George Brock : « Internet ne va pas tuer le journalisme »

Le déclin de la presse d’information traduit une véritable rupture économique. Le métier de journaliste doit s’adapter en profondeur, peut-être se réinventer. Mais, l’histoire l’enseigne, les pessimistes ont tort. Le besoin de qualité est plus fort que jamais, et de nouveaux modèles économiques sont en gestation.

  George Brock a fait sa carrière à l’Observer et au Times de Londres. Il dirige la prestigieuse Graduate School of Journalism à l’université de Londres.   « Internet est en train de tuer le journalisme », déclarait récemment Nick Davies, le reporter du Guardian qui a révélé le scandale des écoutes menées par des journalistes du quotidien de Rupert Murdoch News of the World. Partagez-vous son avis ? Non. Internet bouscule les habitudes des journalistes et rend le métier difficile – du moins pour l’instant. Mais le journalisme ne va pas mourir pour autant. Il a été profondément bousculé à plusieurs reprises au cours de son histoire. Même le passage à l’imprimerie fut vécu comme une évolution négative : les lettrés qui diffusaient des informations importantes par des lettres écrites ou copiées à la main étaient scandalisés par ce qu’ils considéraient comme l’absence de rigueur des imprimeurs. La fin du XXe siècle fut une période tout à fait exceptionnelle, car les journaux bénéficiaient, tout comme la télévision, de revenus garantis émanant de cette simple source : la publicité. La stabilité et la sécurité ainsi créées ont convaincu une génération entière de journalistes que cette situation était pérenne. Un regard rapide sur l’histoire leur aurait montré que ce ne pouvait être le cas. Mais le métier n’est pas aussi fragile que le pense Nick Davies. Les jeunes journalistes auxquels j’enseigne comprennent que les principes et les idéaux qui inspirent la profession résistent au temps ; tout en étant conscients de la nécessité de s’adapter.   Le déclin des journaux en Occident a commencé après la Seconde Guerre mondiale. Cela paraît surprenant, étant donné la hausse du niveau d’instruction. Comment expliquer ce paradoxe ? Avant et pendant la guerre, les journaux avaient déjà subi la concurrence de la radio. En 1943, H. G. Wells prophétisait sur les ondes de la BBC que les quotidiens seraient bientôt « morts comme de la viande de mouton ». Mais, dans les années 1950, la presse a été confrontée à la montée en puissance de la télévision. Les États ont confié au petit écran une mission d’information et d’instruction. La concurrence s’est vite fait sentir. Parallèlement, le contexte de croissance économique multipliait les moyens d’information, écrits et audiovisuels. Les journaux ne représentaient qu’une partie de cette offre nouvelle et étaient moins attractifs que la télévision pour le grand public. Le petit écran s’est aussi mis à concurrencer la presse en tant que support publicitaire – dès le début des années 1950 aux États-Unis.   Pourquoi les grands quotidiens ont-ils été si lents à comprendre qu’Internet menaçait leur survie ? Quand apparaît un nouveau média, c’est McLuhan qui nous l’apprend, les populations commencent par le mettre au service de ce qu’elles faisaient déjà. Les quotidiens et le public ont donc traité Internet comme un nouvel outil de publication et de diffusion. Aux débuts du Web, par exemple, on pensait que les informations écrites seraient d’abord diffusées en ligne, puis imprimées avant d’être lues – par une partie de la population au moins. Quand les journaux ont lancé leurs premières éditions en ligne, personne n’imaginait qu’on lirait bientôt les nouvelles sur des tablettes ou des téléphones mobiles. Bien des directeurs de publication et des rédacteurs en chef ont été induits en erreur par la relative lenteur du changement. Les habitudes des consommateurs n’évoluent pas tout de suite. Ils attendent pour voir. Dans nombre de pays européens, l’accès à l’Internet haut débit à domicile touchait 60 % de la population quand l’iPad et les tablettes sont apparus. Autrement dit, l’usage de masse du numérique pour l’accès à l’information n’est parvenu à maturité que dix ou quinze ans après l’ouverture du Web au grand public. Enfin, à partir des années 1990, de nombreux groupes de presse étaient devenus des entreprises motivées uniquement par la quête du profit. Elles se sont délestées des professionnels chargés d’analyser les tendances, et se sont révélées fort mal armées pour affronter la mutation en cours. Beaucoup jouissaient aussi d’une rente de situation et répugnaient tout simplement à songer au changement.   « L’information sérieuse n’a jamais eu un public de masse », écrivez-vous. Quel avenir a encore, avec la nouvelle donne, l’information sérieuse ? La perspective de la voir conquérir un public de masse ne me paraît pas meilleure que par le passé. Ce serait évidemment formidable si la soif de rigueur et de vérité était partagée par le plus grand nombre, mais cela reste pour l’heure un vœu pieux. On trouvera toutefois, demain comme naguère, le moyen de financer des reportages et des analyses de qualité. Le besoin d’un espace dédié à la véritable compréhension des événements est beaucoup plus profond que ne le pensent les pessimistes. J’observe aussi ceci : il suffit que nous nous lamentions sur l’indifférence des masses à l’information sérieuse pour qu’un brillant entrepreneur vienne démontrer que la messe n’est pas dite. On trouve ainsi de nouvelles manières de présenter l’actualité, plus distrayantes, qui élargissent les possibilités de diffusion de l’information sérieuse. Voyez Buzzfeed, Vox et Vice : ces sites ont construit leur succès sur le divertissement et financent à présent du journalisme de qualité (1).   Selon Ethan Zuckerman, du MIT, les connaissances des Américains sur les questions internationales ont plutôt diminué depuis l’avènement du Web. Que pensez-vous de l’adage selon lequel la mauvaise information chasse la bonne ? Jusqu’à un certain point seulement. La mauvaise information a toujours chassé la bonne ; depuis que nous avons commencé à répandre des ragots, c’est-à-dire depuis l’aube de l’humanité. La plupart des nouvelles technologies suscitent un optimisme irrationnel et exacerbent les peurs ; Internet ne fait pas exception. Certains maîtres à penser assurent que les nouveaux médias ouvrent la voie à une ère de compréhension globale et d’harmonie. On a déjà entendu ça pour le chemin de fer, le télégraphe, l’avion, la radio et la télévision. L’école de pensée rivale affirme, elle, qu’Internet va nous rendre idiots et détruire la culture. Mais une nouvelle technologie de communication peut être mise au service du meilleur comme du pire. Avec le temps, les usagers comprennent qu’elle doit être maniée avec précaution. L’anarchie exubérante cède la place à un usage plus posé. Dans la mesure où le processus est progressif et peu spectaculaire, on en parle peu. Nous avons maintes fois rencontré ce genre de cycle. Par ailleurs, je serais surpris que Zuckerman dispose de données vraiment solides pour étayer sa thèse. Comme tous les habitants des très grands pays (la Chine, l’Inde, la Russie), les Américains n’ont jamais brillé par leurs connaissances des questions internationales. Au moment du 11 Septembre, certains ont pensé que l’événement les inciterait à s’intéresser davantage au reste du monde. À tort. Mais je ne pense pas que le Web soit la cause de cette ignorance.   Que pensez-vous de l’achat du Washington Post par Jeff Bezos, le patron d’Amazon ? Ce sera très intéressant à suivre, pour plusieurs raisons. Amazon est avant tout une entreprise high-tech et elle fait des essais. Cela va apporter deux dimensions nouvelles à un journal réputé, mais en déclin. Les ressources financières de Bezos devraient permettre au Post d’essayer plus rapidement de nouvelles idées et d’abandonner plus brutalement celles qui ne marchent pas. Le patron d’Amazon comprend ce que signifie une rupture économique, notion que de nombreux journalistes peinent à appréhender. Et Bezos semble intellectuellement curieux, ce qui ne peut faire de mal. Cela dit, il est probable que refonder le Post sur de nouvelles bases va éprouver la patience d’un homme qui a créé une entreprise à partir de rien, sans avoir à se soucier de l’héritage d’une organisation et d’une culture. Il est de plus en plus clair qu’il est possible de générer des sources de revenu récurrentes avec le journalisme en ligne. Ces revenus pourront-ils financer les coûts très lourds de grandes salles de rédaction remplies de journalistes qui réfléchissent dans la seule perspective de l’imprimé ? C’est moins clair. Et gérer une entreprise de communication est un défi bien particulier : les journaux ont aussi pour objectif de maximiser leur autonomie et de protéger leur indépendance. Ce ne sont pas de pures machines à faire du profit : d’autres ambitions se mêlent au désir de survivre comme activité rentable. Bezos se lance dans un domaine nouveau pour lui.   