambes croisées, envahi lui-même par l’atmosphère de paresse qui flottait dans la chaleur du clos avec une vague odeur de banane et d’orange cuites.

Tout à coup, voilà une grosse figue qui tombe de l’arbre et vient s’aplatir sur la joue de l’enfant. Belle figue, par Allah ! rose, sucrée, parfumée comme un rayon de miel. Pour la faire entrer dans sa bouche, l’enfant n’avait qu’à la pousser du doigt ; mais il trouvait cela encore trop fatigant, et il restait ainsi, sans bouger, avec ce fruit qui lui embaumait la joue. À la fin, la tentation devint trop forte ; il cligna de l’œil vers son père et l’appela d’une voix dolente :

« Papa, dit-il, papa… mets-la-moi dans la bouche… »

À ces mots, Sidi-Lakdar qui tenait une figue à la main la rejeta bien loin, et s’adressant au père avec colère :

« Et voilà l’enfant que tu viens m’offrir pour apprenti ! Mais c’est lui qui est mon maître ! C’est lui qui doit me donner des leçons ! »

Puis, tombant à genoux, la tête contre terre, devant l’enfant toujours couché :

« Je te salue, dit-il, ô père de la paresse !… »

LE LIVRE
LE LIVRE

La belle nivernaise de Alphonse Daudet, Casterman, 1964

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