Tocqueville au Politburo

Début 2013, les ventes de L’Ancien Régime et la Révolution se sont envolées dans les librairies de Pékin. Le classique de Tocqueville avait été traduit en mandarin en 1994. À l’origine de cet engouement, la nouvelle que Wang Qishan, influent membre du Politburo chargé de gérer le mouvement croissant de protestations à l’encontre de la corruption, avait enjoint à ses collaborateurs de lire le livre. Li Kekiang, le numéro 2 du Politburo, qui allait devenir Premier ministre, en avait recommandé la lecture dans un discours devant des cadres du Parti. Yu Gang, le numéro 2 de la Banque centrale, avait discuté du livre dans des réunions du Parti. Et Han Henglin, membre de la Commission centrale pour la discipline et l’inspection du Parti, s’était référé à Tocqueville pour commenter un rapport inquiétant montrant que la confiance de l’opinion dans le Parti avait atteint un « niveau critique ». « Le livre montre que Révolution française a été provoquée par un effondrement de la confiance de la population, a-t-il déclaré. Quand le gouvernement a assuré qu’il n’y avait pas de prisonniers politiques à la Bastille, le peuple ne l’a pas cru. Le gouvernement avait dit trop de mensonges et quand il a dit la vérité, le peuple ne l’a pas cru. » En mai 2013, le sociologue indo-américain Krishnan Kumar donna une conférence sur le sujet à l’université de Nankin, pour s’interroger sur la signification du phénomène. Un texte amendé de cette conférence a été publié à l’automne suivant par le Times Literary Supplement. Kumar ignore si Xi Jinping a lu Tocqueville, mais le soudain intérêt affiché pour L’Ancien Régime et la Révolution a coïncidé avec son accession au pouvoir suprême, dans le sillage de l’affaire Bo Xilai. Selon Kumar, les dirigeants chinois peuvent tirer deux leçons principales de ce livre. La première est que les révolutions ne se déclenchent pas quand les choses vont plus mal, mais quand elles vont mieux. Lorsque les dirigeants ont commencé à réformer et à relâcher la pression. « Une fois que vous avez ouvert la fenêtre, il est difficile d’empêcher les mouches et les moustiques d’entrer », disait Deng Xiaoping. Telle était bien la situation depuis une ou deux décennies : un pays en pleine transformation, avec un accès spectaculaire à la richesse mais aussi un creusement des inégalités, l’expansion très rapide d’une classe moyenne certes avide d’argent mais aussi capable de faire entendre sa voix, grâce à la complicité d’Internet. Avec le risque que les tensions s’aiguisent à mesure que la croissance ralentirait. La seconde leçon à tirer de Tocqueville est que la Révolution française n’était pas nécessaire. Les réformes étaient déjà en cours sous l’Ancien Régime ; la Révolution les a plutôt dévoyées ; elle a engendré une accumulation de destructions conduisant à un retour en arrière et à une centralisation encore accrue. En brandissant Tocqueville, les dirigeants chinois peuvent donc s’adresser à la fois à leurs fidèles et aux cadres tentés de caresser la contestation dans le sens du poil : à ce stade, la possibilité d’une révolution est à prendre au sérieux, comme à la veille de Tiananmen. Mais encourager les forces de la dissension est contre-productif. La sagesse dicte de parier sur la poursuite de l’évolution, sans maelström. Et de refermer la soupape.

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