Willy Brandt, explication d’une légende

Des sept chanceliers qui se sont succédé à la tête du gouvernement de la République fédérale d’Allemagne de la fin de la Seconde Guerre mondiale à celle du XXème siècle, quatre apparaissent destinés à entrer dans l’Histoire. Le premier et le dernier en termes chronologiques, qui appartenaient au parti chrétien-démocrate CDU, ont associé leur nom à deux phases décisives de l’histoire de l’Allemagne durant les soixante dernières années : sa reconstruction après le désastre du nazisme et de la guerre dans le cas de Konrad Adenauer, et sa réunification à la suite de la disparition de l’Union soviétique et de la chute du communisme dans le cas d’Helmut Kohl. Entre ces deux hommes, de la fin des années 1960 au début des années 80, deux figures éminentes du parti socialiste SPD qu’on peut qualifier de grands hommes d’État ont dirigé le pays à la suite l’un de l’autre : Willy Brandt, initiateur et principal artisan de la politique d’« ouverture à l’Est » (« Ostpolitik »), et Helmut Schmidt, incarnation du réalisme en matière politique, économique et de relations internationales.

À présent âgé de 95 ans, Helmut Schmidt, qui a mené après avoir quitté la politique active une brillante carrière de commentateur politique et d’éditeur à la tête de l’hebdomadaire Die Zeit, joue avec constance depuis plusieurs dizaines d’années le rôle du « vieux sage » de la politique allemande. Encore très écouté et apprécié aujourd’hui pour ses avis tranchants, son franc parler, son humour sarcastique, son sens de la formule et ses prises de position provocatrices et iconoclastes, il n’est pas loin d’être devenu un mythe vivant. Mais si Schmidt, réputé avoir été le plus brillant cerveau de la politique allemande d’après-guerre, parle à l’intelligence de ses compatriotes, Willy Brandt touche, lui, leur cœur, comme d’ailleurs celui de nombreux personnes à l’extérieur de l’Allemagne. Leader charismatique à l’époque où il était au pouvoir, rapidement devenu une légende vivante, il a conquis au cours des dernières années le statut de figure historique. L’intérêt suscité par sa vie, sa personnalité et sa trajectoire n’a cessé de croître, pour atteindre des proportions impressionnantes à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance en 2013, un événement qui a donné lieu à un véritable déferlement de dossiers spéciaux dans les journaux et les magazines, d’émissions de télévision, d’expositions, de manifestations en tous genres et de publications.

La biographie de référence

Depuis longtemps, Willy Brandt est l’homme politique allemand sur lequel on a le plus écrit. De nombreuses biographies lui ont été consacrées. Un certain nombre d’entre elles étaient déjà parues de son vivant, comme celles de la journaliste Carola Stern et de son collègue de Die Zeit Gunther Hofmann. Plusieurs autres ont été publiées après sa mort en 1992, notamment, au cours des années 2000, les ouvrages des historiens Helga Grebing et Gregor Schöllgen et du journaliste Peter Merseburger. À l’occasion de l’anniversaire de la naissance de Brandt, les deux derniers livres cités ont été réédités et de nouveaux portraits de l’homme politique ont été présentés par l’historien du SPD Bernd Faulenbach et l’ancien rédacteur de l’hebdomadaire d’investigation Der Spiegel Hans-Joachim Noack. L’écrivain et critique Torsten Körner s’est intéressé à la famille Brandt (Die Familie Willy Brandt) et l’ancien bras droit de Brandt, Egon Bahr, a publié ses souvenirs à son sujet. Dans un ouvrage au sous-titre en forme d’euphémisme « Histoire d’une amitié difficile », Gunther Hoffman a fait le récit des relations compliquées et tendues de Willy Brandt et Helmut Schmidt. Peter Brandt, historien et fils aîné du défunt chancelier, a raconté ses années de jeunesse avec son père. Il n’est ni le premier ni le seul proche de Willy Brandt à s’être ainsi exprimé à son propos. Avant lui, son frère Lars Brandt, écrivain et cinéaste, avait déjà publié ses souvenirs, tout comme leur mère Rut Brandt, la deuxième femme de Brandt et sa compagne de plusieurs dizaine d’années, dont il divorcera sans que les deux ex-époux se revoient jamais. Quant à sa troisième et dernière femme, la journaliste Brigitte Seebacher, elle est l’auteur d’une biographie de Brandt en bonne et due forme, d’une impartialité naturellement assez sujette à caution.

Il ne s’agit ici que des livres sur Willy Brandt en allemand. À toute cette littérature, il convient en effet d’ajouter au moins trois ouvrages sur lui en anglais, par les journalistes américains David Binder et Viola Herms Drath et l’universitaire anglaise Barbara Marshall, la récente excellente biographie en français d’Hélène Miard-Delacroix, ainsi qu’un intéressant recueil d’entretiens avec un de ses proches collaborateurs, Klaus Lindenberg, curieusement paru en italien. Sans oublier les dix tomes des écrits du chancelier (articles, discours, textes de circonstances, manifestes, livres politiques et plusieurs volumes de souvenirs personnels et politiques), rassemblés et publiés par la Fondation Willy Brandt.

