Verdi, Wagner et le triomphe de l’opéra romantique

Le hasard, dit-on volontiers, fait souvent bien les choses. Celui du calendrier gratifie notre époque avide de commémorations d’une remarquable occasion de célébrer simultanément, en cette année 2013, le deux centième anniversaire de la naissance des deux plus grands compositeurs d’opéras du XIXème siècle et, plus largement, de l’histoire de la musique lyrique : Giuseppe Verdi et Richard Wagner. Depuis le début de l’année, ce double anniversaire a donné lieu, partout en Europe et dans le monde, à de nombreuses initiatives : concerts, expositions, coffrets spéciaux d’enregistrements, conférences, publications. D’autres sont prévues durant les mois à venir. Certaines sont exclusivement consacrées à l’un des musiciens (le plus souvent à Wagner), mais beaucoup les concernent tous les deux. C’est notamment le cas de plusieurs ouvrages publiés pour l’occasion. Deux d’entre eux ont été rédigés par des compatriotes de Wagner : Wagner und Verdi, de l’historien Eberhard Straub, examine plus particulièrement la dimension politique des œuvres des deux musiciens et les liens de celles-ci avec la question nationale en Italie et en Allemagne ; comme l’indique son titre, Liebestod. Wagner - Verdi - Wir, du musicologue Holger Noltze, prend pour fil conducteur la question des liens de l’amour et de la mort dans les opéras des deux hommes. À ce jour, aucun livre sur le sujet n’est paru en français (on en annonce un pour la rentrée de septembre, par un spécialiste de Wagner), et pas davantage, plus curieusement, en italien. Mais un copieux ouvrage sur ce thème a été publié en anglais il y a deux ans, dans la perspective des célébrations de 2013. Intitulé Verdi and/or Wagner. Two men, Two Worlds, Two Centuries, il a pour auteur le critique Peter Conrad et devrait conquérir une place de choix dans la littérature existante sur les deux musiciens, déjà terriblement abondante, plus spécialement dans le cas de Wagner. Si les opéras de Verdi demeurent aujourd’hui les plus joués au monde, Wagner, du fait de la place particulière qu’il occupe dans l’histoire de la musique ainsi que du caractère très controversé de son œuvre et de sa personnalité, fait en effet l’objet d’un intérêt qui ne s’est jamais démenti. Une légende tenace veut qu’on ait écrit davantage sur lui que sur n’importe quelle autre personnalité historique à l’exception de Jésus-Christ et de Napoléon. Ce n’est bien sûr pas exact, mais la bibliographie wagnérienne comprend tout de même plusieurs dizaines de milliers d’entrées. Wagner et Verdi étaient loin d’être des inconnus pour Peter Conrad. Professeur à l’université d’Oxford, Conrad fait partie avec Clive James, Germaine Greer et Robert Hughes (le grand critique d’art récemment décédé), de cette poignée d’intellectuels australiens établis en Grande-Bretagne que caractérisent notamment, outre le talent, un rapport d’amour-haine avec le continent sur lequel ils ont grandi et des relations d’amitié et d’estime mutuelle en partie gâtées par la jalousie et la rivalité. Spécialiste d’histoire culturelle, Conrad a publié, à côté d’ouvrages sur la littérature, le cinéma et la télévision, une histoire de l’opéra et deux épais volumes dont le premier propose une immense fresque historique de la culture au XXème siècle et le second s’interroge sur les liens de l’art et de la création sous deux angles distincts : la création comme thème artistique et l’idée que les artistes se font des mécanismes de la créativité. Ces deux derniers livres contiennent plusieurs dizaines de pages sur Wagner, qui fait par ailleurs l’objet d’un des chapitres de l’histoire de l’opéra, Verdi bénéficiant d’un autre. Névralgie récurrente Peter Conrad a moins le sens de la formule brillante que Clive James, et son style n’a pas la vigueur et la flamboyance de celui de Robert Hughes. Mais il écrit avec élégance et son érudition est impressionnante. Ici, il semble avoir lu une bonne partie de ce qui a été écrit au sujet de Verdi et Wagner, jusqu’à de cursives allusions au détour d’une entrée de journal. Pas vraiment tout, cependant. Deux des meilleures biographies de Verdi actuellement existantes, par exemple, sont celles de l’américaine Mary Jane Phillips-Matz et de l’historien français Pierre Milza. Mais Conrad ne s’appuie que sur la première. S’il cite en passant les réflexions de Baudelaire et de Romain Roland à propos de Wagner, ainsi que la merveilleuse formule de Proust comparant les leitmotivs wagnériens à une névralgie récurrente, il ignore complètement ce qu’ont dit à son sujet Stéphane Mallarmé, pourtant auteur d’un sonnet d’hommage au musicien, ainsi que Paul Valéry, qui n’a pas hésité à affirmer que rien ne l’avait plus influencé que l’œuvre du compositeur allemand. Et s’il mentionne à plusieurs reprises Thomas Mann, Conrad est loin d’exploiter l’incomparable richesse des réflexions de l’auteur de La Montagne magique à propos d’un artiste qui l’obsédait et avec lequel il entretenait un rapport complexe de fascination coupable et de passion réticente. Très curieusement, il ne dit pas non plus un mot des travaux du philosophe anglais Bryan Magee, wagnérien souvent un peu trop enthousiaste mais qui a réussi à écrire sur un homme compliqué des pages d’une extraordinaire clarté. Farcis de références et sautant d’un domaine à l’autre, les ouvrages de Peter Conrad sont d’une richesse et d’une densité parfois décourageantes. Parce qu’il reste centré sur les deux musiciens et leur œuvre, Wagner and/or Verdi se lit avec un peu plus de facilité que les énormes livres précédents. Il est pourtant rédigé selon un procédé de construction déconcertant, insolite et audacieux. L’ouvrage propose un portrait croisé total de Verdi et Wagner, contrastant les différents aspects de leur personnalité, de leur vie et de leur destin sujet par sujet, quasiment paragraphe par paragraphe. Cette formule de confrontation détaillée et systématique pourra sembler par moments un peu artificielle. Mais son emploi s’avère très éclairant, tant les deux hommes se prêtent à un tel exercice. Un double portrait kaléidoscopique Conrad peut par exemple opposer au monde très réaliste de Verdi la place occupée par les éléments de nature fantastique, surnaturelle et spirituelle chez Wagner : « Verdi ne pouvait concevoir le pouvoir que sous l’espèce physique, comme la capacité d’infliger de la douleur aux autres ou de les tuer […]. Le pouvoir qui intéressait Wagner était par contre de nature mentale. » Il met aussi