Homme d'influence
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Adam Smith, héraut de l’empathie

Face au Traité transatlantique de libre-échange entre l’Europe et les Etats-Unis, le Parlement européen a décidé de ne pas décider. Il remet son vote à plus tard. Une partie des députés voient dans cet accord la menace d’un marché débridé, concrétisation ultime, à leurs yeux, des théories d’Adam Smith. Mais sait-on que l’inventeur du concept de « la main invisible » la concevait moins comme une métaphore de l’avidité naturelle des hommes que de leur empathie ? C’est ce que rappelle Adam Gopnik dans cet article du New Yorker traduit par Books en avril 2011.

Ce fut une bonne année pour les grandes idées, chose rare. 1776 fut aussi une grande année pour les bonnes idées, chose plus rare encore. À sa manière, la Déclaration d’indépendance des États-Unis fut le petit résumé pugnace des principes des Lumières qui avaient atteint leur apogée cet hiver-là, à Londres. En février, Edward Gibbon publiait le premier volume de son Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, avec son hymne aux vertus républicaines romaines et le superbe chapitre expliquant l’essor du christianisme par les hommes, plutôt que par des miracles. Un mois plus tard, son ami Adam Smith publiait son grand livre, La Richesse des nations, qui mit fin à toute velléité de défense du système mercantile de dépendance coloniale envers une quelconque mère patrie.

Classiques de la prose anglaise, les ouvrages de Gibbon et de Smith n’appartiennent pas simplement à l’histoire des idées ; ils ont aussi contribué à définir les concepts mêmes d’histoire et d’économie. Le Gibbon reste un modèle de facture d’une histoire véritablement éclairée ; le Smith reste la meilleure analyse des fondements de l’économie de marché. Pourquoi les économistes classiques croient-ils que le libre-échange est bénéfique à tous ? Pourquoi la quantité d’or stockée par le Trésor ne change-t-elle pas grand-chose à la richesse d’un pays ? Pourquoi le perfectionnement des machines à produire des épingles ne supprime-t-elle pas des emplois, mais en crée davantage, d’une autre nature ? Pourquoi n’importe-t-il guère d’être productifs dans l’agriculture ou dans l’industrie, dès lors que nous sommes productifs ? Au demeurant, que signifie le mot productivité ? Pour la première fois – et peut-être la dernière –, des idées complexes – la division du travail, les avantages du commerce – deviennent claires pour le non-économiste.

L’homme de la « main invisible »

Mais autant Gibbon est une figure claire dans la pénombre, un personnage des Lumières qui trouva sa place dans les brumes de l’histoire, quand la raison sombra, autant Adam Smith est un homme de l’ombre dans une lumière éclatante. Pour la plupart d’entre nous, il est l’homme de la « main invisible », le visage écossais du billet de 20 livres, celui qui démontra que la cupidité, c’est bien, que le marché, livré à lui-même, fixera toujours le bon prix et favorisera les bons produits : Milton Friedman en kilt. Mais c’est un tout autre Adam Smith que l’on découvre dans les universités. Il est perçu non pas comme l’apôtre du marché libre, mais comme l’un des pères de la Révolution française – du moins de ses meilleurs éléments. Connu pour ses opinions de gauche, le linguiste Noam Chomsky lui-même est un fan de cet Adam Smith-là. Et l’un des ouvrages savants les plus originaux et novateurs de la dernière décennie, « Les sentiments économiques. Adam Smith, Condorcet et les Lumières (1) », d’Emma Rothschild, le range du côté des sentimentaux plutôt que des boursiers : un homme convaincu que l’empathie et le sens du devoir ont ouvert la voie à l’esprit d’entreprise et à l’ambition. En dissociant sa Richesse des nations de son autre grand livre, la Théorie des sentiments moraux (2) [publié dix-sept ans plus tôt], nous ne séparons pas seulement une moitié de l’esprit smithien de l’autre : nous lobotomisons notre propre intelligence de la civilisation moderne, pour faire de l’économie une quasi-science statistique indépendante, plutôt qu’une branche des humanités, comme Smith l’entendait.