De toutes les biographies de Willy Brandt, la meilleure est celle de Peter Merserburger. Auteur par ailleurs d’un remarquable ouvrage sur l’histoire de la ville de Weimar et d’une biographie de Rudolf Augstein, fondateur de Der Spiegel et rédacteur en chef du magazine durant 55 ans, Merserburger a pu exploiter des archives auxquelles ses prédécesseurs, à l’exception de Gregor Schöllgen, n’avaient pas eu accès, et a interrogé de très nombreux témoins de la vie de Brandt. À la fois une œuvre d’historien et le produit d’un travail de journaliste, précis et rigoureux dans l’établissement des faits, pénétrant et nuancé dans l’analyse, d’une extraordinaire richesse et très bien écrit, cet énorme livre de 900 pages est unanimement considéré comme la biographie de référence de Willy Brandt.

Un homme compliqué et secret

De peu d’hommes politiques contemporains, on peut donc affirmer que la vie publique et privée est aussi bien documentée. Un leitmotiv des ouvrages publiés sur lui, comme des articles auxquels ils ont donné lieu dans la presse, est pourtant qu’au bout du compte, « on ne sait pas qui était Willy Brandt ». L’idée qu’il s’agissait d’un homme compliqué et secret est quasiment un lieu commun. Derrière les manières énergiques et cordiales de l’homme public, son style combatif et son assurance conquérante, dit-on volontiers, il y avait un individu tourmenté, souvent distant et difficile, sur lequel on sait en vérité très peu.

Le fait est que cet homme-là fascinait ses contemporains et continue à fasciner aujourd’hui, et on peut se demander pour quelle raison. La première est le caractère romanesque de son existence et de son destin. « La vie de Willy Brandt », disait l’écrivain Heinrich Böll, « est une légende, quasiment un conte de fée devenu réalité. » Né en 1913 Herbert Frahm, fils illégitime d’une vendeuse et d’un employé vivant à Hambourg nommé John Möller dont il n’apprendra l’identité qu’à l’âge de 34 ans et qu’il ne cherchera jamais à connaître, le futur chancelier a grandi dans le milieu ouvrier et un quartier populaire de la ville de Lübeck. Les conditions de sa naissance seront régulièrement utilisées contre lui par ses adversaires politiques, en premier lieu Adenauer, qui fera référence à lui plus tard en l’appelant pernicieusement, à une époque où il était déjà connu sous le nom de Willy Brandt, « Brandt, alias Frahm ». La personne qui servit de père de substitution à Brandt est son grand-père, Ludwig Frahm, qui n’était en réalité pas son grand-père naturel mais le beau-père de sa mère, née de père inconnu. Ludwig Frahm était ouvrier et militant du parti social-démocrate allemand (SPD), et toute l’enfance de Willy Brandt a baigné dans la culture ouvriériste et syndicale et les valeurs du socialisme.

Dès l’âge de 15 ans, le jeune Frahm, qui rêvait de devenir journaliste, rédigeait des articles militants pour un journal local. Le rédacteur en chef de cette publication, Julius Leber, était aussi président de la section du SPD de la ville de Lübeck et député au Reichstag. Il sera le premier mentor de Willy Brandt, qui, tout en continuant à le respecter, finira cependant par se brouiller avec lui et s’éloigner de lui au plan politique. Brandt faisait en effet partie de ces militants du SPD très à gauche qui trouvaient le parti socialiste trop indulgent à l’égard de l’attitude timorée et défaitiste du gouvernement « bourgeois » face à la menace du nazisme, grandissante au début des années 1930. Ensemble, ils décidèrent de rejoindre un nouveau parti qui venait d’être créé à la gauche du SPD, le SAP, « Parti socialiste des travailleurs de l’Allemagne ». Une fois les nazis arrivés au pouvoir, le SAP fut dissous et ses militants entrèrent dans la clandestinité. C’est à ce moment qu’Herbert Frahm choisit le pseudonyme de Willy Brandt, qui allait devenir plus tard son nom légal.

Le goût de l’aventure

Les douze années de la vie du futur chancelier qui suivirent, au sujet duquel l’intéressé n’a pas toujours été très clair, sont longtemps restées entourées d’un certain flou et affectées d’incertitudes que ses biographes ont progressivement dissipées, à tout le moins en grande partie. Peu après la disparition du SAP, Brandt partit pour la Norvège où il demeura durant sept ans, avant de s’établir, lorsque les troupes hitlériennes eurent envahi le pays, dans la Suède neutre, où il resta jusqu’à la fin de la guerre. Sa vie était-elle réellement menacée comme il l’a parfois affirmé ? N’est-ce pas également un peu le goût de l’aventure qui a poussé ce jeune homme de vingt ans à quitter ainsi son pays ? Des années plus tard, ce départ lui sera reproché et exploité par ses ennemis politiques comme le leader de la CSU bavaroise Franz-Joseph Strauss, qui dans une déclaration souvent citée posait agressivement la question : « Monsieur Brandt, qu’avez-vous donc fait durant ces douze années ? » - manière d’insinuer qu’il s’était conduit en mauvais patriote (dans le même esprit, la sympathie de Brandt, durant sa jeunesse, pour les idées de la gauche radicale, le fera accuser d’avoir été un communiste, ce qu’il n’a jamais été, et certains avanceront qu’il a été un agent de la Gestapo, une supposition tout aussi dépourvue de fondement).