en regard l’effort fait par Wagner pour évoquer musicalement les bruits de la nature et le manque d’intérêt de Verdi pour « la musique qui n’est pas produite par des êtres humains ». La combinaison de multiples remarques de ce type, souvent précises et d’une grande finesse, lui permet de composer par petites touches un très convaincant portrait en diptyque des deux musiciens, en nuançant, complétant ou corrigeant de nombreuses affirmations régulièrement faites à leur sujet. Un ouvrage organisé de cette façon ne constitue cependant pas la meilleure introduction possible à Verdi et Wagner, et pour pouvoir pleinement l’apprécier et en tirer profit, il est quasiment indispensable de posséder une certaine familiarité avec la vie et l’œuvre des deux compositeurs. Quelle image de celles-ci ressort-elle de ce double portrait kaléidoscopique ? Le premier aspect qui retiendra l’attention est le caractère des deux hommes et leur personnalité. Tant Verdi que Wagner, déjà canonisés de leur vivant (le second n’a pas tardé à être également démonisé), font l’objet de véritables mythes et de nombreuses légendes circulent à leur propos, en partie créées et entretenues par eux-mêmes. Verdi, par exemple, aimait se présenter comme un fils de paysans pauvres, un « enfant du peuple » sorti de la misère à force de travail et de volonté. Il y a là de l’exagération. Le musicien était, certes, issu du milieu rural et d’une famille modeste. Mais son père, petit propriétaire terrain et aubergiste de Roncole près de Busseto, en Émilie-Romagne, ne faisait pas partie du prolétariat agricole. Il était aussi suffisamment lettré pour qu’on ait conservé de lui des échantillons de correspondance. Il demeure toutefois vrai que l’enfance de Verdi s’est déroulée dans un environnement largement marqué par les valeurs et la culture paysannes. « De cette rusticité de proximité » relève Pierre Milza, « découlent un certain nombre de traits : d’un côté le caractère entier du personnage, sa simplicité, sa sincérité, son franc-parler, le peu d’intérêt qu’il porte aux mondanités et aux honneurs, de l’autre une “sauvagerie” qui se manifeste à la fois par la violence des sentiments, la rudesse des propos, l’amour des grands espaces et des promenades solitaires, beaucoup de réserve et de méfiance dans ses rapports avec autrui […] l’âpreté en affaires, son goût de l’argent […] l’esprit madré dont il fait preuve dans ses transactions aussi bien professionnelles que privées ». Dans son essai La Vulgarité de Verdi, Alberto Moravia a loué ce caractère paysan du compositeur, qu’il présentait comme un sain anachronisme en un temps marqué par le triomphe de la petite bourgeoise. Chez Verdi, affirmait-il, s’exprimaient encore l’exubérante vitalité et la vision humaniste du monde qui caractérisaient l’Italie de la Renaissance, vision abandonnée par la classe dirigeante italienne après la Contre-Réforme, mais dont des fragments ont longtemps survécu dans le peuple : « Verdi est proche de ces paysans qui savaient par cœur des vers de l’Arioste, de ces gondoliers qui récitaient des strophes du Tasse ». Dans le même esprit, Isaiah Berlin vantait la « naïveté » de Verdi, cette qualité de spontanéité, d’immédiateté et d’heureuse inconscience dans l’exercice de leur art que Schiller attribuait à certains créateurs comme Homère, Shakespeare et Goethe, à laquelle il opposait la conscience tourmentée d’eux-mêmes caractérisant les artistes « sentimentaux » de sensibilité moderne, comme lui-même et, aurait-il pu ajouter s’il l’avait connu, Richard Wagner. « L’allure vestimentaire d’une drag queen » Peter Conrad évite soigneusement de tomber dans le piège consistant à appliquer à Verdi et Wagner les stéréotypes de l’Européen méridional face à celui du Nord. Avec raison : comme beaucoup d’habitants de la région des plaines du Pô, Verdi était un homme secret, taciturne et peu communicatif. Réciproquement, fantasque, passionné et volubile, Wagner témoignait volontiers de ce comportement histrionique qu’on attribue facilement aux Latins. Cette différence de caractère se reflétait dans leur apparence. Habillé de manière austère dans sa jeunesse, avec un peu plus de recherche lorsqu’il a commencé à fréquenter le monde, Verdi ne s’est jamais départi d’une grande sobriété de mise. À l’opposé, Wagner arborait des tenues extravagantes, ces costumes de velours et de soie qui faisaient dire au poète W. H. Auden qu’il avait « l’allure vestimentaire d’une drag queen ». Dans l’ensemble, s’il lui consacre un peu plus de pages qu’à Verdi, Conrad n’éprouve visiblement guère de sympathie pour Wagner. Il est loin d’être le seul dans ce cas. Même ceux, nombreux, qui s’inclinent avec admiration et une dévotion quasiment religieuse devant son génie musical et artistique éprouvent de fortes difficultés à dissimuler leur gêne devant les traits de caractère pour lesquels il est passé dans la petite histoire de la musique. Témoins et historiens s’accordent en effet à dépeindre Wagner comme un abominable personnage : un homme totalement dépourvu de scrupules, menteur invétéré, mauvais payeur (il a passé la plus grande partie de sa vie à fuir ses créanciers), un monstre d’égoïsme et de vanité, exceptionnellement imbu de lui-même et faisant état de son génie avec une complète absence de pudeur et une ostentation pitoyable. Collectionnant les aventures féminines, il a traité sa première femme, « Minna » Planner, d’une manière qu’il est difficile de baptiser autrement qu’abusive et courtisait volontiers les femmes de ses amis. Mathilde Wesendonck, par exemple, épouse d’un de ses bienfaiteurs, qui lui a inspiré cette célébration de l’amour qu’est Tristan et Isolde. Ou celle qui après avoir longtemps été sa maîtresse allait devenir sa femme, sa muse, sa secrétaire (c’est à elle qu’il a dicté son autobiographie), puis l’intendante de son héritage matériel et artistique après sa mort et la grande prêtresse de son culte posthume : Cosima Wagner, fille de son maître Franz Liszt et femme du chef d’orchestre Hans von Bulow, son disciple et collaborateur (il a créé deux de ses opéras), qui le considérait comme son meilleur ami. Un effet magnétique En dépit de cette peu banale combinaison de défauts, la personnalité de Wagner exerçait sur son entourage un effet souvent décrit comme magnétique, une fascination confinant parfois à l’adoration, comme dans le cas de son plus généreux mécène (ses largesses l’ont définitivement arraché à la précarité matérielle), le roi Louis II de Bavière, en