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Un chrétien à La Mecque


L’interdiction faite aux non-musulmans de se rendre à La Mecque et à Médine nourrit de longue date la fascination des voyageurs occidentaux. Certains, pour découvrir la ville sainte, sont allés jusqu’à se convertir ou se faire passer pour musulmans. C’est le cas du plus célèbre de ces aventuriers, Richard Francis Burton. En 1853, ce Britannique déguisé en pèlerin afghan atteint La Mecque au terme d’un long et périlleux voyage, qu’il relate dans Voyage à La Mecque, que viennent de rééditer les éditions Payot.

 

Les premiers rayons du jour doraient à peine les sommets rugueux de l’Abou-Koubaïs, hauteur qui borne à l’est La Mecque, et où bien des mahométans veulent qu’Adam, Ève et Seth aient été enterrés, lorsque nous nous levâmes. Quand nous nous fûmes baignés, nettoyés et parés, nous partîmes pour le Sanctuaire.

Enfin se réalisaient mes désirs de bien des années ! Enfin je touchais au but de mon long et fatigant pèlerinage !

Nous entrâmes par la principale des portes donnant accès au côté septentrional des cloîtres qui forment un carré autour de la cour où s’élève la Kaabâ, c’est-à-dire par la Bab-El-Ziyadah. Nous descendîmes deux longs escaliers, nous traversâmes le cloître et nous nous trouvâmes en face de la maison de Dieu, de ce cœur du monde, de ce centre de La Mecque, également révérée par l’hindou et le sabéen (1), par le guèbre (2) et le musulman. Certes, peu de places sont réclamées à la fois par plus de religions. On dirait un immense catafalque recouvert de son drap mortuaire. Il n’y avait là ni gigantesques fragments remontant à l’Antiquité la plus reculée comme en Égypte, ni de restes d’une beauté pleine de grâce et d’harmonie comme en Grèce ou en Italie, ni barbare somptuosité comme aux Indes, et pourtant la vue n’en était pas moins frappée comme d’une chose unique au monde. Il y a si peu de chrétiens qui aient contemplé cette châsse célèbre ! De tous les adorateurs qui embrassaient les draperies en pleurant ou qui comprimaient sur cette pierre les battements de leur cœur, il n’y en avait pas un peut-être qui fût alors plus ému que le pèlerin venu du Nord. On aurait dit que les poétiques légendes des Arabes se réalisaient et que c’était le vent produit par les ailes des anges et non la douce brise du matin qui agitait et qui gonflait les noires draperies de la Kaabâ. Je dois pourtant reconnaître que mes sentiments tenaient de l’orgueil satisfait, tandis que les leurs prenaient leur source dans l’extase des sentiments religieux.

Après m’avoir laissé quelque temps à moi-même, Mohammed [son guide] m’avertit que l’instant était venu de commencer nos tours de prière.

Nous pénétrâmes dans l’ovale tracé autour de la Kaabâ par la porte qui l’ouvre vers l’est, à un endroit où, d’après la tradition, se trouvait une maison qu’une vieille femme, sa propriétaire, consentit à laisser démolir à condition qu’Abraham lui confierait, à elle et à tous ses descendants, la clé du nouveau sanctuaire qu’il ferait construire. Puis, laissant à droite la place d’Abraham, nous nous rendîmes au puits Zemzem, où nous prîmes une tasse de cette eau aussi saumâtre que sacrée, et remîmes une offrande aux porteurs qui alors en distribuèrent en mon nom une grande potée aux pauvres pèlerins. Nous nous avançâmes ensuite vers la porte de la Kaabâ ou plutôt vers l’angle qui l’avoisine et qui est au sud-est de l’édifice. Là est enchâssée la fameuse Pierre noire, à un mètre quarante-quatre au-dessus du sol. Un cercle d’or massif ou d’argent doré entoure et protège une bordure qui est un peu plus basse, en ciment rouge-brun, et qui s’incline vers le centre, où se trouve la Pierre noire, placée peut-être à cinq centimètres au-dessous de la surface du métal. Elle a l’air de se composer d’une douzaine de pierres plus petites, bien réunies avec du ciment, et forme un ovale d’environ dix-sept ou dix-huit centimètres de diamètre. Cette fois, nous ne pûmes pas en approcher ; nous fîmes nos dévotions de loin, puis nous entreprîmes la série de nos circonvolutions.

Elles ont lieu sur l’ovale de granit poli qui entoure la Kaabâ. Nous en fîmes trois au pas de gymnastique et quatre à pas lents, tout en disant les prières réglementaires.

