Inattendu
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Un très étonnant voyageur


Crédit : Clem

Depuis vingt-cinq ans, des milliers de personnes parcourent le monde sans bouger de Saint-Malo grâce à l’excellent festival Etonnants Voyageurs, qui se tient ce week-end. En 1753, un étrange opuscule invitait déjà le lecteur à l’aventure, avec ce récit d’une fabuleuse odyssée pour une contrée dont nous vous invitons à découvrir par vous-mêmes le surprenant exotisme. L’auteur de ce texte, d’abord anonyme avant d’être attribué au poète Louis-Balthazar Néel, se moque en vérité du goût de son époque pour les récits de voyage. Faites vos malles.

Telles étaient mes réflexions lorsque, pensant très sérieusement que je n’avais que huit jours pour me disposer partir, je commençai par faire blanchir mon linge que j’étageai dans une malle, avec quatre paires d’habits complets de différentes saisons, deux perruques neuves, un chapeau, des bas et des souliers tous neufs ; et comme j’avais entendu dire qu’en voyage il ne fallait s’embarrasser de bagage sur soi que le moins que l’on pouvait, je mis dans un grand sac de nuit tout mon nécessaire ; à savoir ma robe de chambre de callemande rayée, deux chemises à languettes, deux bonnets d’été, un bonnet de velours aurore brodé en argent, des pantoufles, un sac à poudre, ma flûte à bec, ma carte de géographie, mon compas, mon crayon, mon écritoire, un sixain de piquet, trois jeux de Commette, un jeu d’Oye, et mes Heures : je ne réservai pour porter sur moi que ma montre à réveil, mon flacon à cuvette plein d’eau sans pareille, mes gants, des bottes, un fouet, ma redingote, des pistolets de poche, mon manchon de renard, mon parapluie de taffetas vert, ma grande canne vernissée et mon couteau de chasse à manche d’agathe.

Tout mon équipage fut prêt en quatre jours ; il ne s’agissait plus que de mettre ordre à mes petites affaires, tant spirituelles que temporelles. Après avoir fait une bonne et ample confession générale, je fis un testament olographe, que j’écrivis moi-même à tête reposée, en belle écriture moitié ronde et moitié bâtarde : je fus faire mes adieux à tous mes voisins, parents et amis, et je payai tout ce que je devais dans le quartier à ma blanchisseuse, à mon perruquier, à ma fruitière et aux autres. J’avais toujours ouï-dire que l’air de la mer était malfaisant à ceux qui n’y étaient point habitués de jeunesse ; et pour m’y accoutumer petit à petit, j’allais tous les jours me promener sur les bateaux des blanchisseuses pendant une heure ou deux ; je passais l’eau aussi de temps en temps du Port Saint Nicolas aux Quatre Nations, et j’ai continué cette manœuvre jusqu’à mon départ ; de sorte qu’insensiblement je m’y suis fait.

Quand je fus à la veille de partir, quoique l’on m’eût assuré que je trouverais des vivres dans le navire sur lequel je devais m’embarquer pour aller à Saint-Cloud, et qu’on m’eût dit que le sieur Langevin, qui en est le munitionnaire général, et entrepreneur des vivres de cette partie de la Marine, ne manquait de rien, et était pourvu de tout ce qui pouvait contribuer à la commodité des voyageurs, je fis toujours, par précaution, acheter un grand panier d’osier fermant à clef dans lequel je fis mettre un biscuit de trois sols du Palais Royal (car j’ai retenu de quelqu’un qu’il ne fallait jamais s’embarquer sans biscuit), un petit pain mollet du Pont Saint-Michel, une demi-bouteille de bon vin, deux grosses bouteilles d’eau d’Arcueil à la glace, une livre de cerises et un morceau de fromage de Brie : Bien m’en a pris, en vérité de faire ces petites provisions ; car ce même Langevin n’avait rien de tout cela : il n’avait que du Brandevin, que je n’aime point, des petits pains à la Sigovie qui sont indigestes, et de mauvais sirop d’orgeat et de limon, qui n’étaient point de chez Baudson, qui est le seul à Paris qui réussisse dans ces sortes de sirops : en récompense aussi on vantait beaucoup son ratafia et sa bière, mais je n’aime ni l’un ni l’autre.

Enfin, le grand jour de mon départ arrivé (c’était par un Dimanche, veille de la Saint Jean, car je m’en souviendrai tant que je vivrai), mon Régent de qui j’avais été prendre congé voulut me venir conduire, avec ma mère et mes deux tantes, qui pour être levées plus matin, avaient passé la nuit dans ma chambre. Nous prîmes deux carrosses, un pour nous, et l’autre pour mon équipage. Tous mes voisins étaient aux portes et aux fenêtres, pour me dire adieu et me souhaiter un bon voyage : je laissai à une de mes voisines mon beau chat chartreux et à une autre mon petit serin gris ; et nous fûmes au Saint Esprit entendre la Sainte Messe : je m’en acquittai avec le plus de dévotion que me le permettait mon état. Il y avait tant de monde ce jour-là, qu’au sortir de l’Eglise, j’eus toutes les peines imaginables à prendre autant d’eau bénite que j’aurais bien voulu pour en faire la galanterie à ma compagnie. Mais il me fut impossible de lui donner en cela des preuves de ma générosité, car dans le moment que je faisais la petite cérémonie usitée parmi les jeunes gens bien nés, et que j’allongeais le bras, je me trouvai séparé par la foule des entrants et des sortants ; de façon que ceux qui entraient, me reportèrent jusqu’à trois reprises de suite au milieu de l’Eglise, sans qu’il me fut possible de m’en dépêtrer, après y avoir laissé un morceau de ma perruque, deux agrafes de mon chapeau, trois boutons de mes bretelles et mon beau mouchoir des lndes tout entier. […]