Que pensez-vous de la création du site The Intercept par Pierre Omidyar, le fondateur d’eBay ? (Lire ci-dessous.) C’est intéressant aussi, mais pour des raisons légèrement différentes. Je suis tenté de penser que le journalisme a aujourd’hui pour tâche de s’emparer des valeurs et des savoir-faire du passé toujours pertinents et d’en faire le meilleur usage dans le nouveau contexte. Mais certains journalistes Web pensent que les problèmes rencontrés par les grands médias viennent trop souvent de ces mêmes valeurs et savoir-faire, qu’ils jugent trop conservateurs et respectueux des institutions. L’initiative d’Omidyar me paraît destinée aux journalistes qui jugent nécessaire de faire table rase. Sur le fond, je suis favorable à toutes les expériences. Dans cette situation de rupture qui ouvre le champ des possibles, plus le potentiel est exploré rapidement, mieux c’est. Cela passe par une bonne dose d’innovation, mais aussi par la mobilisation d’équipes qui imaginent de nouvelles manières de faire et veillent à leur bonne mise en œuvre. Omidyar me paraît tout à fait qualifié pour créer un laboratoire de journalisme.   Vous semblez un peu plus optimiste sur l’avenir des magazines que sur celui des quotidiens. Pourquoi ? Le modèle économique des quotidiens est l’héritage d’une époque où l’attrait des journaux reposait simplement sur leur capacité d’apporter chaque jour des faits nouveaux. La radio, puis la télévision ont porté atteinte à cet avantage en termes d’immédiateté. Les titres sérieux ont renforcé les analyses et les commentaires ; la presse populaire a parié sur plus de divertissement. L’ère numérique réduit davantage encore la valeur des faits nouveaux pour les journaux : l’information coule à flots 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 entre les mains de toute personne connectée. Les magazines n’ont jamais été à ce point soumis à la nécessité d’apporter des informations nouvelles : ils doivent fournir un angle d’approche ou une profondeur d’analyse. Dans les nouvelles conditions de concurrence, ils sont donc en meilleure position.   Pensez-vous que l’État doive soutenir le journalisme de qualité ? En principe, non. En pratique, nous avons découvert que nous pouvions tolérer et même apprécier des organes d’information indirectement soutenus par l’État. La BBC en est l’exemple par excellence, parce que l’ingérence publique dans sa pratique du journalisme est très limitée. Mais, même si j’aime beaucoup la prodigieuse production de la BBC, je n’ai aucune envie de vivre dans un monde où un organe de presse financé par l’impôt possède un monopole de l’information. Les 4 milliards de livres par an que reçoit la BBC contribuent à fausser le marché et, malgré ses concurrents, elle continue de dominer l’information télévisée en Grande-Bretagne. Nous avons de la chance que l’organisme ait été créé à une époque où son indépendance éditoriale a pu être solidement instituée. Ce ne serait sans doute plus le cas aujourd’hui. D’une façon générale, les subventions créent des risques évidents d’ingérences et, si elles servent à conforter des modèles économiques défaillants, elles découragent la recherche de nouveaux équilibres plus stables.   Pourquoi les principaux journaux n’ont-ils pas rendu compte de votre livre Out of Print ? Les seuls qui pourraient répondre sont les responsables de la rubrique « livres » de ces journaux. Si j’étais un peu cynique, je dirais que les grands quotidiens n’aiment pas s’entendre dire qu’ils ont pris conscience très lentement des conséquences du numérique sur la presse imprimée. Mais, pour être plus réaliste, il faut reconnaître que seule une petite fraction du grand nombre de livres publiés en Grande-Bretagne fait l’objet d’une recension dans un journal imprimé et que peu d’entre eux sont des ouvrages spécialisés, comme l’est le mien. Cette profusion de livres est un signe réjouissant que l’on continue d’attacher de la valeur aux mots.   Propos recueillis par Olivier Postel-Vinay

Notes

1| Buzzfeed a construit son audience sur les jeux et les histoires de célébrités. Vox.com a été fondé en avril 2014 par Vox Media, qui a bâti son succès sur le sport. Le magazine québécois anglophone Vice a créé plusieurs sites fondés sur la vidéo et, fin 2013, un site d’information de qualité mêlant textes et vidéos.

LE LIVRE
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Épuisés de George Brock, Kogan Page, 2013

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