partie il est vrai parce que s’y mêlaient des éléments d’attrait homosexuel. On présente par contre habituellement Verdi comme un homme de cœur, foncièrement bon et généreux. Il l’était sans le moindre doute, et c’est l’image de lui que Conrad entend à l’évidence donner. Celle qui ressort de ses deux biographies les plus objectives et complètes est malgré tout un peu plus nuancée. Spontanément compatissant, surtout passé un certain âge, lorsque la notoriété et la richesse lui eurent conféré un statut de patriarche, Verdi pouvait aussi se montrer peu amène, dur avec ses employés, irritable avec ses proches, en un mot pas très facile à vivre. « Il était impulsif et emporté » rappelle Pierre Milza, « capable d’éclater à tout moment lorsqu’il estimait qu’on lui avait manqué ». Comme beaucoup de commentateurs, Peter Conrad témoigne d’une grande indulgence envers la manière dont Verdi s’est comporté avec sa deuxième femme, la cantatrice Giuseppina Strepponi. Devenu veuf très jeune, après le décès en bas âge des deux filles issues de son premier mariage (une triple perte qui le marqua profondément), Verdi, qui, comme on dit, portait beau, ne manquait pas de succès dans les salons et les coulisses des salles d’opéra. À l’âge de vingt-sept ans, il fit la connaissance de Giuseppina Strepponi, avec laquelle il allait avoir une longue liaison qualifiée de « scandaleuse » par la prude société de l’époque. Verdi finira par l’épouser dix-sept ans plus tard. Mais au bout d’un certain temps, approchant de la soixantaine, il s’éprit d’une cantatrice autrichienne de vingt ans plus jeune que lui, Teresa Stolz, avec laquelle il entama une aventure. Suite à une réaction violente de Giuseppina Strepponi, qui avait longtemps fermé les yeux, il dut y mettre fin, mais renoua rapidement avec son amante. Selon la version officielle, la femme de Verdi finit par s’en accommoder et pardonna à sa rivale, dont elle devint même la grande amie, pour former avec elle et Verdi un étrange ménage à trois. On peut penser qu’elle s’est simplement résignée par peur de perdre Verdi, pour qui, à l’instar de Cosima pour Wagner, elle éprouvait un sentiment de vénération. On peut aussi considérer que la conduite du musicien, dans cette affaire, a singulièrement manqué d’élégance. Dans l’ensemble, Verdi apparaît cependant avoir été au plan humain une personne dotée de bien plus de qualités que le compositeur allemand. À l’instar de la plupart des créateurs, Verdi et Wagner étaient de féroces égocentriques vivant avant tout pour leur art. Mais, chez Verdi, ce trait de personnalité s’accompagnait d’une réelle générosité et d’une certaine forme de modestie (à l’opposé de Wagner, il n’a jamais voulu écrire son autobiographie), qui le rendent attachant. Les deux hommes ont laissé derrière eux des témoignages de leur existence dans la pierre. Dans le cas de Wagner, il s’agit de l’opéra de Bayreuth, temple consacré à sa musique et monument à sa gloire, ainsi que de la luxueuse villa bâtie à proximité dans laquelle il résidait (aujourd’hui le Musée Wagner), tous deux édifiés grâce à un don financier de Louis II de Bavière. Verdi a, lui, fait construire un hôpital destiné à accueillir les employés des propriétés qu’il possédait et leurs familles, et une maison de retraite pour musiciens nécessiteux à Milan, la Casa di riposo per musicisti, dont il a souhaité qu’elle n’ouvre ses portes qu’après sa mort, pour éviter à ses premiers hôtes l’obligation de le remercier. Les deux institutions fonctionnent encore aujourd’hui. Shakespeare et Schiller En termes d’intérêts intellectuels et artistiques, Verdi et Wagner étaient à la fois proches et différents. En partie autodidactes l’un et l’autre, ils possédaient tous les deux une solide formation littéraire. Chez Wagner, elle était complétée par des connaissances philosophiques qui font de lui le compositeur le plus savant de l’Histoire, si savant que certains ont pu le considérer comme un intellectuel qui écrivait de la musique plutôt que comme un musicien particulièrement cultivé. Au chevet de Verdi, dit-on, dans la dernière partie de sa vie, se trouvaient les œuvres de Shakespeare et de Schiller, les deux auteurs qu’il a le plus exploités pour composer ses opéras. Trois des plus célèbres, MacbethOtello et Falstaff, sont basés sur des pièces de Shakespeare (le troisième sur les deux pièces dans lesquelles apparaît le personnage qui lui donne son titre), et quatre autres sont des adaptations musicales de drames du poète romantique allemand, que ce dernier aurait sans doute écoutées avec un grand plaisir, lui qui confiait dans une lettre à Goethe : « J’ai toujours eu une certaine confiance en l’opéra pour développer la tragédie en une forme plus noble. » Mais c’est en réalité tous les opéras de Verdi qui sont nés de rencontres littéraires : La Traviata est tiré du roman d’Alexandre Dumas fils La Dame aux camélias, Ernani et Rigoletto de pièces de Victor Hugo, Le Corsaire et Les Deux Foscari respectivement d’un poème et d’un drame de Byron, etc. Verdi trouvait dans ces œuvres d’esprit ou d’inspiration romantique le matériau dramatique qu’il entendait exalter par le langage musical. Il demandait à des librettistes comme Arrigo Boito de le développer dans une langue expressive permettant d’en tirer le meilleur parti. La relation particulière qu’il entretenait avec Shakespeare, son auteur de prédilection, n’a rien d’étonnant. Shakespeare est le peintre inégalé des passions humaines, des sentiments et des vices sous leur forme la plus exacerbée : l’ambition, la convoitise et le remords dans Macbeth, l’amour possessif, la jalousie, l’envie et la trahison dans Othello. Verdi, qui a longtemps rêvé d’adapter Le Roi Lear sans que cette idée ne dépasse jamais le stade du projet, se reconnaissait pleinement dans l’univers shakespearien. Un univers puissant et singulier Contrairement à Verdi, Wagner, écrivait lui-même les livrets de ses opéras. Mais ceux-ci ont également leur source dans la littérature. Sans éprouver pour Shakespeare la même admiration sans borne que Verdi, Wagner mettait très haut le dramaturge. Dans son autobiographie, il déclare même n’avoir appris l’anglais que pouvoir le lire dans le texte. Un de ses opéras de jeunesse est basé sur Mesure pour mesure, et dans plusieurs de ses créations ultérieures on peut identifier des images et des thèmes qui sont incontestablement d’origine shakespearienne. Wagner a aussi emprunté des sujets à Heinrich Heine (Le Vaisseau Fantôme) et d’autres poètes