Nos sept circonvolutions achevées, nous résolûmes d’essayer de baiser la Pierre noire. La vue de la foule des Bédouins et d’autres pèlerins qui l’assiégeaient me fit d’abord désespérer de l’entreprise ; mais Mohammed prouva qu’il savait vaincre les difficultés. Après s’être vainement adressé aux pèlerins, qui ne nous montraient qu’une mosaïque de leurs occiputs et de leurs omoplates, il se mit à réunir une demi-douzaine de robustes Mecquois de sa connaissance ; puis, avec leur aide, il nous ouvrit, de force, un passage à travers cette multitude aux jambes grêles. Les Bédouins se retournaient contre nous comme des chats enragés, mais ils étaient sans armes ; d’ailleurs, comme nous étions en automne, il y avait six mois qu’ils ne s’étaient refaits en buvant du lait ; aussi ressemblaient-ils à de vraies momies, et à moi seul j’en aurais mis à la raison une demi-douzaine. C’est ainsi que, malgré l’indignation du populaire, nous pénétrâmes jusqu’à la Pierre et que, quand nous y fûmes, leurs cris d’indignation ne purent plus nous empêcher d’y demeurer au moins dix minutes. Tout en la baisant et en la frottant de mes mains et de mon front, je l’observai attentivement, et j’en partis convaincu qu’elle est un aérolithe.

L’espace de moins de deux mètres qui sépare la Pierre noire de la porte de la Kaabâ s’appelle le Moltezem ; c’est l’endroit où Mahomet se réconcilia avec ses dix compagnons qui avaient attaqué son caractère de prophète. Suivant l’usage, nous y frottâmes contre la Kaabâ nos estomacs, nos poitrines et nos joues droites ; nous y demandâmes notre pardon, et nous priâmes pour que tous les voeux que nos âmes concevaient fussent exaucés.

Puis nous nous rapprochâmes de la place d’Abraham en nous rendant à l’endroit où les chefeis se tiennent pour faire leurs prières, et nous revînmes à la porte du bâtiment où est le Zemzem ; je fus condamné à déguster encore quelques gorgées d’eau nauséabonde et je reçus en douche le contenu de deux ou trois outres qu’on me versa sur la tête, attendu que c’est le moyen de faire tomber de l’esprit les péchés, comme s’ils étaient des grains de poussière. Alors nous nous retournâmes vers la Pierre noire et redîmes des prières en la contemplant. Mais nous étions épuisés ; nos pieds et nos têtes nus étaient roussis par suite des ardeurs du pavé et des feux du soleil. Je n’y tins plus et je quittai la mosquée.

Le soir, je retournai au Nombril du Monde, en compagnie de Mohammed et suivi par cheikh Nour, qui portait une lanterne et un tapis de prière ; j’y revenais du point de vue de l’art, pour y jouir des charmes de la nuit, après y avoir souffert des douleurs du jour. La lune, qui était presque pleine, frappa de front la colline Abou-Koubaïs et remplit toute cette scène de sa lumière solennelle. Au centre de la place qu’elle éclairait, s’élevait l’édifice avec son apparence d’énorme tombe, toute noire, excepté les endroits où les rayons de la lune y décrivaient comme des raies argentées sur le marbre le plus noir. Il attirait tous les regards. Devant lui disparaissaient les bâtiments pareils à des pagodes et les dômes dorés et sculptés qui l’entourent. On ne voyait que ce temple d’un Dieu unique, du Dieu d’Abraham, d’Ismaël et de sa postérité. C’était sublime et cela rendait avec une éloquente poésie la grandeur de l’idée divine, qui a donné la vie à l’islam, l’austérité et la constance à ses sectateurs.

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Le pavé ovale qui entoure la Kaabâ était encombré d’hommes, de femmes et d’enfants, généralement divisés en groupes, les uns courant au pas de gymnastique, les autres marchant avec gravité, d’autres encore arrêtés pour prier. Que de contrastes ! La Bédouine s’y pavanait dans sa longue robe noire, et les trous de son voile ponceau [rouge vif foncé] ne laissaient passer que les sauvages éclairs de ses regards. L’Indienne, aux traits presque tartares, dont la nudité montrait la hideur, se hâtait, à l’aide de ses jambes grêles et serrées dans des plis étroits, de faire le tour du Sanctuaire. De temps à autre, quelque cadavre sur sa civière de bois était porté autour du temple par quatre hommes, que relevaient, suivant la coutume, d’autres musulmans. Plusieurs Turcs à la peau blanche, à l’air froid et hautain, erraient çà et là. Ailleurs se tenait debout un impatient khitmugar de Calcutta, au turban de travers, les poings sur les hanches, contemplant ce spectacle avec un air de légèreté qui sied fort bien à la supériorité de pareils messires. Ou bien quelque pauvre diable, les bras en l’air, s’efforçait de toucher la Kaabâ de toutes les parties de son corps et s’attachait aux draperies en sanglotant, comme si son coeur allait se briser.

Le lendemain matin, lundi 12 septembre 1853, cheikh Mésoud était dès l’aube à notre porte, tant il désirait partir pour le mont Arafat, avant que la route fût rendue dangereuse par le passage de la caravane d’Égypte ou de celle de Bagdad, et pourtant nous ne partîmes qu’à dix heures, à cause de l’obstination tyrannique du jeune Mohammed, qui se refusait absolument à emmener son petit neveu ; enfin il y consentit, mais le pauvre enfant pleurait amèrement ; je le pris, le plaçai entre nous dans la litière, et le départ eut lieu.

