« Wikipédia, où est ta démocratie ? »

Pour beaucoup d’internautes, l’encyclopédie illustre un processus de démocratisation du savoir. Mais la part d’illusion est grande.

Wikipédia est devenue la première porte d’accès au savoir pour les internautes. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Pensez-vous que Wikipédia exerce un réel pouvoir dans nos sociétés ?

C’est une question délicate. La première porte d’accès, comme vous dites, est de plus en plus Google et, pour diverses raisons, les pages Wikipédia tendent à apparaître dans les premiers rangs quand on fait une recherche sur ce moteur de recherche. Le pouvoir est donc, me semble-t-il, plutôt du côté de Google. Je trouve plus facile de lier la notion de pouvoir à une organisation ou une institution plutôt qu’à un être aussi informe que Wikipédia. Je ne dirais pas que le site lui-même exerce un pouvoir. Relèvent en revanche de l’exercice d’un pouvoir certains actes commis sur Wikipédia, comme l’utilisation de Wikipédia par des compagnies pharmaceutiques (1) ou encore par des hommes politiques (qui modifient l’article les concernant). Ce qui ne veut pas dire que Wikipédia soit neutre. La « neutralité du point de vue » (NPOV) dont elle se prévaut tend à nous désarmer quand nous cherchons à interpréter un article et permet à des individus et des organisations d’exercer un pouvoir d’une manière qui devrait tous nous préoccuper.

Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser de près à Wikipédia ?

Le hasard. En préparant un cours sur la « qualité de l’information », en 2006, je suis allé voir la page de Wikipédia sur Daniel Defoe. La date de naissance indiquée faisait problème (personne ne sait de manière certaine quand il est né), et j’ai changé le texte. Ma modification fut rapidement éliminée. J’ai alors relevé une douzaine d’erreurs dans les premiers paragraphes, et entrepris de les corriger. Ces interventions ont été considérées comme un acte de vandalisme et supprimées par une personne qui était, je crois, un expert de la ligne de bataille des navires pendant la guerre de Sécession, ou quelque chose de ce genre. Les justifications apportées par ceux qui éliminaient mes corrections m’ont paru des plus bizarres. J’ai fait de cet incident un sujet pour mes étudiants.

La charte éditoriale de Wikipédia pose que « le seuil d’inclusion dans Wikipédia est la possibilité de vérifier, non la vérité : c’est quand les lecteurs sont en mesure de vérifier que les données insérées ont déjà été publiées par une source sûre, pas quand nous pensons que c’est la vérité ». Que penser de cela ?

C’est un point éminemment problématique. En répondant à des critiques du genre de celles que je formulais sur l’article Daniel Defoe, Wikipédia m’a réclamé des citations. Je pense qu’ils voyaient là une solution simple et rapide, mais cela ne faisait que sortir le problème du périmètre de Wikipédia pour le transférer sur les sources. Mais demander au lecteur de vérifier et de justifier les sources est au-delà du raisonnable. Donc le recours à la citation est devenu un mode de résistance. On nous dit plus ou moins : si vous voulez changer cette phrase, lisez d’abord ce livre. L’article anglais consacré au concept important et complexe de « quatrième pouvoir » comporte ainsi une référence à un mauvais roman de Jeffrey Archer, qui porte ce titre. Si vous regardez aujourd’hui les citations fournies dans l’article sur Defoe, c’est un méli-mélo invraisemblable ; aucun des auteurs majeurs sur Defoe n’est cité. Mais on trouve dans le corps de l’article un long développement sur le livre d’un romancier, Tom Severin, lequel n’apparaît pas dans les citations et n’est guère considéré comme une référence.

Dans le livre que vous avez écrit sur « la vie sociale de l’information », vous insistiez sur la distinction entre information et connaissance. Wikipédia est-elle du côté de l’information ou de la connaissance ?

La connaissance a une dimension personnelle que l’information n’a pas. En termes simples, je peux vous transmettre l’information que j’ai sur un certain sujet, pas la connaissance que j’en ai. Wikipédia fournit de l’information, pas de la connaissance. Mais j’en dirais autant de la Britannica ou de l’Encyclopédie de Diderot. De mon point de vue, ces œuvres collectives ne sont pas de la connaissance, mais plutôt des représentations de la connaissance.