romantiques allemands comme Ludwig Tieck, E.T.A Hoffmann, Achim von Arnim et Clemens Brentano. Pour composer Tristan et Isolde, il a puisé dans toutes les versions de ce mythe disponibles en allemand et les langues qu’il lisait. Et L’Anneau du Nibelung est la synthèse personnelle et originale d’une épopée médiévale germanique et de sagas nordiques (notamment l’Edda), enrichie d’apports variés provenant du folklore, de la mythologie et de la littérature populaire. On ne peut toutefois contester à Wagner une réelle capacité de création poétique et dramatique. L’univers qu’il a bâti par la fusion de thèmes, de situations et de personnages issus de ses abondantes lectures est puissant et singulier. À côté de la littérature, Wagner a été profondément marqué par ses lectures philosophiques, plus particulièrement celle du maître ouvrage de Schopenhauer Le Monde comme volonté et comme représentation, au sujet duquel il eut de fréquentes conversations, à l’époque où ils étaient très proches, avec Nietzsche, avant que celui-ci ne prît résolument ses distances avec les idées du philosophe et avec Wagner lui-même. Wagner a découvert Schopenhauer à un moment de sa vie où il avait déjà derrière lui une partie importante de son œuvre, mais ce qu’il y a trouvé en a résolument influencé la seconde moitié, qui contient ses chefs-d’œuvre. Ce fut d’ailleurs une rencontre davantage qu’une découverte, Wagner retrouvant avec plaisir chez Schopenhauer un certain nombre d’idées qui étaient déjà les siennes. « Ce que Schopenhauer a apporté à Wagner » résume très bien Bryan Magee, « c’est une vision du monde au sein de laquelle toutes les affaires publiques, y compris la politique, avaient un caractère trivial, qui plaidait en faveur du désillusionnement à leur égard et de l’éloignement du monde et de ses valeurs ; une vision au sein de laquelle l’amour érotique et les arts, par-dessus tout la musique, constituaient les activités humaines dotées du plus de valeur ». Wagner n’était pas qu’un lecteur boulimique. Il était aussi un écrivain prolifique qui a noirci des milliers de pages sur la musique, la politique, la philosophie et la littérature : ses œuvres complètes représentent seize volumes et il est l’auteur d’une très substantielle correspondance. On ne peut malheureusement pas affirmer que, dans cette impressionnante production, la qualité soit à la hauteur de la quantité. Wagner tendait à s’exprimer de manière vague et générale, et son style est souvent pompeux et ampoulé. Bryan Magee attribue cette caractéristique de la prose de Wagner à l’influence persistance qu’a eue sur sa façon d’écrire la langue abstraite et obscure de Hegel, même après qu’il eut renié ce penseur, pour lequel il avait éprouvé un réel engouement dans sa jeunesse, en le déclarant incompréhensible. Peut-être devrions-nous nous montrer ici indulgents avec Wagner, suggère Bryan Magee : « Après tout, il ne faisait qu’écrire à la manière dont la plupart des auteurs, des universitaires et des journalistes écrivaient en Allemagne à cette époque […] et la seule raison pour laquelle nous nous intéressons à Wagner l’écrivain, c’est Wagner le musicien. » Même pour quelqu’un d’aussi intéressé que lui par Wagner, avoue cependant Magee, « le lire n’est pas un plaisir – sauf dans le cas de son autobiographie, qui a été dictée […] dans un style personnel, direct et familier très différent de celui de ses autres écrits ». Des émotions si fortes qu’elles en deviennent des idées Un trait que Verdi et Wagner partageaient complètement était une grande sensibilité théâtrale. Tous deux se voulaient avant tout des hommes de théâtre, et rien ne comptait davantage à leurs yeux que la façon dont la musique et les mots pouvaient se combiner au service du récit dramatique. « Chaque partition de Verdi » relève le critique musical Alex Ross, « contient une série de points pivots que les chanteurs sont supposés transformer en pure épiphanies vocales. Ils ne consistent parfois qu’en quatre ou cinq notes s’élevant l’une au-dessus de l’autre en pente raide. Verdi persécutait ses librettistes pour qu’ils trouvent les mots les plus appropriés pour ces paroxysmes [appelés à devenir] des étendards de l’émotion ». De fait, « ce que Verdi attendait des chanteurs, c’étaient des émotions si fortes qu’elles en deviennent des idées ». Si Verdi voyait cette mobilisation convergente des mots et des notes sous la forme d’un processus de renforcement mutuel, Wagner l’envisageait plutôt comme une espèce de fusion du langage poétique et du langage musical. De manière générale, Verdi considérait l’opéra comme un instrument permettant de tirer le meilleur parti des possibilités du théâtre. Mais Wagner allait plus loin encore. Sous la bannière de « l’art total », il envisageait ses opéras comme des formes modernes de tragédies antiques et la célébration du culte d’une religion sans dieu. En termes concrets, leur carrière et leur production ont revêtu des allures identiques sous certains aspects, dissemblables à certains égards. Leurs débuts à tous deux furent difficiles : l’un et l’autre ont connu durant leur jeunesse des années de galère et ont mis un certain temps avant de se faire reconnaître. Au total, Wagner nous a laissé quatorze opéras, dont dix sont considérés comme des chefs-d’œuvre, créés à intervalles réguliers tout au long de sa vie. Verdi en a composé le double (vingt-neuf), mais les deux derniers ont vu le jour à l’issue d’une interruption de seize longues années. Après avoir terminé Aïda, Verdi, se sentant vieillir et en proie à des problèmes de santé, avait en effet décidé de s’arrêter d’écrire des opéras. Il ne s’y remettra qu’à l’âge de soixante-dix ans, stimulé par le désir de redorer le blason de l’art lyrique italien dont le public se détournait au profit des œuvres de Wagner et encouragé par la mort de ce dernier, qui lui laissait le champ libre. Otello sera créé en 1883, et, sur la lancée, Verdi écrira encore Falstaff, avant de mourir à l’âge avancé de quatre-vingt-sept ans. Il est courant d’affirmer qu’Aïda et Otello portent l’empreinte de Wagner. Bien que Verdi n’ait pas eu l’occasion d’entendre beaucoup d’œuvres de son rival, on pourrait être tenté de trouver dans ces deux opéras des échos de sa musique. Mais il serait plus juste de dire qu’ils sont le produit d’une évolution qui a conduit le compositeur italien dans une direction le rapprochant progressivement de Wagner. Les premières œuvres de Verdi s’inscrivaient dans le prolongement de la tradition du