La route était couverte de pèlerins en robes blanches, les uns à pied, les autres à cheval ; mais tous les hommes allaient tête et pieds nus. La plupart des personnes à leur aise étaient sur des ânes ; les Bédouins montaient leurs rapides dromadaires, et les fonctionnaires turcs, des chevaux magnifiques. Çà et là des cadavres d’animaux gisaient sur les côtés.

La plaine appelée « la cour de La Mecque » nous montra quelques places de prière entourées de murs blanchis, et des citernes de pierre, dont quelques-unes étaient bien conservées, mais toutes dépourvues d’eau. À la place de gazon, c’était du sable et des pointes de granit qui sortaient de la terre, et de chaque grande pierre s’échappait quelque scorpion avec sa queue recourbée sur son dos. Enfin, à onze heures, après avoir gravi plusieurs marches de pierre qui pouvaient bien avoir vingt-sept mètres de largeur, nous entrâmes dans le vallon pierreux où se trouve la Mouna. C’est un long village de maisons à un ou deux étages, construites de boue et de pierres. Plus loin, nous aperçûmes la mosquée Khéïf, où, suivant quelques Arabes, Adam est enterré, avec la tête à une extrémité du long mur et les pieds à l’autre bout, de façon à ce que le dôme s’élève au-dessus de son nombril. Enfin, nous arrivâmes en bas de la Sainte-Colline.

Arafat est à une vingtaine de kilomètres à l’est de La Mecque. Nos chameaux étaient exténués, mais les hommes souffraient plus encore. Entre Mouna et Arafat, j’ai vu jusqu’à cinq hommes tomber et mourir sur le grand chemin. Épuisés, moribonds, ils s’étaient péniblement traînés pour rendre leur âme dans l’endroit où elle monte immédiatement jusqu’au séjour de la béatitude éternelle. Que la mort est aisée dans ces latitudes ! Chacun de ces hommes s’affaissait tout à coup, tombait comme foudroyé et, après une courte convulsion, demeurait immobile et pareil à une statue de marbre. Les cadavres étaient soigneusement recueillis et négligemment enterrés dans quelque place vide, au milieu de ces foules qui campaient dans la plaine de l’Arafat. […]

Arafat, qu’on appelle à présent le mont de la Miséricorde, est une masse de granit, brisée en gros blocs et légèrement garnie de broussailles desséchées ; elle peut avoir un kilomètre et demi de circonférence et s’élève brusquement du sein d’une plaine sablonneuse jusqu’à la hauteur de cinquante-cinq à soixante mètres. On y jouit d’une vue très pittoresque, formée par les cimes bleuâtres des monts Taïf et par l’innombrable campement qui s’éparpille dans la plaine jaune dont elle est environnée. Mes calculs m’ont amené à estimer à cinquante mille personnes, de tout âge et des deux sexes, les pèlerins qui se trouvaient là réunis.

Voici à quelle légende se rapportent le nom et les honneurs accordés à la Colline sacrée. Quand le père et la mère du genre humain eurent désobéi à Dieu en mangeant du froment, ce qui leur fit perdre leur pureté primitive, ils furent précipités sur la terre. Le serpent descendit à Ispahan, le paon à Kaboul, Satan à Bilbays, Ève sur l’Arafat et Adam à Ceylan. Celui-ci, déterminé à retrouver sa femme, se mit en route, et c’est à ce voyage que la terre doit l’apparence qu’elle présente à nos yeux. Partout où notre premier père mit son pied, qui était large, s’est élevée plus tard une ville ; entre ses enjambées existera toujours la campagne. Ce ne fut qu’après avoir erré de longues années qu’Adam parvint à la montagne de la Miséricorde, où notre commune mère passait le temps à l’appeler par son nom. C’est pourquoi on appela l’endroit arafat, qui signifie « reconnaissance ». Au sommet de la colline et d’après les instructions d’un archange, Adam éleva une place de prière, et c’est entre elle et la mosquée Nimzâ que ce premier couple a passé le reste de ses jours. Cependant il y en a qui prétendent qu’après s’être retrouvés, Adam et Ève sont retournés aux Indes, d’où, pendant quarante-quatre années de suite, ils sont revenus visiter la cité sainte au temps du pèlerinage.

Une observation qui m’a frappé en visitant les tentes élevées dans la plaine, c’est combien un campement de citadins est moins propre et plus puant que celui de Bédouins. Le pauvre Mésoud, qui ne cessait de se boucher les narines, fut ravi de ma remarque et, me frappant sur l’épaule : « Vous avez raison, ô père des moustaches, et je vous montrerai cette année les tentes noires de ma tribu. »

Enfin la nuit vint, mais sans nous apporter de sommeil, à cause des mille bruits dont la plaine retentissait.

 Notes

  1. Sabéens : nom donné aux membres de plusieurs sectes religieuses des premiers temps de l’islam.
  2. Guèbres : nom que portent, en Perse, ceux qui, après la conquête musulmane, sont restés fidèles au zoroastrisme (ou mazdeisme).

 

LE LIVRE
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Voyage à La Mecque : Relation personnelle d’un pèlerinage à Médine et à La Mecque en 1853 de Richard Francis Burton, Payot, 2015

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