Dans ses pages de présentation, Wikipédia affirme qu’elle « n’est pas une expérience de démocratie ». Mais il existe de nombreux témoignages en sens contraire. Qui faut-il croire ?

Je pense que les artisans de Wikipédia ont longtemps cru que c’était une sorte de démocratie du savoir, puis ils se sont un peu détachés de cette idée, ayant dû, pour répondre aux défis portant sur la qualité, créer une hiérarchie de participants et développer une institution, la Fondation Wikimédia. Aujourd’hui, de nombreux usagers considèrent le site comme démocratique. Mais sa nature n’est plus très claire. Les vieux préjugés contre les titres et l’expertise continuent de prospérer, et des décisions arbitraires continuent d’être prises.

Le sous-titre du livre de James Surowiecki La Sagesse des foules était « Pourquoi le grand nombre est plus intelligent (2) ». Cela semble contredire la loi de Gresham, qui veut que la mauvaise monnaie chasse la bonne. Est-ce que Wikipédia illustre ce credo ?

Un problème avec la thèse de Surowiecki (du point de vue de l’économiste) est qu’elle semble ignorer la question de la liquidité. Sa thèse s’inspire des règles du marché. Pour qu’elle soit applicable, il faut d’abord un nombre suffisant de participants. Wikipédia repose sur une foule non négligeable, mais de nombreuses pages ne sont sans doute consultées que par leur créateur. L’argument de Surowiecki requiert aussi une distribution normale de la probabilité : si la foule cherche à deviner le poids d’un cochon (il donne cet exemple), on voit la plus forte densité de réponses se grouper autour du bon poids. Mais sur une question comme la date de naissance de Defoe, on ne rencontre pas ce type de distribution. Si bien que la thèse de Surowiecki me paraît ne rien expliquer.

Un théorème de Condorcet dit qu’un groupe prend de meilleures décisions quand au moins la moitié de ses membres a le savoir nécessaire (3). Ce théorème nous dit-il quelque chose sur Wikipédia ?

Oui, je pense. Les gens qui cherchent à deviner le poids d’un cochon dans une foire agricole ont une bonne appréhension intuitive du poids, en raison de leurs connaissances agricoles. Mais demandez à un groupe de gens choisis au hasard de deviner la date de naissance de Condorcet…

Le sous-titre du livre de Clay Shirky (lire « Le Web au service des dictatures » ) est « Le pouvoir d’organiser sans les organisations ». Ceci s’applique-t-il à Wikipédia ?

En analysant le monde des logiciels libres, j’ai été frappé par la part d’organisation cachée. De même, me semble-t-il, Wikipédia a généré une bonne dose d’organisation, dont on ne parle guère mais qui exerce une forte influence. En outre, les contributeurs exploitent évidemment divers éléments d’« organisation » : l’instruction qu’ils ont reçue, des livres, des articles, etc. Même extérieure au site, l’organisation joue un rôle. Je pourrais ajouter que des éléments de la page consacrée par Wikipédia à Clay Shirky semblent avoir été écrits de la même main que celle qui a rédigé son site Web : une « organisation » invisible vient servir la thèse qu’il n’y a pas besoin d’organisation…

Dans votre étude de Wikipédia, vous insistiez sur deux notions : la modularité et la granularité. En quoi importent-elles ?