bel canto, dont les derniers grands représentants furent Rossini, Donizetti et Bellini, tradition qui fait se succéder, dans le déroulement d’un opéra, des arias, qui sont autant de morceaux de bravoure pour les interprètes, et des récitatifs assurant la continuité du récit. Verdi n’abandonna jamais les arias, mais à mesure que le temps passait, ses opéras, dotés d’une orchestration sans cesse plus élaborée, tout en restant des œuvres de facture résolument italienne, prirent de plus en plus la forme d’un discours musical continu, comparable, mutatis mutandis, au flux mélodique ininterrompu (la « mélodie infinie ») des grandes créations wagnériennes. Contrairement à Verdi, Wagner ne s’est jamais véritablement appuyé sur une tradition lyrique existante. Certes, il été influencé par Carl Maria von Weber. Mais les musiciens qui ont compté dans sa formation étaient principalement Beethoven (également une source d’inspiration pour Verdi) et Liszt, c’est-à-dire deux compositeurs qui ont cultivé le style symphonique. D’emblée, ses opéras ont donc eu un caractère symphonique, un trait qui ne fera que s’accroître avec le temps, l’orchestre prenant de plus en plus de place et d’importance par rapports aux chanteurs : chez Wagner le chant est au service de la musique, quand dans l’opéra classique, c’est l’inverse. « VIVA V.E.R.D.I » La personne et l’œuvre de Verdi sont indissociablement liés à l’histoire de l’unification italienne, le Risorgimento, dont le compositeur est une figure emblématique aux côtés de Giuseppe Garibaldi, Giuseppe Mazzini, Camillo Cavour et du roi Victor Emmanuel II. Contrairement à ces derniers, Verdi n’a cependant pas été un acteur direct de ce processus historique qui vit se construire un pays à partir d’une situation dans laquelle, selon le mot célèbre de Metternich, « Italie » n’était qu’une expression géographique, puisque la péninsule était morcelée en une série d’États indépendants ou occupés par des puissances étrangères, l’Autriche et la France. De l’unification italienne, Verdi est plutôt devenu, sans véritablement l’avoir cherché, le symbole, une figure d’artiste immensément populaire comme l’a été en France, pour la république, Victor Hugo, auquel Verdi a justement souvent été comparé à cet égard. De fait, si Verdi était patriote, et s’engagea même activement en politique en se faisant élire sénateur, par tempérament, souligne Conrad, il n’était pas un révolutionnaire : « Franz Werfel a décrit Verdi comme un amalgame contradictoire de Garibaldi et de Cavour, les deux héros de la révolution italienne. Verdi admirait les exploits héroïques de Garibaldi […]. Mais le comportement de fauteur de troubles de l’agitateur itinérant […] avait davantage de traits communs avec celui des héros de Verdi qu’avec l’attitude du musicien lui-même. Le compositeur très comme il faut était plus proche de Cavour, le politicien professionnel […] qui s’épuisa à trouver ses solutions aux problèmes aigus posés par l’unification. » Lorsqu’il apparut que le thème de l’unité nationale, très présent dans Les Lombards et Nabucco, était à même de transformer ses opéras en outils de mobilisation de la population au service d’une cause à laquelle il était sensible, Verdi accepta bien volontiers d’être le porte-drapeau de l’unification. Comme on sait, « VIVA V.E.R.D.I », devise des patriotes italiens qui faisait l’objet de nombreux graffiti, avait pour signification cachée (à peine cachée, en vérité, et trahie aux yeux des initiés par les points séparant les lettres du deuxième mot) « Viva Vittorio Emanuele Re D’Italia » (« Vive Victor Emmanuel Roi D’Italie »). La volonté de Verdi de se conformer au rôle qui lui était ainsi assigné le conduisit même à livrer de certains faits de sa vie un récit un peu arrangé. Dans un texte autobiographique qu’en dépit de sa réticence à se raconter il a consenti à dicter alors qu’il approchait les soixante-dix ans, Verdi, déformant, consciemment ou non, la vérité historique, raconte que l’impulsion à composer Nabucco lui est venue en lisant un passage du livret rédigé par le poète Thémistocle Solera : les fameux vers Va, pensiero, sull’ali dorate, qui allaient devenir le chœur des Hébreux du troisième acte, un des plus célèbres chœurs de l’histoire de l’opéra avec celui des pèlerins dans Tannhäuser de Wagner, et un air que les Italiens considèrent comme leur second hymne national. (Lors d’une représentation donnée à l’occasion du cent-cinquantième anniversaire de la création de l’Italie, le chef d’orchestre Riccardo Muti a exceptionnellement consenti à le reprendre en bis, en invitant le public à l’entonner avec les chœurs présents sur scène, en guise de protestation chantée contre les coupes dans le budget de la culture décidées par le gouvernement de Silvio Berlusconi.) Grand admirateur de Bakounine L’image de Richard Wagner également est associée à l’histoire des idées nationalistes, dans le cas d’espèce à celle du nationalisme allemand, né à une époque où l’Allemagne, à l’instar de l’Italie, n’était qu’une mosaïque d’États. Mais elle l’est d’une manière qui, contrairement à ce qui s’est passé avec Verdi, n’est pas jugée positivement. On l’oublie parfois, homme de tempérament rebelle, Wagner a longtemps été un libéral acquis aux idéaux révolutionnaire, un grand admirateur de l’anarchiste Bakounine, avec lequel il était lié et en compagnie duquel il a fui Dresde après une insurrection manquée à laquelle ils avaient tous deux participé, pour un exil de douze ans à Paris, puis à Zurich. Avec le temps, Wagner se fera un avocat de plus en plus fervent de l’idéologie du pangermanisme, dans de nombreux textes exaltant le sentiment national allemand. Mais lui non plus ne sera jamais un acteur politique. Il ne deviendra même pas un symbole comme Verdi. Grâce à une conjonction d’initiatives politiques, militaires et diplomatiques du chancelier de Prusse Bismarck, l’unité de l’Allemagne se fera au cours de sa vie, mais sans que le musicien prenne part à aucun titre à ce processus. Si Wagner occupe aujourd’hui une place dans l’histoire du nationalisme allemand, c’est en raison de la teneur de ses écrits politiques et de l’usage qui a ultérieurement été fait de ceux-ci et de ses œuvres par le régime nazi. Des dizaines de milliers de page ont été écrites sur cette question des liens de Wagner et du nazisme. Assurément, Wagner était un des compositeurs favoris des dignitaires du Troisième Reich, qui avaient volontiers recours à sa musique lors des grands rassemblements