Ce que la marchandisation abîme

On peut aujourd’hui souscrire une assurance vie sur la tête d’une personne âgée, se payer une cellule de prison de catégorie supérieure, ou louer un utérus pour se doter d’un enfant… Cette multiplication des usages dévoyés de l’argent avilit tout ce que l’on acquiert ainsi, abîme les valeurs morales et aggrave l’effet des inégalités. Car plus l’argent peut acheter, plus la richesse importe.

Pecunia non olet, dit-on. L’argent n’a pas d’odeur. Il se contente de faciliter les transactions ; d’être un formidable instrument de mise en relation des préférences des uns et des autres. Mais l’argent ne gâte-t-il pas les biens contre lesquels il est échangé quand ceux-ci n’ont pas été jusqu’à présent commercialisés normalement ? Il est difficile de généraliser, mais quelques exemples manifestes viennent à l’esprit. La vente de bébés en est un. Certaines personnes éprouvent un immense désir d’enfant, tandis que d’autres mettraient volontiers le leur aux enchères sur eBay. Mais quand le juriste Richard Posner et une collègue ont proposé voici quelques années de réfléchir à la création d’un marché de l’adoption des bébés pour améliorer le jeu de l’offre et de la demande, beaucoup ont jugé l’idée obscène. Comme l’a affirmé la Cour suprême du New Jersey dans son arrêt sur le cas « Baby M. », qui proscrit la gestation pour autrui dans l’État, « il existe, dans une société civilisée, des choses que l’argent ne peut pas acheter. » [Lire notre entretien avec Muriel Fabre-Magnan] Il en va du sexe comme des bébés. Pourquoi interdisons-nous la prostitution, ou du moins nous y efforçons-nous ? Malgré le relâchement des vieux tabous sur les relations intimes hors mariage, il reste illégal de vendre son corps car nous pensons que ce commerce avilit la signification que nous donnons aux rapports sexuels ordinaires non tarifés entre deux êtres, considérés comme la consommation de leur amour. Cette souillure d’une activité par l’argent n’épargne pas non plus les affaires de l’esprit. Au début du XVIe siècle, un homme pouvait aller voir une prostituée puis payer l’Église pour obtenir la rémission d’une partie du châtiment qui l’attendait dans l’au-delà. « Sitôt que sonne votre obole / Du feu brûlant l’âme s’envole (1). » Mais la contrition n’est-elle pas corrompue quand on achète ainsi sa rédemption ? Une firme de Manhattan propose à ses clients une version moderne des indulgences : « Demander pardon ne doit plus être si difficile, notamment parce que la reconnaissance de la piètre qualité d’un service peut renforcer la fidélité des clients et la loyauté des salariés. Nous pouvons fournir à votre entreprise un plan d’excuses bien structuré qui adapte le dédommagement aux circonstances et vous assure le soutien de ceux qui pourraient, sinon, vous devenir hostiles. » Si je paie une société pour présenter des excuses en mon nom, la transaction monétaire n’obère-t-elle pas la sincérité de « mes » excuses ? Si nous quittons à présent ces hauteurs morales pour tomber dans un domaine plus trivial, qu’en est-il des autographes de sportifs ? Naguère, les jeunes passaient des heures accoudés aux balustrades du terrain de baseball où s’entraînaient les joueurs, dans l’espoir de soutirer une signature à leur athlète favori. Aujourd’hui, des gros­sistes en autographes suivent les joueurs dans leur voiture, les accostent dans les magasins ou un restaurant pour leur demander des signatures qu’ils pourront revendre sur eBay à prix d’or. Il arrive même qu’un mar­chand embauche un môme avec une bonne bouille pour aller solliciter le joueur à sa place. Est-ce sans incidence sur le regard que porte le collectionneur sur ses autographes ? Quand je paie une tasse de café, en revanche, la qualité du breuvage n’est pas polluée par la transaction comme l’est une relation sexuelle négociée sur le trottoir. Même si j’ai à l’esprit le cours mondial du café, même si je paie trop cher mon caffè latte, il reste délicieux. Je l’apprécie tout en sachant que, sans l’économie monétaire qui me rattache à une boutique en ville, à des négo­ciants en matières premières et indirectement à un producteur colombien, ce plaisir me serait interdit. L’intervention de l’argent ne semble pas avoir entamé la qualité de ma boisson. Mais où est la différence ? Qu’est-ce qui fait qu’un produit est plus semblable au sexe qu’au café ?   « FairelaQueue.com » Le livre de Michael Sandel présente plus d’une centaine d’exemples d’intrusions du marché dans des domaines où il n’a rien à faire. Nombre d’entre eux sont nouveaux pour moi, bien qu’ils aient été principalement recueillis dans la presse. Certains sont passablement dérangeants. Il existe ainsi en Californie des villes où l’on propose des cellules de prison de catégorie supérieure à des tarifs allant jusqu’à 127 dollars la nuit – des cellules propres, à un seul lit, à l’écart des autres prisonniers (dont la plupart ne pourraient, même en rêve, payer une telle somme). « Les coups durs, ça arrive aussi aux gens bien », déclarait au New York Times Janet Givens, porte-parole de la police de Pasadena. Des responsables de l’institution carcérale précisent que le client type est un homme à l’orée de la quarantaine condamné pour conduite en état d’ivresse. Une entreprise