Tzvetan Todorov, spectateur engagé

Discours prononcé à l’occasion du colloque « Hommage à Tzvetan Todorov » à Paris, 11 juillet 2017.

Mesdames et Messieurs,   Vous connaissez sans doute cet adage concernant la construction d’un texte dit « profond » : si l’on veut épater son auditoire, il faut lui offrir un tiers de la présentation qui soit connu, un tiers qui soit nouveau et un tiers qui soit totalement incompréhensible. Mais cela ne correspondrait ni à la personnalité de Tzvetan Todorov ni à l’esprit des Lumières qu’il a incarné. J’ai donc décidé d’essayer de vous donner un aperçu plus direct et plus personnel de Tzvetan Todorov en tant que penseur (sans pour autant céder au réductionnisme, du moins c’est ce que j’espère). Je ne parle pas de ses contributions spécifiques à la théorie littéraire et à l’étude de l’histoire de la philosophie, même si elles sont nombreuses et majeures, mais plutôt de son approche intellectuelle. Quel type de penseur était Tzvetan Todorov ? Il était d’abord un intellectuel européen ; je dirais même, l’intellectuel européen par excellence. Il parlait couramment plusieurs langues ; il disposait d’une culture générale hors du commun ; et il avait une vraie ouverture sur le monde. Le magazine allemand Der Spiegel l’a bien exprimé en introduisant la nécrologie de Todorov comme suit : « Si l’on voulait expliquer à un martien ce qu’est un intellectuel européen, il faudrait lui parler de Tzvetan Todorov. »[1] Pourtant, cette nécrologie montre, nolens volens, autre chose aussi, à savoir que ce critique littéraire, historien et théoricien n’a jamais obtenu le statut d’une superstar de la pensée : l’hommage du Spiegel se borne à une seule colonne de 100 mots. Tzvetan Todorov était un penseur du plus haut niveau. Mais il était beaucoup moins lu, et beaucoup moins connu au grand public, que les vedettes de l’intelligentsia (je n’ai pas besoin de citer les noms) dont on trouve les publications jusque dans les librairies des gares et des aéroports. Il l’était, paradoxalement, parce qu’il a incarné les idéals de la tolérance, de la mesure et de la liberté – les valeurs mêmes de la démocratie libérale. Développement étrange et quelque peu déconcertant : l’auto-conscience de l’homme moderne se constitue à travers la Révolution française, c’est-à-dire en critique radicale de la société existante, et une fois ce regard soupçonneux établi il rend toute action et toute institution suspectes, de telle manière que mêmes les réussites sociales les plus défendables, les plus admirables se révèlent insuffisantes, donc à supprimer en faveur des alternatives sans faille.[2] D’un coup, les garanties de la liberté deviennent des entraves sociales, les fondements de l’État libéral sont traités comme des instruments de la répression. Et les représentants auto-proclamés de cette conscience critique font en sorte que rien n’échappe à ce règne du soupçon. Or, Tzvetan Todorov ne s’est pas rangé du côté de ces chiens de garde (de droite ou de gauche) qui passent tout le temps à la télévision pour surveiller le discours intellectuel et pour punir ceux qui s’écartent du droit chemin. Il n’était pas non plus de ces alarmistes – aimés, eux aussi, par les médias – qui à intervalles rapprochés annoncent la défaite de la pensée, le suicide français, le déclin de l’Occident ou la fin du monde. Et il n’a certainement pas fait partie de ces sauveurs de l’humanité qui seuls savent comment éviter une telle catastrophe – si seulement le monde suivait leurs conseils. Quand Karine Zbinden et moi l’avons interviewé en mars 2015, c’était la première fois que nous nous sommes entretenus plus longuement. J’ai été frappé par trois choses. D’abord, par l’absence totale de vanité. « Vous savez », il nous a dit, « je ne m’assume pas comme philosophe. Je me considère plutôt comme un historien, historien des idées certainement, avec des opinions, défendant certains partis pris, mais ne dialoguant pas avec les grands philosophes du passé. »[3]  La deuxième chose qui m’a frappé était sa lucidité, sa présence d’esprit. Je me souviens d’avoir posé trois questions précises sur le livre récent de Sudhir Hazareesingh, Ce Pays qui aime les idées.