comme ceux de Nuremberg. Mais pas davantage que Bruckner et Beethoven. Pourtant, c’est Wagner que l’on associe depuis toujours au nazisme : rares sont les documentaires sur l’Allemagne des années trente ou la seconde guerre mondiale dans lesquels ne se fasse pas entendre à un moment ou un autre la marche funèbre du Crépuscule des dieux. Bien sûr, certains membres de ce qu’on appela rapidement le « clan Wagner » entretenaient des liens avec les Nazis : Winnifred Wagner, belle-fille du compositeur, était même une amie personnelle de Hitler, que ses enfants Wieland et Wolfgang appelaient familièrement « oncle Wolf ». Il est toutefois difficile de tenir Richard Wagner comptable des sympathies politiques de sa famille et, à l’instar de Nietzsche, qui subit le même sort, on ne peut pas non plus peut le considérer responsable de son appropriation ultérieure par les Nazis. Mais il faut honnêtement reconnaître que ses écrits contenaient beaucoup de déclarations qui rendaient très aisée leur récupération par le nazisme. Antisémitisme C’est notamment le cas de tous ceux dans lequel s’exprime son antisémitisme, un trait de sa personnalité sur lequel Peter Conrad apparaît réticent à s’étendre. L’antisémitisme de Wagner est certainement en partie le produit des années pénibles qu’il a passées à Paris sans parvenir à s’imposer sur une scène dominée par des compositeurs juifs, comme l’Allemand Giacomo Meyerbeer et le français Fromental Halévy. Wagner a-t-il été directement influencé à la fin de sa vie par les théories racistes d’Arthur Gobineau, qu’il a eu l’occasion de rencontrer ? Certains l’ont affirmé, mais cela semble douteux. Comme dans le cas d’autres artistes du XIXème siècle qui ont fait l’objet de semblables accusations, plusieurs historiens et critiques ont soutenu que les idées antisémites énoncées dans un grand nombre de ses textes n’étaient que le reflet d’une vision très répandue à son époque, et qu’il ne convient pas de les interpréter rétrospectivement à la lumière des horreurs de la « solution finale ». C’est ce que déclare notamment Barry Millington dans un ouvrage publié à l’occasion du bicentenaire, par ailleurs très informatif mais explicitement conçu dans un esprit de réhabilitation militante. On a aussi fait valoir que Wagner ne manquait pas d’amis et collaborateurs juifs, à commencer par Hermann Levi, qui a créé Parsifal. Et dans une tentative peu convaincante d’exonérer Wagner, Bryan Magee s’est efforcé de mettre en évidence ce qu’il pouvait y avoir de vérité sociologique sur la condition des musiciens juifs de l’époque dans son opuscule Le Judaïsme et la musique. Mais rien n’y fait : la lecture de ce que Wagner a écrit au sujet des Juifs demeurera toujours une expérience extrêmement déplaisante. À l’exception de la façon dont certains personnages de L’Anneau du Niebelung, principalement le nain Mime et son frère Alberichse conforment au stéréotype du Juif, l’antisémitisme de Wagner n’a toutefois heureusement pas contaminé son œuvre, et il restera toujours possible d’apprécier sa musique sans approuver le moins du monde ses idées dans ce domaine. Si les quelques tentatives entreprises jusqu’ici de jouer Wagner en concert en Israël se sont systématiquement soldées par des scandales, de nombreux chefs d’orchestre d’origine juive (George Solti, Leonard Bernstein, Zubin Mehta, Lorin Maazel, Daniel Barenboïm) n’ont d’ailleurs pas hésité à diriger des œuvres du musicien. Pianississimo Traitant abondamment de la personnalité et de la vie de Verdi et Wagner, et de leur place dans l’histoire et la culture du XIXème et du XXème siècle, Peter Conrad ne dit presque rien de leurs techniques musicales respectives. On fera remarquer que des dizaines de milliers de pages ont déjà été publiées à ce sujet, mais il est quand permis de regretter une aussi énorme omission : après tout, si Verdi et Wagner sont passés dans l’Histoire, c’est grâce à leur musique. Celle de Verdi a la réputation en partie justifiée d’être simple, une qualité soulignée par Howard Goodall dans sa belle histoire de la musique : « Tout au long de sa glorieuse carrière […] Verdi a réussi à transmettre des émotions, des histoires et souvent des idées ressenties avec intensité sans disparaître dans un monde privé de complexité musicale que seuls d’autres musiciens auraient pu apprécier […]. Les sons [de sa musique] étaient fermement enracinés dans le style vocal italien, aisé à saisir et charmant à chanter, de sorte que les gens ordinaires pouvaient sortir du théâtre en fredonnant ». Écoutée attentivement, cette musique se révèle pourtant extrêmement élaborée. Verdi n’était pas qu’un exceptionnel mélodiste, il maîtrisait parfaitement les techniques de l’harmonie. Plus discrètement que Wagner, certes, il a également eu recours au procédé du leitmotiv, généralement associé au compositeur allemand en raison de l’usage systématique qu’il en fait. Considéré comme le maître des chœurs puissants et des tutti orchestraux véhéments, Verdi maniait par ailleurs avec un art consommé les intensités faibles. Au terme d’un des plus beaux et poignants duos d’amour de l’histoire de l’opéra, Aïda s’achève sur un pianissimo d’une infinie douceur ; comme se termine pianississimo (ppp) le Libera me qui clôture le somptueux Requiem écrit par Verdi à l’occasion de la mort d’un des hommes qu’il admirait le plus, l’écrivain Alessandro Manzoni, sur un accord de do majeur généralement générateur de sérénité, mais amené ici, fait très justement observer Riccardo Muti, d’une manière qui contribue à créer un sentiment d’incertitude. L’art de de Wagner, dans sa grande nouveauté, tient à l’usage singulier qu’il fait de l’harmonie, en démembrant et distendant les accords et en organisant entre ceux-ci des transitions inédites, ainsi qu’à une manipulation concomitante du temps. Les opéras de Wagner sont terriblement longs et comportent de nombreux passages que l’auditeur souhaiterait franchement pouvoir abréger. Mais tous comprennent aussi des moments d’une stupéfiante intensité. C’est ce qui faisait méchamment dire à Rossini : « Monsieur Wagner a de beaux moments et de mauvais quarts d’heure ». L’intensité des moments en question est souvent le produit d’une distorsion du temps. L’accord en mi bémol majeur sur lequel s’ouvre L’Or du Rhin, par exemples’étire en arpèges sur 137 mesures en une interminable répétition évoquant le roulement sans fin des eaux du fleuve. Les premières minutes du prélude de La Walkyrie ne sont qu’une longue suite de trémolos