de Washington baptisée LineStanding.com (« FairelaQueue.com ») offre pour sa part à ses clients des personnes qui font la queue à leur place pour l’accès à une séance du Congrès. Les débats sont ouverts au public mais les sièges sont limités et, en principe, le premier arrivé est le premier servi. Des lobbyistes ne l’entendent pas ainsi, jugeant que cela favorise les citoyens qui ont le plus de temps libre. Les « standers » sont apparemment surtout des retraités ; ils accep­tent 15 à 20 dollars de l’heure pour attendre, puis leur client les rejoint au moment convenu et passe devant le citoyen lambda moins fortuné. « Projet Prévention » est une association créée par une certaine Barbara Harris, de Caroline du Nord, qui veut décourager les naissances d’enfants d’une mère toxicomane (Barbara Harris a adopté un bébé intoxiqué au crack). Elle offre ce qu’elle appelle des « arguments financiers pour inciter les droguées ou les alcooliques à utiliser une contraception à long terme ou définitive ». Une toxicomane touche 300 dollars en échange de sa stérilisation. L’association et ses défenseurs di­sent ne pas se soucier de voir cette femme dépenser les 300 dollars pour acheter de la drogue : « Je me moque de ce qu’elles font, explique un donateur, à partir du moment où elles su­bissent une ligature des trompes. » Sandel, lui, est impitoyable : la fondatrice de ce programme, écrit-il, « traite les droguées et les séropositives comme des machines à faire des bébés endommagées, qu’on peut débrancher en y mettant un certain prix. Celles qui acceptent l’offre souscrivent à cette vision dégradante d’elles-mêmes ». Sandel présente quantité d’autres exemples des usages dévoyés de l’argent. Des voitures de police de Caroline du Nord sont « couvertes de publicité avec le logo des annonceurs ». Des investisseurs prennent des contrats d’assurance sur la vie de parfaits étrangers, des personnes âgées ou atteintes du sida. Les souscripteurs attendent comme des vautours d’en toucher les fruits et nombre d’entre eux racontent des « histoires horribles » de décès indécemment retardés. Une firme spécialiste de ce marché a fait faillite après la découverte des antirétroviraux. Le sentiment de Sandel est que ces ingérences de l’argent dans des domaines où il n’a rien à faire se sont multipliées ces dernières années. Mais tout le monde ne condamne pas le phénomène. De nombreux économistes pensent, même à propos des exemples évoqués plus haut, que les marchés et les incitations financières ne font qu’étoffer la gamme des options qui s’offrent à nous. Ils permettent d’entrer plus facilement en contact les uns avec les autres, offrent des possibilités dont nous n’aurions jamais espéré pouvoir bénéficier ; nos attentes sont plus souvent satisfaites et, mieux encore, le champ des préférences possibles s’en trouve élargi [lire « Éloge des éco­nomistes »].   Une vie digne d’être vécue Mais l’optimisme de ces économistes ne prouve rien. Le caractère dérangeant des exemples cités est en soi le signe que quelque chose ne tourne pas rond ; et si c’est le cas, nous ferions bien de réfléchir à la marque que laissent les marchés sur les transactions qu’ils facilitent. S’il y a matière à controverse, nous ferions bien de trouver le moyen d’en débattre et d’apporter des réponses juridiques et sociales adaptées lors­qu’un consensus se dégage pour conclure que des valeurs importantes sont détruites au passage. Michael Sandel est l’homme indiqué pour engager le débat. Ce professeur de philosophe politique de Harvard s’est associé dans les années 1980 à la critique communautariste du libéralisme, qui plaidait pour la prise en compte des liens familiaux et sociaux dans toute théorie de la justice (2). Son premier livre, paru en 1983, portait sur l’effet corrosif qu’avait sur le sens de la vie une approche excessivement abstraite de l’éthique et de la société, fondée sur une conception trop individualiste des droits (3). Il anime aujourd’hui l’un des cours les plus appréciés des jeunes étudiants de Harvard, sur l’éthique et la justice (c’est le premier cours de Harvard à avoir été mis en accès libre sur Internet et sur la télévision publique ; il est également à l’origine d’un livre aussi populaire que remarquablement écrit) (4). Sandel hésite moins que nombre de ses collègues à se mêler de ce qui compte vraiment aux yeux des gens quand ils réfléchissent à ce qu’est une vie digne d’être vécue. Il ne se pose pas pour autant en censeur. Son but est d’ouvrir la discussion et non de la fermer. L’un des cas qu’il cite montre des gens ordinaires, et non des philosophes de Harvard, rejeter la monétarisation de leurs affaires. Dans les années 1990, le gouvernement suisse sélectionna une petite bourgade de montagne, Wolfenchiessen, comme site possible de stockage de déchets nucléaires. Les habitants du canton devaient être consultés par référendum, mais, avant cela, des économistes ont fait une expérience. Ils ont posé aux habitants de Wolfenchiessen la question suivante : accepteriez-vous ces déchets si le Parlement suisse en décidait ainsi ? Une courte majorité a répondu oui. Après quoi ils leur ont demandé : les accepteriez-vous si le Parlement suisse décidait d’accorder en échange à chaque habitant une forte