Les lettres, même pour entrer chez Google

Les humanités, comme on dit, ont un problème d’image, notamment dans le monde anglo-saxon. Obama s’est récemment moqué des étudiants qui préféraient l’histoire de l’art à la technologie (1). Une tradition qui vient de loin : de Benjamin Franklin, de Tocqueville (« Le grec et le latin ne doivent pas être enseignés dans toutes les écoles »), voire même de Rousseau ou de Platon, qui voyaient dans l’enseignement de la littérature une source de corruption des mœurs pour le premier, de l’esprit pour le second. Au mieux, on considère les humanités comme une fantaisie de riches : « Ceux qui prennent ces matières à l’université appartiennent de façon disproportionnée à la bourgeoisie blanche », lit-on dans une étude américaine (2). La littérature, en particulier, a pris du plomb dans l’aile. Très injustement, car une pléthore d’enquêtes récentes montrent qu’elle améliore la vie et la carrière des lecteurs (lesquels ont déjà tendance à appartenir aux groupes socioéconomiques favorisés, où le goût des livres est cultivé dès la plus tendre enfance). On a même réussi à isoler un principe actif de son effet bienfaisant : l’empathie. À condition néanmoins que la lecture du texte « vous transporte ». Les (bons) romans, disait Kafka, sont comme « une hache qui nous permet de briser la glace de notre mer intérieure », et partant de comprendre les étrangetés de l’âme d’autrui. Ce qui est loin d’être inutile : les amateurs de fiction réussiraient en effet mieux dans leurs examens, et dans leur vie professionnelle aussi, car connaître le mode d’emploi de la psyché est un avantage compétitif majeur, quoique pas toujours utilisé au meilleur escient. L’empathie n’est en effet pas la sympathie, et elle constitue souvent l’apanage des crapules voire des sadiques, et des manipulateurs en tout cas. Un exemple pris dans les belles-lettres elles-mêmes : Shakespeare fait d’Othello, valeureux mais complètement enfermé dans sa vanité, la facile victime du fourbe Iago, cauteleux mais très doué pour l’empathie. Et la littérature possède encore d’autres mérites, moins utilitaristes. Comme Borges l’a souligné, elle est en elle-même une autre forme du bonheur – et de la création aussi, car chaque lecture est un « rêve dirigé » et une recréation de l’œuvre lue. Mais en ces temps difficiles, impossible d’écarter toute considération utilitaire. C’est pourquoi il faut tendre l’oreille aux propos de Laszlo Bock, le DRH de Google, qui fait cent recrutements par semaine. À la question: « L’étude des humanités est-elle importante ? », il répond dans une interview : « Oui, extraordinairement importante ! » Mais, attention au bémol : l’idéal, ajoute-t-il, c’est de les allier à des études de type scientifique, car celles-ci « sont le signal d’une pensée plus rigoureuse et d’une plus grande énergie au travail » (3). Entre les maths et les lettres, « l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse », le débat n’est toujours pas près d’être tranché.  

Notes

1| Conférence à l’université du Wisconsin, janvier 2014.
2| http://lnk.nu/publicbooks.org/3fh1
3| New York Times, 20 avril 2014.

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