[4] Todorov a donné une longue réponse à la première question, une réponse aussi détaillée à la deuxième question, après quoi il a abordé le troisième point – que moi-même j’avais déjà oublié ! Enfin, ce qui m’a frappé étaient sa rhétorique calme et son équité intellectuelle. Il a détesté le pathos, et il a toujours essayé de voir les deux côtés de la médaille. Quel que fût le sujet de nos questions – le nationalisme haineux de l’extrême droite, la médiatisation croissante de la société, ou la « robotisation » de l’homme – ses réponses étaient sans exception bien pesées. C’est cela qui m’a le plus impressionné : la volonté de ne céder ni à la panique ni à l’exaltation, la volonté de préserver sa capacité de jugement. Ce principe philosophique (car il s’agit bien d’un principe, d’un credo, et non simplement d’une disposition psychologique) ne l’a pas empêché de prendre des positions cohérentes et non équivoques. De plus, ce principe n’avait rien à voir avec un scientisme détaché. Pour Todorov, la tâche de la pensée était de voir les choses comme elles sont et de les comprendre comme telles – précisément parce que nous sommes toujours impliqués dans l’objet que nous analysons, impliqués avec nos convictions et nos croyances. Ainsi ce qui importe c’est que l’objet nous parle, mais également que c’est l’objet qui nous parle. Comme Raymond Aron, Tzvetan Todorov était un spectateur engagé.[5] Pendant notre entretien Todorov était plutôt réticent quand nous avons évoqué Aron ; il a préféré souligner les différences (« Raymond Aron était beaucoup plus connecté à la réalité que moi ») ou parler d’autres penseurs – tels que Mikhaïl Bakhtine, Louis Dumont et Germaine Tillion – qui l’avaient influencé. Mais il s’agit là peut-être de ce que Freud a appelé une formation réactionnelle, car les réponses étaient presque trop évasives. En effet, sa préface aux Mémoires d’Aron se lit comme un auto-portrait (l’écriture est parfois plus révélatrice que l’oral).[6] Je voudrais terminer mon discours en examinant ce texte sous cet angle. On remarque d’abord dans la préface une critique forte, avancée sans équivoque par Todorov comme par Aron, de toute forme de totalitarisme. Or, cela n’a rien de surprenant : au début des années trente, à Cologne et à Berlin, Aron a assisté à la montée du national-socialisme ; dans sa jeunesse Todorov a vécu en Bulgarie communiste. La critique des horreurs qui crèvent les yeux semble évidente. (Je m’empresse d’ajouter que, malheureusement et en dépit de cela, cette critique n’était pas partagée par le monde intellectuel entier : il y avait pas mal de penseurs qui arrivaient à fermer les yeux sur la réalité du « real-existierender Sozialismus »). En tout cas, ce qui est beaucoup plus difficile c’est de résister à la tentation totalitaire. Parce qu’il existe aussi des penseurs – en France peut-être plus qu’ailleurs – qui, tout en reconnaissant les horreurs comme étant des horreurs – s’acharnent à justifier la terreur au nom d’un humanisme à venir. Par contre, Todorov et Aron n’ont « jamais justifié l’injustifiable pour raison dialectique. »[7] Et ils n’ont pas cédé non plus à cette autre forme de la tentation totalitaire, forme beaucoup plus pernicieuse, qui fait miroiter à nos yeux une voie sûre par laquelle nous entrerons saufs et sains, sans crimes ni catastrophes, dans le paradis terrestre. Contrairement à ce rêve de la perfection, Todorov et Aron nous rappellent cette vérité pascalienne que nous oublions, ou refoulons, continuellement : que « l’homme n’est ni ange ni bête, et [que] le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. »[8] Le paradis est derrière nous ; nous ne vivons plus dans le jardin d’Éden, mais dans un jardin imparfait, et nous n’y échappons que par le chemin de l’enfer. Ce choix contre le totalitarisme est en même temps un choix pour la démocratie libérale, qui est un compromis entre la liberté et l’égalité, entre l’individu et la société, entre l’espoir et la résignation – un compromis qui est « simplement […] moins mauvais que les autres. »[9] C’est dans ce monde que Todorov et Aron ont décidé de vivre et de faire leur travail de penseur, de spectateur engagé. Et dans ce monde résolument non manichéen « ce n’est jamais la lutte du Bien contre le Mal », comme le dit Todorov en citant Aron, « c’est le préférable contre le détestable. »[10] C’est pour cela que nos jugements ne peuvent jamais être sans appel ; que les incertitudes existeront toujours; que l’abandon du doute – du doute cartésien, systématique – serait catastrophique ; et que le travail de connaissance se poursuit et se poursuivra perpétuellement : comme « un travail de Sisyphe. »[11] De plus, Todorov et Aron n’ont « pas d’illusions sur l’efficacité de la parole raisonnable. »[12] Ils sont très conscients du fait que savoir et pouvoir sont deux, et que savoir et vouloir le sont aussi : trop souvent un fossé sépare nos arguments et nos actions. C’est sur ce fond qu’on comprend que l’éloge suivant qu’a fait Todorov d’Aron est un reflet de ce qu’il a désiré être lui-même : il a choisi d’être un serviteur et un éclaireur du public, un porteur de lumière. Il s’est acquitté de sa tâche en renonçant à jouer au marchand de rêves, en incitant chacun à connaître le monde qui l’entoure et à le juger en équité. […]  Plutôt que d’enflammer les cœurs, il a voulu éclairer les esprits ; et encore, la lumière qu’il apporte ressemble, non à celle de l’éclair, mais à la flamme vacillante de la bougie qu’on rallume sans cesse. »[13]  