indemnité, de l’ordre d’un mois de salaire par an ? De 51 %, le « oui » est tombé à 25 %. Les ci­­- to­yens de Wolfenchiessen affirmaient qu’il ne fallait pas se laisser corrompre sur un tel sujet (5). Selon Sandel, que le mot juste soit corruption ou compensation, le versement d’argent transformait potentiellement une question d’intérêt général en question financière, ne laissant plus de place à l’idée qu’il puisse simplement s’agir d’un devoir civique. Sans l’aide du moindre philosophe, les villageois ont compris l’enjeu d’emblée et réagi en conséquence. Sandel fait aussi avancer le débat en distinguant une série de problématiques qu’on a, d’habitude, tendance à mélanger. L’une d’elles concerne la nature volontaire des transactions. Les économistes nous disent que les marchés ne font qu’ajouter des possibilités : personne n’oblige quiconque à les saisir. Réfléchissons cependant à nouveau au cas « Projet Prévention ». Quand une femme sous l’emprise du crack signe le formulaire de consentement, agit-elle vraiment volontairement ? Personne ne lui met un pistolet sur la tempe. Mais, compte tenu de son état, écrit Sandel, elle peut être « contrainte de fait par la nécessité de sa si­tuation ». On peut nourrir le même genre d’inquiétudes au sujet des miséreux auxquels on propose de l’argent en échange de leurs enfants, de leurs services reproductifs ou de leurs reins.   La loi du plus offrant Autre problématique : l’injustice. Quand on distribue des biens rares ou de qualité, doivent-ils toujours aller au plus offrant ? Les pauvres doivent-ils être écartés ? Sandel dit à un moment que l’objection de l’injustice est la même que celle de la contrainte. Or, si elles sont apparentées, elles ne sont pas identiques. La faculté d’acheter le droit d’avoir une cellule de prison plus confortable ne relève pas de la contrainte. Ce qui est contestable, c’est la création par les municipalités de deux niveaux de traitement dans le système carcéral, et l’incapacité de ce dernier à remédier aux conditions de détention déplo­rables des prisonniers qui ne peuvent payer. Sandel souligne très justement que, dans une société où tout est à vendre, la vie est encore plus difficile pour les pauvres : « Plus l’argent peut acheter de choses, plus la richesse (ou son absence) importe. Si le seul avantage de l’opulence était la possibilité d’acheter des yachts, des voitures de sport et des vacances de rêve, les inégalités de revenus et de patrimoine n’auraient guère d’importance. Mais à mesure que l’argent peut acheter davantage […] la répartition des revenus et de la richesse pèse de plus en plus lourd. » Les effets des inégalités économiques sont atténués par le fait que certains biens sont fournis indépendamment de toute considération financière. Ainsi de la queue pour les séances du Congrès : certains entrent et d’autres pas, mais ce n’est pas l’argent qui en décide – du moins tant que LineStanding.com n’entre pas en scène. J’aurais souhaité que Sandel articule davantage son propos avec le travail accompli voici plus de vingt ans par Michael Walzer dans son livre Sphères de justice (1993) (6). Walzer a développé une approche originale de la justice distributive, fondée sur l’idée que des biens différents ont une signification sociale différente et que ces significations affectent la manière d’allouer convenablement les biens : le café possède une signification sociale particulière, les indulgences une autre, les cellules de prison une autre encore. Mais l’argent agit comme une sorte d’entremetteur universel – confondant la signification d’un bien avec celle de toutes sortes d’autres biens et de tous les biens en général. Le danger est dès lors de voir l’argent devenir ce que Walzer appelle un bien « dominant ». Une personne fortunée peut acheter une belle maison, du bon café et des vacances exotiques ; mais elle peut aussi assurer une meilleure éducation à ses enfants ou influencer le résultat d’une élection. Si l’argent est dominant, la question de savoir qui le détient prend une énorme importance. L’idée de Walzer était de tempérer la dynamique inexorable de l’économie de marché, de « rendre l’argent inoffensif, ou, au moins, faire en sorte que les maux subis dans cette sphère ne soient fatals ni à la vie, ni au statut social ». L’argent permet de se définir. Comme l’écrit Walzer, dépenser « permet à tout un chacun, homme ou femme, de choisir les biens qui lui paraissent utiles ou agréables, […] de façonner et de symboliser son identité par-delà le groupe auquel on appartient ». Mais il ne peut remplir cette fonction que si les fondements de l’appartenance sociale sont solides et si l’accès à des biens fondamentaux comme la santé, la sécurité et la subsistance échappe à l’influence de l’inégalité monétaire. L’approche philosophique de Walzer n’est pas exactement la même que celle de Sandel, mais leurs analyses sont complémentaires. En tout état de cause, Sandel ne peut pas affirmer que « nous n’avons pas eu ce débat à l’ère du triom­phalisme du marché ». Il a commencé en 1983. Réfléchir plus clairement en compa­gnie de Walzer enrichirait aussi la troisième problématique présentée par Sandel, la plus importante de toutes, celle de la « marchandisation ». C’est l’idée que certains des biens dont nous profitons sont dégradés ou corrompus lorsqu’ils sont achetés et vendus sur le marché ou commercialisés d’une façon contestable. Ils changent de nature, ou du moins le plaisir que nous en tirons devient différent. C’est assez clair dans le cas du sexe tarifé. D’autres exemples mentionnés par Sandel sont moins flagrants. Un enfant qui lit, c’est une bonne chose. Quand il est payé 2 dollars par une fondation pour chaque ouvrage lu, cela reste une bonne chose, mais d’une nature un peu différente. On peut rétorquer : « Bon, le gamin fait quand même l’expérience de la lecture » (la fondation le teste pour vérifier si c’est le cas). Mais est-ce le même genre d’expérience que de lire par pur plaisir ? La prime ne risque-t-elle pas de refouler les autres motivations ?   