En Scandinavie, Brandt mena une double vie de journaliste prolifique travaillant pour la presse norvégienne et d’agent du SAP en exil entretenant des contacts assidus avec les milieux anti-nazis en Norvège et en Suède, mais aussi ailleurs en Europe. À ce titre, il voyagea en effet beaucoup, de Paris à Prague en passant par Barcelone, où il avait été envoyé par le SAP comme observateur de la guerre civile espagnole (un épisode qui a fait l’objet de récits loin d’être toujours concordants), et même en Allemagne, où il s’aventura avec un passeport norvégien et sous un nom d’emprunt. Après avoir commencé sa vie d’exilé avec sa petite amie allemande Gertrud Meyer, qu’il avait fait venir de Lübeck, il la poursuivit avec une intellectuelle norvégienne, Carlotta Thorkildsen, qu’il épousa et qui lui donna une petite fille appelée Ninja. Puis il fit la connaissance d’une résistante norvégienne en exil comme lui à Stockholm, Rut Hansen, qui devint sa femme en 1948 après qu’il eut divorcé de Carlotta. À Stockholm, il rencontra celui qui allait devenir plus tard chancelier d’Autriche, Bruno Kreisky, lui aussi socialiste et lui aussi en exil, et sans être lui-même un espion, il entretenait des contacts réguliers avec les services secrets britanniques, américains et soviétiques.

À la fin de la guerre, les idées politiques de Willy Brandt avaient évolué. Ce qui le préoccupait essentiellement était de restaurer l’unité nationale dans une Allemagne déchirée par les séquelles du nazisme et du conflit, et d’aider le pays à s’intégrer dans une Europe pacifiée. Parallèlement, son idéal s’était rapproché de celui des sociaux-démocrates scandinaves, et c’est sous la bannière d’un socialisme modéré non marxiste qu’il mènera toute sa carrière politique. Celle-ci commencera dans une ville à laquelle son destin est étroitement associé, Berlin, dont il sera le maire de 1957 à 1966, dans le sillage d’un autre de ses mentors, le très respecté Ernst Reuters, qui avait exercé cette même fonction de 1948 à 1953 et affronté avec détermination le blocus de la ville par l’Union soviétique. Comme maire de Berlin-Ouest, Brandt a déployé beaucoup d’efforts pour le développement urbain de la ville, une ville dans laquelle il a eu la satisfaction d’accueillir le président américain John Fitzgerald Kennedy et de lui entendre prononcer la fameuse phrase « Ich bin ein Berliner », tentative réussie de racheter la mauvaise impression faite sur les habitants de Berlin-Ouest et les Allemands en général par la réaction initiale américaine assez tiède à l’édification du Mur de Berlin, en 1961.

Comme tous les autres biographes de Brandt, Merseburger fait le récit détaillé de l’irrésistible ascension de Willy Brandt au sein du SPD, qu’il allait présider durant presque un quart de siècle, de 1964 à 1987. Il raconte comment après s’être présenté sans succès à deux reprises comme candidat à la chancellerie, la première fois contre Adenauer en 1961, la seconde contre Ludwig Erhard en 1965, et avoir exercé les responsabilités de vice-chancelier et de ministre des affaires étrangères dans le gouvernement de coalition dirigé par le chrétien-démocrate Kurt Georg Kiesinger, il devint enfin chancelier pour une période de 5 ans, de 1969 à 1974.