Notes

[1] Der Spiegel, numéro 7 (11 février), 2017, p. 123.

[2] Comme l’a montré Bernard Willms dans Planungsideologie und revolutionäre Utopie. Die zweifache Flucht in die Zukunft (Stuttgart : Kohlhammer, 1969) : « Der Bürger als Mensch verstand sich immer auch als einer, der […] negativ zum je Erreichten und Konsolidierten seiner Gesellschaft sich verhielt, er war immer der Fortschrittliche, der seiner Gesellschaft davonlief, und diese Negativität war immer auch seine Wahrheit ; lange genug brauchte der Bürger sich weder Gedanken darüber zu machen, wohin er dem Bürger davonlief, noch darüber, wer ihm wie, wann und wohin folgte » (p. 10) ; voir aussi Henk de Berg, « Warum wir keine Utopien brauchen », Berliner Debatte Initial 23 (4), 2012, p. 5-17.

[3] Voir « Tzvetan Todorov : Le Bien est l’ennemi du mieux », Books, numéro 83 (mai-juin), 2017, p. 12-14. L’entretien complet sera intégré dans Henk de Berg et Karine Zbinden (dir.), Tzvetan Todorov : Thinker and Humanist (Rochester, NY : Camden House ; à paraître en 2018).

[4] Sudhir Hazareesingh, Ce Pays qui aime idées. Histoire d’une passion française. Traduit de l’anglais par Marie-Anne de Béru (Paris : Flammarion, 2015).

[5] Voir Raymond Aron, Le Spectateur engagé. Entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton (Paris, Julliard, 1981).

[6] Paris : Robert Laffont, 2003, p. VII – XXVII.

[7] Aron, Mémoires, p. 721 ; cité dans Todorov, « Préface », p. XII.

[8] Blaise Pascal, Les Pensées (Paris : Brunschvicg, 1897 [1670]), p. 82 (section VI, 358).

[9] Todorov, « Préface », p. XIX.

[10] Aron, Le Spectateur engagé, p. 298 ; cité dans Todorov, « Préface », p. XIV.

[11] Todorov, « Préface », p. XVIII.

[12] Raymond Aron (en 1961) d’après Nicolas Baverez, Raymond Aron (Paris : Flammarion-Champs, 1993), p. 369 ; cité dans Todorov, « Préface », p. XVIII.

[13] Todorov, « Préface », p. XXVII.

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