Une sécurité chèrement acquise Sandel évoque souvent les bonnes et moins bonnes raisons d’accorder de la valeur à certains biens. Mais il pourrait, je crois, pousser l’analyse beaucoup plus loin. L’argent fournit de nouvelles raisons d’apprécier les choses, raisons qui ont tendance à jouer des coudes pour se mettre en avant. Résultat, les motifs plus subtils ont bien plus de peine à exister. Au bout d’un certain temps, si nous prenons l’habitude d’estimer une chose en des termes monétaires, nous pourrions oublier qu’on peut l’estimer pour une autre raison, ou devenir terriblement maladroits dans le maniement de l’ancien mode d’évaluation. Dans Sphères de justice, Michael Walzer explorait, on l’a vu, l’idée qu’un bien a une signification sociale, tout comme un individu a une identité. Et parce que cette signification est sensible aux conditions de production et de distribution du bien, ce que représente un bien donné pour la personne qui en jouit peut changer selon le rôle que l’argent a joué dans sa mise en circulation. La greffe d’un rein peut sauver la vie ; mais le sauvetage prend un sens différent quand le rein doit être acheté, le bénéficiaire sachant que l’organe est inaccessible à ceux qui ne peuvent pas payer. Sandel ne développe pas suffisamment ce point [lire « Plaidoyer pour un marché du rein »]. L’idée que les biens peuvent être dégradés ou corrompus par l’argent n’est pas, à mes yeux, purement symbo­lique ; ou alors, c’est peut-être bien l’une des plus importantes manifestations de symbolisme que nous rencontrions dans notre vie. Les personnes révoltées par la fabrication de marchandises dans des conditions indignes, ou simplement injustes, disent qu’elles ne peuvent plus porter leurs chaussures ou manger une banane de la même manière, après avoir eu connaissance de cette réalité. Dans un autre ordre d’idées, je me suis demandé si le sentiment de sécurité – celui d’être protégé contre une attaque terroriste, par exemple – est le même type de bien, ou est ressenti comme le même type de bien, quand on sait que cette sécurité a été acquise au prix la torture (7). C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles nous faisons de l’État de droit une condition nécessaire pour pouvoir jouir sans honte de ce que nous procure l’État. Ces considérations n’ont guère de sens du point de vue de l’économiste, contraint de travailler avec une idée très simplifiée de la consommation et de la satisfaction. Mais, dans le monde réel, les individus associent le plaisir qu’ils tirent des biens à toutes sortes d’autres choses. Chaque culture instaure à cet égard des liens profonds et chargés de sens. Ce qui motive nos réactions devant nombre des exemples cités par Sandel et Walzer vient du sentiment que ces liens se disloquent ou sont écartés sans ménagement par des incitations plus simples et impérieuses. Quand Michael Walzer a soutenu cette thèse, beaucoup lui opposèrent que les significations sociales sont contestées et volatiles et qu’on voit mal pourquoi les peuples ne pourraient pas expérimenter divers modes d’allocation et d’échanges, afin d’instaurer de nouvelles significations sociales (8). Ce n’est pas faux. Le débat sur le mariage homosexuel suffit à montrer la stupidité de l’idée que tel ensemble de significations établies sur la bonne manière de faire famille et de faire couple doit être protégé à tout prix du changement, au simple motif qu’il existe. Le problème, c’est que même si les signi­fications sociales constituent des sortes de biens publics utilisés par la société dans son ensemble, les plaisirs qu’elles autorisent sont pour l’essentiel personnels. Qui plus est, dans les cas où aucun débat public en bonne et due forme n’a lieu – à l’inverse de ce qui s’est passé dans le cas du mariage pour tous –, les individus auront tendance à contester ces significations par opportunisme. C’est pourquoi le livre de Sandel nous donne le sentiment que les choses nous échappent : il se trouve peu de personnes pour défendre ouvertement les biens auxquels elles sont attachées – les livres, par exemple –, faute de lieu de discussion ou de forum adéquat. L’auteur soutient depuis longtemps que nous appauvrissons notre vie sociale en hésitant à mettre nos convictions morales et spirituelles sur la place publique. Voilà pourquoi nous avons besoin du débat qu’il esquisse ici à grands traits.   Cet article est paru dans la New York Review of Books le 16 août 2012. Il a été traduit par Olivier Postel-Vinay.