L’affaire Guillaume

À l’instar également de tous les autres biographes, Merserbuger se trouve confronté à la difficulté de débrouiller l’écheveau extrêmement enchevêtré des circonstances qui ont entraîné la démission spectaculaire de Willy Brandt en 1974, quelques mois après une nouvelle élection provoquée par le SPD qui s’était délibérément mis en minorité dans l’espoir de renforcer sa position au Reichstag - le scrutin s’est de fait soldé par un triomphe historique du parti socialiste. Comme on sait, cette démission est liée à l’épisode de « l’affaire Guillaume », du nom de Günter Guillaume, un collaborateur proche de Brandt démasqué comme un agent de la Stasi, la police secrète est-allemande. Rien n’est très clair dans cette affaire, et de nombreuses questions continuent à se poser à son sujet auxquelles Peter Merserburger lui-même n’est pas toujours en mesure de répondre complètement. Pour quelles raisons les responsables des services de renseignement ouest-allemands, qui savaient depuis un certain temps que Guillaume était un informateur de leurs homologues est-allemands, l’ont-ils laissé opérer si longtemps à proximité du chancelier ? (Willy Brandt avait tout de même été informé par le ministre de l’intérieur d’alors, le libéral Hans-Dietrich Genscher, des soupçons qui pesaient sur lui). Il semblerait que l’objectif était de confondre plus sûrement la Stasi. Mais certains ont évoqué un complot des amis politiques de Brandt pour chasser celui-ci du pouvoir. Cette thèse n’est pas solide, mais il est exact qu’entre les trois hommes forts du SPD, Willy Brandt, Helmut Schmidt et Herbert Wehner, considéré comme l’éminence grise du parti, les tensions étaient fortes. Tous trois engagés sans réserve dans la mise en œuvre du fameux programme de Bad-Godesberg adopté en 1959, qui marquait l’abandon par le SPD des aspects de la politique socialiste relevant du marxisme, ils étaient cependant aussi tous trois dotés de personnalités trop fortes et de caractères trop différents pour arriver à s’entendre en profondeur. Connu pour la discipline de fer qu’il faisait régner dans le parti, Wehner finira par s’agacer de certains atermoiements de Willy Brandt, et ce n’est sans doute pas sans raisons que celui-ci lui a reproché de n’avoir guère cherché à le dissuader de démissionner : la perspective de voir Helmut Schmidt le remplacer était loin de déplaire à Wehner. Entre Brandt et Schmidt, l’entente avait d’autre part toujours été laborieuse. D’autres désaccords interviendront d’ailleurs plus tard entre Schmidt devenu chancelier et Brandt demeuré président du parti, le plus fameux portant sur la question des missiles de l’Otan, dont le premier défendait le principe de l’installation sur le sol de l’Allemagne quand le second s’y opposait.

La situation économique et politique était par ailleurs difficile, du fait de la crise pétrolière, des difficultés rencontrées par le gouvernement pour mettre en œuvre la politique des réformes sociales qu’il entendait mener en conformité avec le slogan « Oser plus de démocratie » inventé par l’écrivain Günter Grass, ainsi qu’en raison du développement, à l’intérieur du parti, de courants que Brandt ne parvenait pas à maîtriser. D’un autre côté, avec le lancement de son programme social et de l’Ostpolitik, Brandt pouvait considérer avoir accompli l’essentiel de sa tâche, et il est possible que ceci ait rendu à ses yeux la perspective de la démission moins effrayante. Cette issue était-elle fatale ? Un des aspects qui a vraisemblablement joué un rôle non négligeable est la perspective de voir publiquement étaler tout ce que Guillaume avait pu observer de la vie privée de Brandt, notamment son goût pour les boissons fortes et la compagnie féminine, au sujet duquel des rumeurs insistantes commençaient à se propager, en partie fondées mais aussi souvent le produit d’inventions. Brandt était dans tous les cas découragé et déprimé, il a semble-t-il même affirmé que s’il n’avait pas été à ce moment-là en train d’essayer d’arrêter de fumer, il n’aurait pas démissionné.

Le rôle d’un catalyseur

Sur une scène politique allemande complexe, dans une conjoncture délicate et difficile, s’abattant sur un homme rarement serein, en mauvaise posture au plan politique et dans une situation psychologique qui n’était pas des meilleures, l’affaire Guillaume, pour utiliser une expression employée par le dramaturge britannique Michael Frayn, auteur d’une pièce sur le sujet, semble avoir essentiellement joué le rôle d’un « catalyseur » au sein d’un ensemble de facteurs et de processus bien plus large qu’elle. Selon Marcus Wolf, le célèbre directeur de la section des affaires extérieures de la Stasi, la chute de Brandt n’était en tous cas pas un objectif visé par ses services. À ses yeux, l’affaire qui l’a entraînée était le produit d’une des plus graves erreurs qu’ait commise le contre-espionnage de son pays. Une chose est sûre, les circonstances dans lesquelles s’est produite la fin de cette partie de la carrière de Willy Brandt ont contribué à faire de lui une figure tragique. Qu’un homme qui a consacré tant d’efforts à améliorer les rapports de l’Est de l’Ouest tombe victime d’une affaire d’espionnage au profit du bloc communiste a de fait quelque chose d’un scénario de tragédie grecque, jusque dans ce fait que, comme souvent dans les tragédies antiques, un des instruments utilisés par le destin pour frapper l’homme qu’il semblait vouloir accabler était son propre caractère.

Une deuxième raison de l’emprise que la personne de Willy Brandt exerce sur l’imagination est qu’il était, selon l’expression consacrée, un politicien visionnaire. « Visionnaire et réaliste » est le sous-titre que Peter Merseburger a choisi de donner à sa biographie, et on peut s’interroger sur la pertinence du second de ces adjectifs. « Réaliste », Willy Brandt ne l’était en effet assurément pas à la manière d’Helmut Schmidt, avocat fervent et adepte résolu de la « realpolitik », et fameux pour avoir un jour déclaré : « Celui qui a des visions doit aller chez le médecin ». Brandt savait par contre incontestablement se montrer un homme pragmatique, capable de tenir compte, dans l’application de ses idées et la poursuite de ses idéaux, des contraintes du réel, ainsi que l’a illustré avec éclat l’approche qu’il a choisie pour la mise en œuvre de l’Ostpolitik, basée sur l’idée du « changement par le rapprochement » et la méthode des « petits pas ». Loin d’être le produit de son adhésion à une quelconque doctrine, l’expression de convictions profondes ou le reflet de son tempérament, son réalisme, dans les limites où l’on peut utiliser ce mot dans son cas, n’était rien d’autre que la reconnaissance de la nécessité, pour un homme politique, de s’accommoder des pesanteurs et des résistances qu’oppose à l’action la réalité politique et sociale.