La nouvelle biographie de Nicholas Phillipson tente, avec grand bonheur, de réunir les deux Smith et permet de comprendre comment l’homme du sentiment devint le petit dieu de la finance. Historien à l’université d’Édimbourg, Phillipson suit Emma Rothschild, montrant clairement que Smith était plus un homme de la morale qu’un homme du marché. Il révèle même deux ressorts affectifs plus profonds qui, sans faire de Smith un lord Byron, pimentent sa vie de péripéties et d’intrigues secondaires. Le premier est son intimité avec le philosophe David Hume, son plus proche collègue et l’homme qui l’a le plus influencé ; l’autre est son adhésion hésitante à l’athéisme bien connu de Hume. Au fond, la vraie question de Smith n’était pas celle de l’économiste – comment nous enrichissons-nous ou nous appauvrissons-nous ? –, ni même celle du philosophe – comment doit-on vivre ? –, mais la question moderne, celle de Darwin : comment trouver et établir l’ordre dans un monde sans Dieu ?

Une réussite précoce

L’irrémédiable manque d’éclat de Smith a toujours fait soupirer ses biographes : il ne lui est pas arrivé grand-chose, certainement rien de romantique. Vieux garçon, il vécut avec sa mère le plus clair de sa vie. La seule anecdote réellement marquante qui nous soit parvenue est celle de son enlèvement par une gitane, à l’âge de 3 ans ; il fut sauvé par son oncle. Mais la tranquillité de sa carrière est emblématique de sa modernité. Là où les intellectuels de son temps devaient faire des pieds et des mains, Smith eut précisément la trajectoire qu’un homme de son talent aurait de nos jours : il réussit de bonne heure en donnant des conférences bien accueillies sous le patronage d’un érudit plus âgé, fut appelé à présider un département dans une université très chic, puis entra dans l’administration, jusqu’au jour où il put gagner convenablement sa vie en publiant de gros livres tout en donnant à l’occasion, pour ainsi dire, des cours d’initiation à des étudiants.

Qu’une telle existence ait été possible tient à sa nature, mais davantage encore à son pays – à sa situation de citoyen de l’Écosse et, surtout, d’Édimbourg au faîte des Lumières écossaises, cette renaissance du savoir et de l’ambition qui suivit l’union de l’Angleterre et de son pays en 1707. Né en 1723 à Kirkcaldy, sur la côte est de l’Écosse, Smith étudia la philosophie morale à Glasgow puis passa cinq années malheureuses au Balliol College d’Oxford. Quand il arriva à Édimbourg vers 1749, il avait environ 25 ans.

Édimbourg était communément surnommée l’« Athènes britannique » ; en vérité, elle ressemblait davantage à une Chicago du XVIIIe siècle. Souffrant à la fois d’une légère blessure d’amour-propre en raison de sa place de deuxième (après Londres) et d’une légère arrogance, elle revendiquait haut et fort d’être la ville où l’on pensait et enseignait avec moins de prétention et plus de bon sens qu’ailleurs. Après tout, comme celle de Chicago, la vie intellectuelle d’Édimbourg était organisée autour d’une université vraiment au cœur de la cité, mêlée à la vie commerciale et à la vie civique d’une métropole marchande, plutôt qu’isolée dans une ville de province avec des valeurs provinciales. La vie intellectuelle d’Édimbourg était liée aux conférences publiques que venait écouter un vaste auditoire profane. Pour Phillipson, La Richesse des nations est un livre né de la rue écossaise, « l’une des suprêmes réussites d’une intelligentsia remarquable, résolue à distiller une théorie de la sociabilité à partir d’une culture populaire de la civilité ».