Notes

1| Formule attribuée à Johann Tetzel, prêtre dominicain allemand qui pratiquait activement le trafic d’indulgences au début du XVIe siècle.

2| Le mot « communautarisme » désigne ici un mouvement animé par des philosophes critiquant les thèses libérales développées par John Rawls dans sa Théorie de la justice (Seuil, 1987).

3| Le Libéralisme et les limites de la justice, Seuil, 1999.

4| Justice : What’s the Right Thing to Do?, Farrar, Straus and Giroux, 2009.

5| Les habitants du canton de Nidwald, où se trouve Wolfenchiessen, ont voté à deux reprises, en 1995 et 2002, contre l’installation d’un site de déchets radioactifs. Depuis 2005, la loi fédérale ne permet plus aux cantons d’opposer ce type de veto. La question du choix du site reste en suspens.

6| Traduit au Seuil en 2013.

7| Jeremy Waldron, Torture, Terror, and Trade-Offs: Philosophy for the White House (« Torture, terreur et compromis : une philosophie pour la Maison-Blanche »), Oxford University Press, 2010.

8| L’argument a notamment été développé en 1983 par le philosophe Ronald Dworkin dans les colonnes de la New York Review of Books.

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Ce que l’argent ne saurait acheter de Michael Sandel, Le Seuil, 2014

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