Mais visionnaire, il l’était sans la moindre contestation possible, et idéaliste, non au sens péjoratif que peut avoir ce mot quand il est employé pour désigner des esprits chimériques enclins à voir le monde différent de ce qu’il est, mais en ce qu’il luttait pour des idéaux au service desquels il mettait toute son énergie. On pourrait être tenté de mettre en doute une telle affirmation. Comme tous les hommes politiques, Willy Brandt aimait le pouvoir, n’était pas insensible aux honneurs et savait apprécier les acclamations. Mais le goût du pouvoir n’était pas chez lui aussi manifeste que chez un homme comme Helmut Kohl, pour donner un exemple, et rien n’indique qu’il ait joué un rôle moteur dans le développement de sa carrière.

« Un sentimental »

Faut-il pour autant le considérer comme un intellectuel ? Brandt, qui a longtemps été journaliste et a rédigé, seul ou en collaboration, de nombreux livres, aimait les mots et les idées. Retravaillant presque toujours les discours qu’on préparait pour lui, il accordait une grande importance au langage et aimait découvrir ou forger des formules justes et mémorables. Mais même si son modèle était Walther Rathenau, ministre des affaires étrangères sous la République de Weimar et exemple même de l’intellectuel en politique, lui-même peut difficilement être qualifié de la sorte. « Willy Brandt », faisait remarquer non sans malignité mais avec raison Helmut Schmidt dans un entretien donné au Spiegel, « était un sentimental, pas un cérébral. Avec les qualités qu’il possédait, il aurait pu être un artiste. [...] Il n’était pas fait pour résoudre des équations mathématiques. Mais comprendre les gens et aller vers eux, cela, il y parvenait à la perfection ». Plutôt qu’un concepteur, Brandt, dit justement Barbara Marshall, était un « synthétiseur d’idées », capable de transformer celles qu’on lui proposait en projets politiques. Le véritable architecte de l’Ostpolitik, on le sait, à qui l’on doit la devise « le changement par le rapprochement », est Egon Bahr. Mais c’est bien sûr Brandt qui en a fait l’axe de la politique extérieure de l’Allemagne et lui a conféré sa dimension historique.

De quelle vision et de quel idéal l’Ostpolitik, que Brandt avait d’ailleurs commencé à mettre en œuvre alors qu’il était encore ministre des affaires étrangère, était-elle l’instrument de réalisation ? Lorsque le Mur de Berlin est tombé, Willy Brandt a salué l’événement d’une belle formule à laquelle il avait déjà eu recours dans un de ses livres de souvenirs : « Maintenant peut s’entremêler et s’épanouir ensemble ce qui fait partie d’un même ensemble ». Et il a été un des premiers hommes politiques allemands à plaider en faveur de la réunification du pays, un processus qu’il a par après résolument soutenu et encouragé. Vingt ans auparavant, cependant, comme la quasi-totalité de ses compatriotes, il ne pensait pas pouvoir assister de son vivant à un développement que rien ne semblait rendre possible dans un délai prévisible.

L’objectif de l’Ostpolitik, qui tournait ostensiblement le dos à la politique très dure menée à l’égard des pays communistes par Adenauer, qui refusait le moindre contact avec le gouvernement de la RDA, était, en favorisant les échanges et en améliorant les relations entre l’Allemagne et ses voisins communistes, d’aider à préparer le terrain à une éventuelle réunification à très long terme. Dans l’immédiat, cette politique pouvait toutefois été considérée comme allant dans le sens exactement opposé, puisqu’elle revenait à entériner l’état de fait issu de la fin de la seconde guerre mondiale, en reconnaissant l’existence de la République démocratique allemande et en normalisant les rapports de la RFA avec la Pologne et l’Union soviétique. C’est de fait comme cela qu’elle a été perçue et violemment dénoncée par certains, notamment les anciens habitants des régions annexées par la Pologne, forcés d’émigrer et qui avaient souvent perdu tout ce qu’ils possédaient.

Changer la chimie politique

L’Ostpolitik s’est matérialisée dans une série d’accords avec la RDA, la Pologne et l’Union soviétique, dont la ratification par le Reichstag n’a pas été facile. Elle n’a en effet été obtenue que grâce à la défection de deux députés de la CDU lors d’un vote de défiance à l’égard du gouvernement, députés dont il est apparu par après qu’ils avaient été achetés par la Stasi. « Ainsi », fait remarquer Merserburger, « on peut aujourd’hui considérer comme certain que Willy Brandt doit sa survie à la tête du gouvernement au printemps 1972 aux services secrets de l’Allemagne de l’Est, précisément à ce même Marcus Wolf dont la présence d’un agent à la chancellerie allait deux ans plus tard entraîner [sa] perte ». De documents récemment rendus publics, il semble ressortir que la Stasi était ainsi intervenue plutôt à la demande du KGB que du gouvernement est-allemand, qui ne voyait pas l’Ostpolitik d’un œil particulièrement favorable.