À Édimbourg, Smith se lia aussitôt d’amitié avec David Hume, d’une douzaine d’années son aîné, dont à Balliol il avait lu en cachette, captivé, les essais de libre-penseur. « Les responsables du collège jugèrent opportun de visiter sa chambre et, y trouvant le Traité de la nature humaine de Hume, publié depuis peu, les révérends inquisiteurs se saisirent de l’ouvrage hérétique et réprimandèrent sévèrement le jeune philosophe », lit-on dans un témoignage ultérieur. S’il était loin d’être un personnage romantique, Hume avait un courage qui impressionnait Smith, tout en l’effrayant un peu. Cela n’avait pas échappé aux inquisiteurs de Balliol : Hume ne faisait guère mystère de son mépris de la religion organisée. (Un précédent biographe de Smith, James Buchan, observe que Smith et Hume ont tous deux perdu leur père quand ils étaient petits garçons : peut-être cette perte les rendit-elle singulièrement conscients de la nature spectrale de l’autorité.) Phillipson montre que certaines idées de Smith viennent de Hume. Même ses théories économiques y trouvent leur origine. La théorie des « flux » de la balance commerciale fut d’abord celle de Hume, de même que l’idée de l’empathie comme catalyseur du marché. En revanche, les mots de prédilection de Smith, « actif » et « productif », ne font pas partie du vocabulaire de son mentor. Smith aimait la vie. Ce qu’il retint de la démonstration par son aîné des limites de la raison, de l’absurdité de la superstition et de la primauté des passions, ce n’est pas une leçon d’indifférence stoïque, de sérénité humienne, mais quelque chose de plus proche de l’intensité épicurienne : puisque nous vivons dans le monde matériel, il faut en faire notre matériau.

Smith était un conférencier inspiré. Il lui arrivait de quitter le pupitre, d’abandonner ses notes et de s’adresser librement à ses étudiants. Mais le don qui en faisait un orateur fascinant – la faculté de se perdre si bien dans son sujet qu’il entraînait son auditeur dans ce dédale avec lui – lui valut aussi la réputation de professeur distrait, que l’on apercevait déambulant, remuant les lèvres, comme donnant une autre leçon. En compagnie, il était « l’homme le plus absent que j’aie jamais vu », dit un ami. Mais la notion de « professeur absent » prête à confusion ; il était bien dans le présent, mais un présent inscrit dans le futur, à une semaine de là, dans le prochain cours. Absorbé dans ses rêveries, Smith remuait les lèvres en marchant dans la rue, tout occupé qu’il était à ciseler l’argument qu’il avancerait la semaine suivante. Il ne rêvassait pas ; il écrivait à voix haute.

L’empathie est un travail

Dans ses essais, Hume exprimait des sentiments ambivalents à l’égard de l’empathie. À ses yeux, le soi est changeant, incertain. Et il reconnaît que l’empathie peut être à l’origine de ce que nous appelons aujourd’hui le conformisme : les hommes « ont le plus grand mal à suivre leurs propres raisons ou penchants, en s’opposant à ceux de leurs amis et de leurs compagnons de tous les jours ». Mais l’idée que les gens vivent en groupe et qu’un sentiment partagé de bien-être est essentiel au sens que l’individu a de lui-même est au cœur de ce qu’Adam Smith apprit de lui. « Né au sein d’une famille, écrit Hume, l’homme est obligé de rester en société, par nécessité, par inclination naturelle, par habitude. » Smith devait approfondir cette question du vivre ensemble. La police, la force jouent un rôle, mais le plus souvent on s’entend assez bien, même quand les policiers sont loin. « Quel que soit le degré d’égoïsme que l’on impute à l’homme, écrit Smith, il y a évidemment dans sa nature certains principes qui le font s’intéresser à la fortune des autres, et lui rendent leur bonheur nécessaire, bien qu’il n’en retire rien, si ce n’est le plaisir de le voir. »

Des pensées de Hume sur l’empathie aux réflexions de Smith sur l’argent, le saut décisif eut lieu dans les cours de philosophie morale que celui-ci donna dans les années 1750 avant d’en tirer sa Théorie des sentiments moraux, en 1759. Pour Smith, l’empathie sociale repose sur ce « principe d’autopersuasion qui domine tant dans la nature humaine ». Son idée clé est celle d’un observateur impartial qui vit en nous, et que nous inventons pour juger nos actes. La seule empathie, Smith l’indique clairement, ne suffit pas à nous rendre bons. Voyant notre frère ou notre meilleur ami subir le supplice de la torture, pouvons-nous vraiment compatir ? Non, sauf à pouvoir imaginer ce que nous éprouverions nous-mêmes. C’est notre esprit qui nous rend bon. L’empathie ou la compassion ne sont ni un réflexe ni une quête intérieure sereine, mais un travail. Le témoin de Smith est l’autre imaginaire que nous installons en nous pour observer notre conduite.