Ces mots viennent du livre de Yochai Benkler, La Richesse des réseaux (4). Benkler exalte la culture des logiciels libres. Il tire de ce milieu l’idée que, si un projet peut être morcelé en unités « modulaires » de petite taille (« granularité ») destinées à être travaillées séparément, ces modules peuvent ensuite être réassemblés et transformer le projet. Ma thèse est que si cela marche généralement pour les logiciels, c’est beaucoup plus difficile pour les projets culturels. Par exemple, quel est le bon module pour une encyclopédie ? Wikipédia tend à fonctionner comme si c’était la phrase. Les gens vont donc changer une phrase sans se demander quels effets cela produit sur l’article, encore moins sur l’ensemble de l’encyclopédie. C’est très problématique. Dans l’article sur Defoe, par exemple, on le voyait mourir à une certaine date au début du texte, à une autre date à la fin. Personne n’avait remarqué parce que personne n’avait considéré l’article lui-même comme un module. De même, quelqu’un va faire un ajout dans un article sans réaliser que cela vient perturber d’autres articles. Dans les ouvrages de référence habituels, ce travail de coordination est fait par les éditeurs et il est essentiel.

Wikipédia est-elle une meilleure encyclopédie dans certains domaines et, si oui, pourquoi ?

Je suis sûr qu’elle est meilleure que la plupart de ses rivales en matière de culture populaire. Ce secteur est convenablement peuplé (la liquidité dont je parlais), et il existe en général une bonne connaissance des choses en question (où l’on retrouve Condorcet). Elle peut donc humilier la Britannica sur les icônes populaires et la culture courante. Mais, en général, un article de Wikipédia est loin d’approcher la qualité de la même entrée dans une encyclopédie ou un dictionnaire digne de ce nom. Je serais surpris, par exemple, de trouver un seul personnage de l’Oxford Dictionary of National Biography qui soit mieux traité dans Wikipédia. Je pense que c’est dû au fait que ce genre d’ouvrage exige beaucoup de temps et d’organisation pour surmonter les limites de la modularité et de la granularité que Shirky et Benkler semblent avoir oubliées.

Vous avez critiqué le livre d’Andrew Keen, Le Culte de l’amateur (5). Mais que pensez-vous du titre ?

Beaucoup de bien. Ce que je n’ai pas aimé dans le livre, c’est que le sujet, qui méritait d’être traité sérieusement, le soit aussi mal. Cela ne vaut rien de chercher à démolir Wikipédia, comme Keen le fait, si on ne fait pas mieux qu’elle. Dans un débat qui m’a opposé à lui, j’ai fait observer que, sur les points sur lesquels Keen se trompait, Wikipédia fournissait la bonne réponse.

Selon l’« effet Mathieu » énoncé par le sociologue Robert Merton, les nouvelles ressources disponibles bénéficient d’abord à ceux qui en possèdent déjà le plus. Ceci s’applique-t-il à Wikipédia ?

Je pense qu’il est beaucoup plus facile de faire usage de Wikipédia quand on est équipé pour savoir là où elle a de bonnes chances de faire fausse route et pourquoi. L’effet Mathieu vaut de manière générale pour tous les projets de ce genre, comme le projet Gutenberg (6) ou Google Books (lire l'encadré : « Et Google Books ? »). Quand on prétend ouvrir à tous le champ de la compétence, on ne fait trop souvent que donner aux initiés une occasion supplémentaire de jeter de la poudre aux yeux.

Au total, pensez-vous qu’Internet favorise ou va favoriser l’accès à la connaissance fiable ?

Dans la lignée de ce que je disais tout à l’heure, je pense que les technologies peuvent nous donner un accès à l’information, mais que la connaissance est un bien que nous acquérons par un engagement plus actif. Il est indéniable qu’Internet nous aide de bien des façons, mais je ne pense pas qu’il favorise (ni défavorise) la fiabilité. Comme toujours avec les concepts de vérité et de fiabilité, il y a un énorme avantage à faire prendre des vessies pour des lanternes. Chaque fois que quelqu’un trouve un nouveau moyen de fournir des ressources fiables, on verra quelqu’un d’autre s’employer à essayer de construire quelque chose qui y ressemble mais qui est trompeur. Cela m’a toujours intrigué de voir que les premiers utilisateurs de l’ouvrage fondateur de Mabillon sur la « diplomatique » ont sans doute été des faussaires : en nous montrant comment reconnaître un faux, Mabillon a aussi appris aux faussaires les moyens de nous tromper (7).

Propos recueillis par Books.


=> Comparer l'article Wikipédia sur Daniel Defoe avec les articles Universalis et Britannica

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