Quel rôle l’Ostpolitik a-t-elle joué dans le bouleversement géopolitique intervenu en Europe au tournant des années 1980 et 1990 ? La question est très débattue. À l’évidence, la principale cause de l’écroulement de l’URSS, qui a rendu possible la disparition des régimes communistes de ses pays satellites, a été la pression qu’exerçait sur l’économie soviétique la course aux armements délibérément entretenue par les États-Unis, en l’absence de laquelle rien ne se serait vraisemblablement passé. Mais « en changeant la chimie politique » des relations Est-Ouest, pour reprendre une formule de Neal Ascherson dans sa recension d’un des livres de souvenirs de Willy Brandt, en faisant percevoir l’Allemagne par l’Union soviétique comme une puissance en laquelle on pouvait avoir confiance, en stimulant l’ouverture de l’économie des pays de l’Est sur le monde, en rendant l’Ouest plus attirant pour leurs populations, l’Ostpolitik, qui a valu à Brandt le prix Nobel de la Paix en 1971, a sans doute contribué à faciliter le processus, plus particulièrement la réunion des deux Allemagnes une fois le Mur de Berlin à terre. Comme l’a souligné le journaliste et historien Timothy Garton Ash dans le livre qu’il lui a consacrée, elle a en tous cas significativement amélioré la vie des citoyens d’Allemagne de l’Est et de Berlin-Est, en entraînant par exemple un assouplissement des conditions dans lesquelles ils pouvaient voyager.

Les deux images les plus fortes associées à l’Ostpolitik sont celles de Willy Brandt acclamé par la foule scandant son prénom dans la petite ville d’Erfurt, à l’occasion de la première visite d’un chancelier allemand en RDA, qui lui donna l’occasion de rencontrer son homologue est-allemand Willi Stoph, et, davantage encore, celle de Brandt s’agenouillant devant le mémorial du ghetto de Varsovie en 1971, une image-symbole qui a fait le tour du monde. Ce geste, dont Brandt a toujours affirmé qu’il était spontané (« J’ai trouvé qu’incliner la tête n’était pas suffisant » a-t-il affirmé), illustre bien ce qui, sous-jacent à l’Ostpolitik, a toujours constitué un élément central de ses idées politiques. Du socialisme dur de sa jeunesse à ses engagements en faveur du Tiers-Monde quand, devenu président de l’Internationale socialiste, une fonction qui n’a jamais connu autant de prestige que durant les années où il l’a exercée, il s’est vu confier par la Banque Mondiale la présidence de la Commission Nord-Sud, en passant par la conversion à un socialisme réformiste de type scandinave, un court accès d’anticommunisme virulent, puis la politique de rapprochement avec les pays européens de l’Est, Willy Brandt a souvent changé d’orientations politiques, à un degré qu’on a pu trouver excessif. Au cœur de son ambition politique a toutefois résidé en permanence la volonté de redonner à l’Allemagne, en commençant par reconnaître ouvertement les fautes dont elle s’était rendue coupable, sa place parmi les nations, plus particulièrement sa place en Europe, condition indispensable pour permettre à l’Europe de retrouver sa place dans le monde.

On a pu s’étonner qu’un homme aussi ostensiblement engagé dans la lutte contre le nazisme que l’a été Brandt se soit senti obligé de demander spectaculairement pardon pour des crimes qu’il n’avait pas commis. Interrogé par la journaliste italienne Oriana Fallaci (mais il s’est exprimé dans des termes similaires à plusieurs autres occasions), Brandt s’est expliqué très clairement sur ce point : « Il faut distinguer entre culpabilité et responsabilité. Je ne me sens pas coupable et trouve qu’il ne serait ni juste ni correct de considérer comme coupables mon peuple ou la génération à laquelle j’appartiens. Des fautes peuvent être attribuées à des individus, pas à des peuples ou des générations. Mais dans le cas de la responsabilité, c’est différent. Bien que je n’aie été un partisan d’Hitler, pour user d’un euphémisme, je ne peux pas m’exonérer d’une certaine forme de responsabilité [...] Il faut en effet se demander : pourquoi [Hitler] est-il arrivé au pouvoir ? […] Pas seulement parce qu’il s’est trouvé des millions de gens assez stupides pour le suivre, mais aussi parce que tous les autres n’ont pas été capables de l’arrêter. […] Je ne me suis pas mis à genoux parce que j’avais une faute à avouer, mais parce que je voulais m’identifier avec mon peuple, un peuple auquel appartenaient des gens qui ont commis des crimes terribles. »