de violons « bourdonnant et tournant autour de nos têtes comme un essaim d’abeilles géantes », pour emprunter l’image très parlante d’un critique. Combinée avec une harmonique audacieuse et l’usage des leitmotivs, ce ralentissement du temps musical contribue à créer une atmosphère extraordinairement prenante, bien décrite par Michel Schneider : « Les thèmes conducteurs, sans cesse repris, renversés, dissociés, fondus les uns dans les autres ou s’appelant mutuellement comme des échos […] forment une mélodie continue, multiple, dense, lac agité où l’on se plonge, forêt bruissante où l’on se perd, nuit profonde et transparente où l’on se dissout […]. Dans ce nouveau système, les sons ne sont plus le fondement de la tonalité, ils se contentent de conduire l’énergie musicale comme le fer conduit la foudre. » L’accord de Tristan Un des procédés favoris de Wagner était l’utilisation d’accords augmentés ou diminués, « qui créent une impression de nervosité, d’anxiété, d’incertitude » (Howard Goodall), et que Wagner emploie en abondance « pour évoquer la douleur ou l’angoisse, ou indiquer que quelque chose de sinistre est sur le point de se produire ». Le plus fameux est celui sur lequel s’ouvre Tristan et Isolde, si fameux qu’il est d’ailleurs connu sous le nom d’« accord de Tristan ». Il s’agit certainement du plus célèbre accord de l’histoire de la musique, et des centaines de pages ont été écrites à son sujet. Théoriquement un accord de nature assez classique (fa, si, ré dièse, sol dièse), auxquels d’autres compositeurs (Bach, Beethoven, Schumann, Chopin, Liszt) ont eu recours avant Wagner, l’accord de Tristan possède des propriétés, notamment temporelles, singulières qui rendent difficile de le caractériser. Une cinquantaine d’interprétations en ont été proposées par les musicologues dans leurs efforts pour l’analyser harmoniquement d’une manière permettant de l’intégrer dans le système tonal. Aucune d’entre elles n’étant parfaitement satisfaisante, il est commun d’affirmer que cet accord a représenté le premier pas vers l’affranchissement des contraintes de la tonalité. C’est en tous cas la thèse défendue par Arnold Schönberg, le créateur de la musique atonale, mais l’idée est pour le moins discutable, la musique de Wagner, en dépit de l’usage qu’elle fait des dissonances, restant complètement intégrée dans le système tonal. L’accord de Tristan est fondé sur deux dissonances. Sa caractéristique remarquable est qu’il n’est pas complètement résolu immédiatement après son exécution, avec pour effet d’introduire une tension qui perdure tout au long de l’opéra, qui est identiquement la double tension du désir amoureux et de sa frustration sur laquelle est construit Tristan et Isolde. Elle ne disparaîtra, après une tentative avortée au deuxième acte, qu’avec l’accord final en si majeur, premier accord parfait de la partition, qui marque la mort d’Isolde, à l’issue du plus long crescendo de l’histoire de la musique après celui du Boléro de Ravel. L’ampleur et la puissance des effets esthétiques et émotionnels qu’obtient Wagner à l’aide de tels procédés expliquent qu’il ait si souvent été décrit comme un magicien, un enchanteur ou un sorcier. L’accord de mi bémol majeur sur lequel s’ouvre L’Or du Rhin, (pertinemment défini par Thomas Mann comme « une idée acoustique : l’idée du commencement de toutes choses »), est à peine de la musique, fait remarquer l’historien James Joll. Mais l’impact considérable qu’il exerce sur le subconscient des auditeurs contribue à créer « ce sentiment que l’art de Wagner agit sur nous d’une manière étrange et magique, l’impression que nous sommes en quelque sorte manipulés par un hypnotiseur contre notre volonté ». Peter Conrad ne s’intéresse guère à l’influence qu’ont eue les deux compositeurs sur les musiciens qui les ont suivis. Celle de Wagner a incontestablement été la plus importante. La musique de Wagner a profondément marqué Gustav Mahler, Anton Bruckner, Richard Strauss, Arnold Schönberg et de nombreux autres musiciens, même parmi ceux qui ont voulu prendre un maximum de distance avec elle, comme Claude Debussy. Souvent directe, elle a parfois été indirecte et même dans quelques cas négative, en stimulant une autre façon de composer que la sienne. Verdi a, lui, consolidé tout en la renouvelant profondément la tradition de l’opéra italien, rendant possible les œuvres de Leoncavallo, Mascagni et celui que George Bernard Shaw a le premier identifié comme son véritable successeur, Giacomo Puccini. Mais son influence n’est pas strictement confinée au champ de la musique lyrique italienne, qu’elle a quelque peu débordé. Du prélude de Simon Boccanegra, qu’on ne peut écouter sans songer au poème symphonique La Mer de Debussy, Claudio Abbado disait avec justesse : « Il y a déjà là de petites pointes d’impressionnisme. » « Mickey Mousing » Dans les dernières pages de Verdi and/or Wagner, on trouvera une série de réflexions sur la présence de Verdi et Wagner dans le cinéma. Peter Conrad passe en revue les films consacrés à la vie des deux musiciens ainsi qu’une partie de ceux dans lesquels leur musique a été employée. Pour Verdi, il s’agit notamment de Senso et Le Guépard de Visconti, La Luna et Prima della rivoluzione de Bertolucci et Pretty Woman de Gary Marshall. Il aurait également pu mentionner l’étrange film intitulé Ein Mann wie EVA, qui raconte une vie fictive du réalisateur Rainer Werner Fassbinder, et dont la bande sonore, parce que le récit est organisé autour d’un « film dans le film » qui est une adaptation à l’écran de La Dame aux Camélias, contient plusieurs extraits de La Traviata dans une des inoubliables versions que nous a léguées Maria Callas. Pour Wagner, Conrad cite entre autres L’Âge d’or de Luis Buñuel, Parsifal de Hans-Jurgen Syberberg et Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, passé dans l’histoire du cinéma pour la dantesque séquence de l’attaque d’un village vietnamien par des hélicoptères de l’armée américaine aux accents de la chevauchée des Walkyries. On pourrait ajouter la scène emblématique du film Le Dictateur dans laquelle Charlie Chaplin/Hynkel joue avec un globe terrestre accompagné par le prélude de Lohengrin. Peter Conrad ne dit toutefois pas un mot de l’influence déterminante qu’a exercée Wagner sur la musique de cinéma en général, qu’expliquent plusieurs traits distinctifs de la sienne : l’usage des leitmotivs, la mobilisation des cuivres et des cordes au service d’effets grandioses, et même une anticipation