Vade-mecum du parfait titrologue

On a tout vu, en matière de titres de livres. Du très court : une seule lettre, de A (Andy Warhol) jusqu’à Z (Vassilis Vassilikos). Du très long : au XVe siècle, les titres deviennent de véritables paragraphes ; au XVIe, de quasi-tables des matières. Du très allusif (Amour, de Paulo Coelho) et du très explicite (Le Con d’Irène, d’Aragon). Le titre est aussi vieux que la littérature, et aussi complexe et polymorphe qu’elle. Aux tout débuts, on se contentait de l’incipit de l’ouvrage : L’Épopée de Gilgamesh a d’abord été connue par ses premiers mots : « Sha naqba imuru » (« Celui qui a vu le fond »). Mais la riche littérature égyptienne, très formatée, a d’emblée utilisé de vrais titres (L’Histoire de Sinouhé) ; et l’ensemble du monde semble avoir vite suivi cette pratique commode, avec parfois des spécificités : à Rome, le titre d’une pièce de théâtre indiquait souvent le nom de celui qui l’avait financée. L’émergence de l’imprimerie a fait exploser le nombre des titres (les ouvrages publiés comme leurs intitulés). Ceux-ci connaissent des modes ou reflètent des traits nationaux, ce qui ne laisse indifférents ni les historiens ni les sociologues (« les Français donnent plus que les autres dans la fanfaronnade des titres », lit-on ainsi dans l’Encyclopédie). Une tendance claire se détache cependant dès les premiers temps de « l’ère Gutenberg » : le titre devient un argument de vente. Il « relève d’une psychologie commerciale élémentaire », selon Claude Duchet, sociologue et père présumé de la titrologie, « science mineure » selon Gérard Genette, mais non dénuée de mérites. L’urbaniste-philosophe Thierry Paquot est plus direct : « Un beau titre est le vrai proxénète d’un livre. » (1) Certains semblent d’ailleurs susciter presque autant d’intérêt que l’œuvre. Le Rouge et le Noir, par exemple : Stendhal a-t-il cédé à un effet de mode, a-t-il voulu faire une allusion au jeu, à la politique (l’armée contre le clergé), ou évoquer le fait que Julien, comme tout le monde, a deux êtres en lui ? (2) L’impact commercial du titre a tant d’importance que l’éditeur en décide souvent : « La capacité d’arracher son titre à une œuvre est la vertu propre de l’éditeur », écrit Theodor Adorno. De fait, Gaston Gallimard a imposé La Nausée (Sartre préférait « Melancholia ») ; sans l’éditeur de Baudelaire, Les Fleurs du mal – « un des plus beaux titres de toute la littérature française », écrit Paquot – se seraient sans doute appelées « Les lesbiennes ». « Le titre doit être accrochant mais pas accrocheur », disait justement Bernard Grasset, qui s’y connaissait en affaires littéraires. Certains auteurs considèrent néanmoins que le choix du titre est leur prérogative absolue. Les surréalistes misaient beaucoup sur la « titraison ». Et Flaubert n’aurait pas écrit Bouvard et Pécuchet si Zola ne lui avait concédé l’usage exclusif de « Bouvard », que l’auteur des Rougon-Macquart avait un moment envisagé (« Les Rougon-Bouvard » ?). Zola était pourtant un « obsédé du titre », souligne encore Paquot – et certains des siens, comme Nana, sont passés dans le langage courant.  

Notes

1. Au bonheur des titres, Infolio, 2015.

2. Notamment Serge Bokobza : Contribution à la titrologie romanesque : Variations sur le titre « Le Rouge et le Noir », Librairie Droz, 1986.

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