Un extraordinaire orateur

Last but not least, parmi les raisons expliquant l’aura dont bénéficie Willy Brandt, il faut considérer celles qui sont liées à sa personnalité. Willy Brand avait beaucoup de prestance et un charme énorme, qu’il savait parfaitement exploiter. Souvent présenté comme le Kennedy allemand - il lui a fréquemment été reproché de chercher à imiter le style du président américain - doté d’une apparence agréable et possédant une forte présence physique, dégageant une magnétique impression de vitalité et de virilité, il séduisait rapidement les individus et captivait aisément les foules. C’était de fait un orateur hors du commun (le tribun le plus galvanisant de la politique allemande depuis Adolf Hitler, a-t-on même dit), ce dont conviendront aisément tous qui a ont eu l’occasion de l’écouter et de le voir s’exprimer face à un large public. De ce spectacle, Viola Herms Drath a laissé une description saisissante : « Quand Brandt parlait devant un microphone, son corps entier était impliqué. De temps en temps, son poing fermé s’aventurait dans la poche de son veston. Parfois, il serrait si fort les doigts que leurs articulations blanchissaient. Ses talons battaient incessamment le plancher, bougeant au rythme soutenu de ses phrases. Son torse puissant, réservoir d’une énorme énergie, se dressait et s’allongeait, transférant sa force contenue dans les mots prononcés ».

Capable de se montrer chaleureux en de nombreuses occasions, Brandt a d’autre part été décrit par ses biographes comme un homme solitaire, dangereusement sensible, enfermé en lui-même et porté à l’introspection, dont l’humeur « alternait de façon déconcertante entre une exubérante énergie et une lassitude mélancolique », ainsi que l’exprime très bien l’historien Fritz Stern. Et il est notoire qu’il a connu plusieurs épisodes de dépression. Si ses proches, ses épouses et ses enfants, tendent à donner de lui une image dans l’ensemble positive (sa fille aînée Ninja, à laquelle il était très attaché et avec laquelle il a gardé des contacts toute sa vie, a laissé de leurs relations un récit émouvant), ses rapports avec ses garçons ne semblent pas avoir été faciles et il est souvent présenté comme ayant été un père distant. Dans un entretien à son sujet, Rudolf Augstein, qui l’admirait pourtant, l’a presque toujours soutenu au plan politique et le considérait comme le seul véritable homme d’État allemand de la seconde moitié du XXème siècle avec Adenauer, a été jusqu’à déclarer de Brandt qu’il était « un monstre » parce qu’il ne se rendait jamais la chambre de ses enfants. La formule est excessive et injuste, mais elle n’a bien sûr pas manqué de frapper.

Et puis, il y a les faiblesses bien connues de l’homme, son penchant pour l’alcool et son goût des femmes, familiers de ses contemporains et qu’aucun biographe ne peut complètement passer sous silence. S’agissant des femmes, la plupart d’entre eux traitent du sujet avec « beaucoup de tact » pour reprendre l’expression de l’auteur de la recension du livre de Peter Merseburger dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Plus intéressée par le sujet que ses homologues allemands, moins retenue par des considérations de discrétion, Viola Herms Drath brosse le tableau d’une vie sentimentale à la Kennedy, qui semble cependant n’avoir été celle de Brandt qu’à certains moments de sa vie seulement, par exemple en campagne électorale. On attribue de fait à Willy Brandt une grande quantité d’aventures, plus particulièrement avec des jeunes journalistes. Une d’entre elles, sa longue liaison avec la journaliste Suzanne Sievers à l’époque où Brandt n’était pas encore maire de Berlin, a défrayé la chronique à deux reprises : durant les années au cours desquelles les événements concernés ont eu lieu, des rumeurs ayant circulé selon lesquelles la jeune femme travaillait pour la Stasi et, bien plus tard, lorsque de retour en République fédérale après quatre ans de séjour forcé en RDA où elle avait été retenue et emprisonnée au motif qu’elle espionnait pour l’ « agent américain » Willy Brandt, elle eut publié un livre de révélations sur la vie privée de ce dernier.

Dans ce genre d’affaires, il faut toujours faire la part de l’exagération qu’engendrent l’envie, la jalousie, la complaisance, l’indignation et la réprobation morales, le goût du scandale ou le sentiment de complicité entre mâles (« Respect, respect » déclarait avec un mélange d’admiration et d’ironie Franz Joseph Strauss, lui-même fameux pour son comportement dans ce domaine, au moment du déballage auquel a donné lieu l’affaire Guillaume). Il est toutefois évident que Willy Brandt aimait beaucoup la société des femmes, qu’il recherchait volontiers. Que représentaient-elles pour lui ? Pour l’historien Arnulf Baring, l’ex-enfant solitaire qu’avait été Brandt, devenu un homme qui ne se sentait chez lui nulle part, toujours en transit, partout un étranger, cherchait et trouvait auprès des femmes plus que des satisfactions physiques : « Les femmes ont toujours été très importantes dans sa vie. Elles signifiaient beaucoup pour lui, et pas seulement du plaisir, même s’il était un homme sensuel. À ses yeux, les femmes relevaient du côté mystérieux, irrationnel, mystique de la vie, le fondement de l’existence. Emporté par un puissant et bouleversant sentiment de solitude, il les regardait comme un refuge, auprès d’elles il cherchait à satisfaire un besoin de réelle proximité et la confirmation qu’il pouvait avoir confiance dans le monde et en lui-même ».