de ce que les spécialistes appellent le « Mickey Mousing », le procédé consistant à souligner par des effets sonores les gestes des acteurs ou les états d’âme des personnages. Cette influence est notamment bien documentée chez Max Steiner, le prolifique compositeur hollywoodien auteur des musiques d’Autant en emporte le ventKing Kong et Casablanca, et Bernard Hermann, collaborateur attitré d’Alfred Hitchcock. Plus près de nous, on mentionnera John Williams, qui a inventé des dizaines de leitmotivs pour la saga Star Wars ; Hans Zimmer, qui, pour composer les thèmes de Gladiator, emprunta délibérément à l’univers musical wagnérien dans l’intention d’illustrer, par l’intermédiaire de ses connotations politiques, le parallèle fait par le film entre l’empire romain et le Troisième Reich ; et Howard Shore, plus particulièrement dans la bande sonore de la trilogie Le Seigneur des anneaux, adaptation d’une œuvre à l’évidence en partie inspirée par l’univers de Wagner, en dépit des dénégations peu convaincantes de son auteur (« Les deux anneaux sont circulaires et la ressemblance s’arrête là » affirmait J. R. R. Tolkien). « Shore réussit la prouesse de créer une atmosphère wagnérienne sans copier l’original » explique le critique musical Alex Ross. « Il connaît la science de l’harmonie de l’épouvante. Tout d’abord, il lâche une armée de triades mineures, des accords de trois notes en mode mineur. [Mais celles-ci] ne suffiraient pas à elles seules à évoquer quelque chose d’aussi richement sinistre que le pouvoir de l’anneau. C’est ici que Wagner vient à son aide […]. Dans le Ring, une importance spéciale est attachée aux paires d’accords mineurs séparés par quatre demi-tons, mi mineur et do mineur, par exemple. » Howard Shore, fait remarquer Alex Ross, utilise un procédé semblable pour évoquer la propriété qu’a l’anneau de rendre invisible celui qui l’enfile à son doigt. Deux expressions du romantisme Verdi et Wagner ne se sont jamais rencontrés, et ce n’est pas le fruit du hasard. Se percevant mutuellement comme rivaux, les deux plus grands compositeurs d’opéras du XIXème siècle s’évitaient soigneusement. D’accord sur certains points (Verdi approuvait l’idée de Wagner de soustraire l’orchestre à la vue du public en l’enterrant dans la fosse, pour ne pas distraire l’attention de ce qui se passait sur la scène), ils se sont très peu exprimés au sujet l’un de l’autre. De Verdi, on a conservé un petit nombre de réflexions à propos de Wagner, quelques-unes sévères, d’autres élogieuses. Wagner n’a presque pas parlé de Verdi. Il l’a fait à l’occasion d’une exécution de son Requiem, et c’était pour dire qu’il était préférable de ne rien en dire. À Bayreuth, il était d’ailleurs quasiment interdit de prononcer le nom du musicien italien. Verdi considérait sa musique comme une source de joie et de réconfort face au spectacle des souffrances engendrées par l’existence et les passions humaines. « En vérité », va jusqu’à déclarer un peu emphatiquement mais non sans fondement Albert Bensoussan, « Verdi a fait couler plus de larmes – et des larmes de bonheur – que tout l’opéra de tous les pays et de tous les temps ». Aux yeux de Wagner, la musique et l’opéra avaient une autre fonction. De son point de vue, ils étaient des instruments de rédemption, des véhicules pour le transport de l’esprit et des sens dans un monde idéal existant dans une dimension spéciale, saturé de significations, exempt des pesanteurs du monde ordinaire et affranchi des contraintes qu’impose aux hommes réels leur petitesse et leurs limites. Pour cette raison, conclut Conrad, « Verdi attire les humanistes, Wagner les mystiques et aussi les misanthropes ». Et il ajoute aussitôt : « Est-il impossible pour une même personne de les aimer tous les deux ? » La question a en réalité un caractère rhétorique, tant sont nombreux les exemples d’individus appréciant, souvent au même degré, les deux musiciens. George Bernard Shaw, qui a écrit Le Parfait Wagnérien, a consacré à Verdi des pages élogieuses ; à la suite d’Arturo Toscanini, régulièrement présent à Bayreuth jusqu’à l’arrivée au pouvoir des nazis, les plus grands chefs d’orchestre (Claudio Abbado, Herbert von Karajan, George Solti, Riccardo Muti, Valeri Gergiev) ont dirigé avec le même talent et une égale passion des œuvres des deux compositeurs ; à l’instar d’Alex Ross, de nombreux musicologues, historiens de la musique et critiques, à commencer par Peter Conrad lui-même, ont analysé avec une pertinence comparable et une semblable pénétration les opéras de Verdi et Wagner ; et des millions d’amateurs sont là pour témoigner qu’il est possible et fréquent d’être touché au même degré par les deux musiciens, entre lesquels il est en vérité aussi peu fatal de devoir choisir qu’entre Picasso et Dali, Tolstoï et Dostoïevski ou les Beatles et les Rolling Stones. C’est que la musique de Verdi et celle de Wagner, et leurs univers poétiques et dramatiques respectifs, répondent à des besoins en partie différents, mais que la plupart d’entre nous éprouvent avec la même intensité. Verdi émeut, stimule, emporte, séduit, console et réconcilie avec le monde ; Wagner sidère, envoûte, hypnotise, excite les nerfs, et nous fait entrer dans un état de demi-possession dans un univers enchanté. Peter Conrad le reconnaît d’ailleurs : « À un moment donné ou un autre, sinon simultanément, nous avons besoin des deux formes contradictoires de musique que Verdi et Wagner nous ont laissées. » Ces deux formes correspondent à deux expressions différentes de ce courant artistique et d’idées qui a profondément marqué de son empreinte le XIXème siècle, le romantisme. En ce sens, le hasard qui nous permet de fêter en 2013 l’anniversaire de la naissance de ces deux artistes n’en est pas totalement un. Que les deux artistes aient vu le jour exactement la même année est bien sûr tout à fait fortuit. Mais Verdi et Wagner étaient les enfants d’une même époque. Chacun à sa manière, ils illustrent une facette particulière de cette sensibilité romantique qui s’est déployée durant le siècle avec lequel leur vie a coïncidé. Avec eux s’affirme sous deux formes distinctes, complémentaires davantage qu’antagonistes, le triomphe de l’opéra romantique, qui marque dans une large mesure l’apogée de l’opéra tout court. Michel André
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Verdi et/ou Wagner de Verdi, Wagner et le triomphe de l’opéra romantique, Thames and Hudson Ltd

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