Tandis que j’étais occupé à reconnaître mon équipage, le navire fut mis à flot ; je le sentis à merveille par un ébranlement qui m’effraya, parce qu’il me surprit. Je montais sur le tillac pour voir la manœuvre : déjà le Pont Royal se retirait pour nous faire place, et tous les autres navires chargés de bois, qui semblaient n’être là que pour s’opposer à notre passage, se rangeaient aussi à la voix du pilote, qui jurait comme un Diable après eux.

A peine étions-nous à la demi-Rade, plusieurs passagers ayant fait signal du bord du rivage qu’ils voulaient s’embarquer avec nous, le capitaine a fait jeter la chaloupe en mer pour les aller recueillir ; apparemment qu’ils avaient retenu leurs places ; nous avons été tout bellement jusqu’à ce qu’ils nous aient joints ; après quoi nous nous sommes trouvés en pleine mer, vis-à-vis du nouveau Carrousel, et nous avons été bon train ensuite.

Un petit vent de Sud nous poussait, et apparemment qu’il nous était contraire, car on ne hissa aucune voile, pas même la misaine ; mais on fit seulement force de rames jusqu’à ce que nous puissions saisir les vents Alizés. L’odeur du goudron commença tout d’un coup à me porter à la tête ; je voulus me retirer plus loin pour l’éviter ; mais je fus bien étonné, quand voulant me lever il me fut impossible de le faire. Je m’étais malheureusement assis sur un tas de cordages, sans prendre garde qu’ils étaient nouvellement goudronnés ; la chaleur que je leur avais communiquée les avait incorporés si intimement à ma culotte qu’il fallut en couper des lambeaux pour me débarrasser. Cette aventure ne déplût qu’à moi seul ; car de tous les spectateurs, il n’y avait que moi qui ne riait point. Cependant nous rangions le Nord en dérivant jusqu’à la hauteur d’un Port qu’on me dit être celui de la Conférence. ll y avait à l’ancre plusieurs navires qui y chargeaient différentes marchandises de Paris, destinées pour les pays étrangers : de là j’estimai que ce que je voyais à l’improviste était ce que nos géographes de Paris appellent la Grenouillère, parce que j’entendis effectivement le coassement des grenouilles.

Nous dépassâmes le Pont tournant et le petit Cours, d’un côté de la terre, et de l’autre les Invalides et le Gros Caillou ; nous fîmes ensuite la découverte d’une grande île déserte, sur laquelle je ne remarquai que des cabanes de sauvages et quelques vaches marines, entremêlées de bœufs d’lrlande : je demandai si ce n’était point là ce qu’on appelait dans la Mappemonde l’île de la Martinique, d’où nous venait le bon sucre et le mauvais café. On me dit que non, et que cette île qui portait autrefois un nom très indécent portait aujourd’hui celui d’île des Cygnes. Je parcourus ma carte ; et comme je ne l’y trouvai point, j’en ai fait la note suivante : j’ai observé que les pâturages en doivent être excellents, à cause de la proximité de la mer, qui y fournit de l’eau de la première main : qu’on y pourrait recueillir de fort bon beurre de Bray ; que si cette île était labourée, elle produirait de fort joli gazon et bien frais ; que c’était de là sans doute, que l’on tirait ces beaux manchons de cygne qui étaient autrefois tant à la mode ; et que quoi qu’il n’y eût pas un arbre, il y avait cependant bien des falourdes, et bien des planches entassées les unes sur les autres à l’air. J’ai tiré de là une conséquence, que la récolte du bois et des planches était déjà faite dans ce pays-là, parce que le mois d’août y est plus hâtif que le mois de septembre à Paris ; qu’il n’y a point assez de bâtiments ni de caves pour les serrer, et qu’enfin c’est sans doute de là que l’on tire ce beau bois des îles que nos ébénistes emploient, et dont nos tourneurs font de si belles quilles.

A deux pas de là, sur un banc de sable vers le Midi, nous avions vu le débris d’un navire marchand, que l’on nous a dit avoir fait naufrage l’hiver dernier, chargé de chanvre ; un bon Bourgeois de Donfront n’aurait point été touché de cette aventure parce que c’est une herbe de malheur pour lui ; mais je ne saurais dissimuler combien ce spectacle m’a fait peine ; autant m’en pendait devant le nez, je pouvais périr et échouer de même.

LE LIVRE
LE LIVRE

Voyage de Paris à Saint-Cloud par mer et retour de Saint-Cloud à Paris par terre de Louis-Balthazar Néel, Cartouche, 2006

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