Savoir jusqu’où lire

Autrefois les choses étaient simples : ceux qui lisaient – une infime minorité – lisaient à voix haute, au bénéfice de tous, pour enseigner, prêcher ou divertir. On lisait alors utile et altruiste. Quand, raconte Plutarque, Alexandre a lu pour lui-même à voix basse une lettre qu’il venait de recevoir « avant de la mettre sous son oreiller », son entourage en fut tout interloqué ! Dans les bibliothèques de l’Antiquité, où tous lisaient à voix haute, quel tintamarre ce devait être… L’inventeur de la lecture comme plaisir silencieux et solitaire, ou comme activité méditative (pour beaucoup, une seule et même chose), c’est sans doute l’évêque Ambroise de Milan. Saint Augustin s’ébahissait de le voir, seul avec son livre, suivre les lignes des yeux en remuant ses lèvres en silence … Maintenant, tout est bien sûr beaucoup plus compliqué, et les psychopédagogues n’en finissent pas de décortiquer les différentes façons de lire : cursive, analytique, documentaire ; ou encore : sélective, globale, approfondie (au Québec, on préfère distinguer entre lecture de repérage, lecture en diagonale et lecture active). Mais on peut simplifier la fraction, en faisant juste la distinction entre lecture lente, intensive – le « deep reading », selon Steven Birkerts (1) ; la « prise de possession lente et méditative d’un livre » – et lecture rapide, discontinue, superficielle. Une distinction qui dépasse la question du motif de la lecture (éducation, information ou divertissement) et celle de son support – encore que l’on s’accorde souvent à dire que la lecture sur écran tend à être rapide et superficielle (« skimming »), alors que la lecture intensive s’accommode mieux du papier. La distinction dépasse même celle du contexte sonore : si le silence est de rigueur pour le contact avec une pensée élevée, voire divine (ce que le poète Emerson appelait « lecture à genoux ») (2), dans la lecture « écoutée », l’attention au texte et l’empathie avec celui-ci sont décuplées – d’où le succès sans doute des lectures publiques, comme celles que donne Fabrice Luchini. Le critère no 1, c’est le temps consacré à un livre. « La culture est lenteur », dit Alberto Manguel, spécialiste du sujet. Y a-t-il moyen de finasser – de ruser avec le rapport entre temps (ou effort) et bénéfice de lecture ? Lecture rapide (« scanning ») et lecture approfondie ne font hélas pas bon ménage. L’autre solution, qu’osait préconiser le Dr Johnson, critique exemplaire et pape de la littérature classique anglaise : laisser la plupart des livres en plan sans les terminer : « Doit-on donc rester collé à vie avec toutes les personnes que l’on rencontre ? [...] Un livre peut n’être bon à rien. » Mais alors, comment savoir jusqu’où lire ? À chacun son jugement ou sa méthode. McLuhan suggérait pour sa part celle-ci : aller à la page 179 d’un livre ; si elle vaut le coup, lire la page opposée ; si l’intérêt se confirme, lire la table des matières, et, éventuellement, vraiment éventuellement, le livre dans son entier – mais en lecture approfondie, bien sûr. Une façon comme une autre de résoudre la quadrature du cercle.

Notes

1| The Gutenberg Elegies: The Fate of Reading in an Electronic Age, Faber & Faber, 1994, rééd. 2006.

2| Société et solitude, Payot & Rivages, coll. « Rivages Poche/Petite Bibliothèque », 2010.

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