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C’est ce lien – entre le travail de devenir un être social et le travail que font les êtres sociaux – qui commença de dominer les méditations de Smith sur le marché. Pour lui, le marché, c’est de l’empathie inventive en mouvement. « L’homme ayant continuellement besoin de l’assistance des autres doit trouver certains moyens de se procurer leur aide », lit-on dans les notes de cours d’un de ses élèves. « Il n’y parvient pas seulement en flattant et en courtisant ; il ne l’espère point, sauf à pouvoir tourner la chose à votre avantage et à la faire paraître ainsi. L’amour seul n’y suffit pas, tant qu’il ne s’applique pas de quelque façon à votre amour-propre. Un marché y pourvoit on ne peut plus facilement ».

La phrase réellement explosive est la dernière. Un marché y pourvoit on ne peut plus facilement. Où trouver une communauté bienveillante, des gens qui travaillent dans une mystérieuse harmonie, chacun attentif aux désirs d’autrui et y répondant avec grâce et charme mutuel ? Oubliez les bergers d’Arcadie. Ignorez les poètes du Parnasse. Visitez un marché. Pour Smith, le marché n’est sans doute pas l’exemple le plus élégant de l’empathie humaine, mais il est le plus convaincant : tout le monde y est personnellement impliqué. Il ne peut fonctionner paisiblement qu’en raison de tous ces sentiments moraux, de ces juges intérieurs imaginaires. C’est ce qui empêche la foule de prendre d’assaut les Galeries Lafayette ou de piller Virgin et Gap. Le shopping qui, pour le moraliste religieux, conduit droit au péché, est pour Smith un raccourci qui conduit à la sympathie. L’argent est le moyen d’échange le plus sûr.

Au contact des salons français

En 1764, Smith se rendit en France, où il séjourna deux années entières, procurant une compagnie intellectuelle à un duc écossais. Sa réputation l’avait précédé. Et il fut comblé par l’accueil reçu, comme Hume l’avait été en son temps. Il devint un habitué des meilleurs salons. À Paris, il eut une série décisive de discussions avec divers physiocrates (3), les premiers penseurs à se désigner sous le nom d’« économistes ». S’il rejetait leur grande idée – que toute richesse vient en vérité de l’agriculture et que le manufacturier est un parasite du fermier –, il appréciait leur goût pour les grandes idées, et le fait qu’ils en eussent sur l’argent.

De retour en Grande-Bretagne, Smith voulut se retirer dans sa maison de Kirkcaldy pour écrire le magnum opus sur l’économie dont son séjour en France l’avait convaincu qu’il serait son ouvrage essentiel. Mais il finit par manquer de livres et de compagnie.

Il partit donc pour Londres, où on l’invita à rejoindre le Literary Club. Il lui fallut une décennie pour trouver un ton qui convînt à son sujet et en fît une lecture agréable. Pour illustrer sa thèse centrale sur la « division du travail » et éclairer le jeu du micro et du macro en économie, Smith commença son livre par l’un de ces morceaux de bravoure parodiant le style épique, dont l’époque avait le goût. Il prit l’exemple d’un travailleur pauvre d’Angleterre et réfléchit au nombre d’activités et d’ouvriers contribuant à le vêtir : « Le manteau de laine qui couvre le journalier, aussi rude et grossier qu’il puisse paraître, est le produit du travail réuni d’une grande multitude d’ouvriers. Le berger, le trieur de laine, le peigneur ou cardeur, le teinturier, le fileur, le tisserand, le fouleur, l’apprêteur doivent, avec bien d’autres, réunir leurs différents arts pour achever cette modeste production. […] Considérons seulement quelle diversité de travail il faut pour façonner cette machine très simple que sont les ciseaux avec lesquels le berger tond la laine. Le mineur, le constructeur du fourneau où le minerai est fondu, le bûcheron qui a abattu le bois, le brûleur du charbon de bois utilisé dans la fonderie, le briquetier, le poseur de briques, les ouvriers qui s’occupent du fourneau, le constructeur du moulin, le forgeron […]. Sans l’aide et la coopération de milliers et de milliers de gens, la plus humble personne dans un pays policé ne pourrait être pourvue, même suivant ce que l’on croit très faussement être une façon simple et aisée d’être couramment équipé. »