Propension à l’indécision

Cette explication en termes psycho-existentiels, qui ne convaincra pas nécessairement tout le monde, pourrait être appliquée à d’autres faiblesses souvent mentionnées de Willy Brandt qui l’ont clairement desservi au plan politique, comme une certaine propension à l’indécision, la réticence à affronter les critiques et les objections, et la tendance à s’entourer de collaborateurs complaisants - des traits de caractère qui se sont accentués avec le temps. Ce qui est curieux est que les fragilités psychologiques de Willy Brandt, que tout en restant un homme secret il n’a jamais non plus cherché à dissimuler à tout prix, semblent l’avoir dans l’ensemble plutôt servi. C’est ce que fait remarquer Egon Bahr dans son livre de souvenirs : « Ses faiblesses le rendaient plus humain. C’est cela qui l’a rendu si populaire et si attirant pour tant de personnes. Sa vulnérabilité est devenue sa force ».

Stigmatisées par ses ennemis politiques et certains de ses amis au moment où il était vivant, ces faiblesses continuent aujourd’hui à le rendre très proche, et se sont même incorporées à sa légende. Ne les exagère-t-on toutefois pas un peu ? Willy Brandt aurait-il accompli ce qu’il réalisé s’il n’avait possédé une force de caractère exceptionnelle ? Comme le soulignait à juste titre le journaliste et membre du SPD Albrecht Müller dans un entretien au sujet d’un film sur l’affaire Guillaume réalisé pour la télévision dans lequel le troisième fils de Willy Brandt, Matthias, qui fait carrière d’acteur, interprétait curieusement le rôle de l’espion, bien des stéréotypes et des clichés en circulation du vivant du chancelier sont à présent passés dans les livres d’histoire qui lui sont consacrés, sans que leurs auteurs prennent toujours la peine de les confronter avec les faits.

Willy Brandt a été statufié de son vivant. Dans l’esprit de beaucoup, il a accédé à un statut pas très éloigné de celui de la sainteté. Inévitablement, cet excès de dévotion a engendré en retour une tendance à démystifier le personnage. À l’époque où il était encore vivant, le rédacteur en chef du prestigieux quotidien suisse de langue allemande Neue Zürcher Zeitung, Fred Luchsinger, n’hésitait pas à présenter Brandt comme « le plus surévalué et mal jugé des hommes politiques européens des dernières années ». Dans une existence plus mouvementée que celle de la majorité des hommes politiques, qui ne manque pas d’épisodes sur lesquels on est loin de tout savoir, on s’est d’autre part appliqué à introduire plus d’obscurité encore, en y ajoutant des mystères fabriqués. L’idée que la vie de Willy Brand était pleine d’ombres, qu’il était un homme énigmatique dont même ses proches ne parvenaient pas à percer le secret, s’est incorporée à son mythe. Et les failles de son caractère ont été mises en exergue.

Entre les deux extrêmes

Willy Brandt mérite-t-il d’être canonisé, ou sa réputation historique est-elle complètement usurpée ? Était-il un homme remarquable essentiellement par son imagination, son courage et son énergie, ou un individu si complexe qu’il faille renoncer à le comprendre et un homme « prisonnier de son passé » pour emprunter l’expression employée par Viola Herms Drath comme sous-titre de sa biographie de Brandt, de tous les ouvrages qui ont été publiés sur lui celui qui pousse l’enquête psychologique le plus loin, dans un esprit de dramatisation flirtant avec le sensationnalisme. Comme toujours, la vérité se situe entre ces deux extrêmes.

Willy Brandt était un homme politique faillible, qui a commis des erreurs et dont toutes les entreprises n’ont pas été couronnées de succès. La fin de sa carrière, plus particulièrement, est bien plus riche d’honneurs et de reconnaissances que de réels accomplissements. Mais c’était un véritable homme d’État, un politicien à la fois visionnaire et extrêmement tenace, d’une dimension comparable à celle des grandes figures historiques du passé et dont l’action a laissé une empreinte profonde dans l’histoire de son pays et de l’Europe. Même s’il n’était pas le sphinx incompréhensible ou le nœud de problèmes psychologiques que certains se sont plus à décrire, il s’agissait d’un autre côté assurément d’un homme compliqué, loin d’être exempt de contradictions et dont le caractère comportait de profondes failles. Mais si ce caractère lui a valu des déboires, il était partie intégrante d’une personnalité comprenant, à côté de défauts évidents, d’indéniables qualités humaines qui le rendaient différent de beaucoup d’hommes politiques de son époque, et plus encore d’aujourd’hui.

Willy Brandt a eu une existence étonnamment riche en péripéties, rebondissements et drames de toutes sortes. Sa vision politique était puissante, inspirante et capable de mobiliser. Il était doté d’une personnalité forte et charismatique, singulière et attachante, y compris dans celles de ses composantes qui le rendaient fragile. La combinaison de ces trois éléments explique que, de tous les chanceliers allemands des soixante dernières années, ce soit lui qui suscite aujourd’hui encore le plus de curiosité et d’intérêt, et la fascination que continue à exercer sa figure.

Michel André

LE LIVRE
LE LIVRE

Willy Brandt de Peter Merseburger, Pantheon, 2013

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