C’est le moment crucial où s’exprime la vision de Smith : tous ces gens qui travaillent ensemble, l’harmonie absolue entre des individus anonymes, que motive non pas la volonté de coopérer mais la poursuite de leur propre intérêt, sans nullement se soucier de mettre un manteau sur le dos de tel ou tel journalier – voilà ce qui fait l’habit.

La Richesse des nations développe trois grands arguments. L’un concerne la querelle ville-campagne et les rôles relatifs que jouent l’une et l’autre dans la création de richesse. La théorie des physiocrates, pour qui la richesse d’une nation vient de ses fermes, s’enracinait dans l’idée que seul le paysan fait vraiment quelque chose à partir de presque rien. Le travail était au fond le produit des céréales consommées par l’ouvrier. À nous qui vivons dans le long sillage de la révolution industrielle, l’argument peut paraître saugrenu, au point que l’on peine à croire que des intellectuels aient jamais pu l’avancer sérieusement. Pourtant, sa tonalité émotionnelle rappelle étrangement nos propres sentiments concernant la primauté de l’industrie sur les services. Même si les économistes nous disent que l’homme servant des cheeseburgers ou vendant des jeux vidéo aux derniers ouvriers de l’automobile fait un boulot tout aussi productif, nous n’avons pas le sentiment que ce soit vrai. Nous pensons qu’exporter une télévision plutôt qu’une émission de télévision est à l’évidence plus vertueux, et doit être en conséquence plus profitable ; on a beau nous dire que ce n’est pas le cas, nous n’y croyons jamais vraiment.

Smith fait un sort à la théorie de la primauté de la ferme dans la création de richesse en attirant l’attention sur une erreur de simple arithmétique. Sans doute pourrait-on dire du valet de pied qu’il coûte des gages sans rien produire, mais un gantier ou un épinglier mange ses céréales et fabrique ses gants ou ses épingles. Gants et épingles se vendent contre de l’argent, et cela ajoute à la richesse de la société. Si, en un semestre, vous mangez l’équivalent de dix livres de blé et fabriquez pour dix livres d’épingles, la valeur de « ce qui a été consommé et produit durant ces six mois est égale non pas à dix, mais à vingt livres ».

La croissance et la rupture, plutôt que l’équilibre et l’harmonie

Le deuxième argument de Smith est que la richesse d’une nation n’a rien à voir avec la quantité d’or et d’argent qu’elle a dans ses coffres. C’était une cause difficile à plaider puisque l’argument est – et, pour certains, demeure – contre-intuitif. La richesse est ce que l’on fait, observait Smith, non ce que l’on possède ; faites ce que les autres veulent, et vous pourrez acheter tout l’or et tout l’argent dont vous avez besoin. « L’or et l’argent […] sont des ustensiles, est-il besoin de le rappeler, au même titre que des meubles de cuisine. Accroissez leur utilisation, accroissez les biens de consommation à faire circuler, à manier et à préparer par leurs moyens, et vous accroîtrez infailliblement la quantité. » Si vous obtenez de quoi acheter de l’or, vous pourrez toujours vous en procurer auprès du pays qui en possède.

Une fois démolies ces deux idées fausses, Smith avance un argument simple : l’augmentation de la productivité est l’unique source de richesse d’une nation. Les gens s’enrichissent en faisant plus de choses qu’auparavant, et ils fabriquent presque toujours plus de choses parce que quelqu’un a inventé une nouvelle machine, une nouvelle méthode qui le leur permet. Ce sont les travailleurs qui créent la richesse ; la prospérité, c’est la productivité. Une nation doit toute sa richesse au travail de ses habitants et à la technologie qu’ils possèdent. Si vous produisez plus, vous gagnerez plus.

L’argument paraît si plausible qu’il est difficile aujourd’hui de saisir à quel point il était abstrait et complexe en 1776 (4). Smith dénonce une sorte de vieux préjugé philosophique qui voyait dans l’équilibre, la continuité et la stabilité les signes d’une république bien ordonnée, où la vie bonne était une vie libérée de l’inquiétude du changement. Si vous contemplez, à Sienne, la fresque d’Ambrogio Lorenzetti intitulée Les Effets du bon et du mauvais gouvernement, image de l’harmonie sociale parfaite à la Renaissance, vous ne voyez pas que le bon gouvernement fabrique de nouvelles sortes de faux pour que les paysans puissent récolter davantage de blé ; les paysans vaquent à leurs occupations comme ils l’ont toujours fait. Protester que la croissance et la rupture, plutôt que l’équilibre et l’harmonie, étaient les signes clés de la réussite était fort étrange (5). C’était aussi bousculer des siècles de méfiance chrétienne envers le luxe. À sa manière, l’argument était aussi profond que toute autre idée des Lumières.

Or cela conduit Smith à formuler sa notion la plus importante, une idée qui change le monde : une manière de dissocier l’intention des résultats et de voir de l’ordre là où il n’y a pas de plan. Dès ses premiers écrits, il est sous-entendu que la confiance sociale pousse les gens à la libre entreprise. Le passage le plus célèbre de La Richesse des nations paraît suggérer qu’une bande de salopards sans cœur, qui ne pensent qu’à eux-mêmes, peut rendre un pays prospère parce que, d’une manière ou d’une autre, les institutions inventent leurs propres convenances : « Chaque individu travaille forcément à rendre le revenu annuel de la société aussi grand que possible. Certes, il n’entre généralement pas dans son intention de faire avancer l’intérêt public, et il ne sait généralement pas non plus combien il le fait avancer. En préférant soutenir l’activité nationale plutôt que l’industrie étrangère, il ne vise que sa propre sécurité ; et, en dirigeant cette activité de façon que son produit puisse être de la plus grande valeur, il ne vise que son propre gain. Et il est en ce cas, comme en bien d’autres, conduit par une main invisible pour faire avancer une fin qui ne faisait point partie de son intention. Et ce n’est pas toujours pour le pire pour la société que cette intention fût absente. En poursuivant son propre intérêt il fait souvent avancer celui de la société plus efficacement que s’il y visait vraiment. »

Sans doute Smith ne dit-il pas que des saligauds égoïstes qui ne songent qu’à leurs intérêts rendent le monde meilleur, mais il dit qu’ils font une nation plus riche. Ils s’enrichissent mutuellement en essayant de s’enrichir eux-mêmes. Refusant d’abandonner Adam Smith au laisser-faire ultérieur, Emma Rothschild suggère que son usage de l’expression « main invisible » est en réalité ironique. Elle fait valoir que ses usages antérieurs [désignant la main de Dieu] procèdent du genre de théologie naturelle pour laquelle Smith éprouvait, comme nous le savons, de l’aversion. L’usage qu’il fait ici de cette notion (comme, auparavant, dans la Théorie des sentiments moraux) ne veut pas dire qu’il suffit à ses yeux de laisser faire pour que tout fonctionne naturellement mieux. Mais soutenir que la main invisible est une « plaisanterie légèrement ironique » n’est peut-être pas tout à fait exact. Il serait plus juste de dire que Smith est désabusé : il avance une formule ou une idée sérieusement tout en indiquant, visiblement contrit, qu’il en connaît les antécédents douteux. Mais il pense bien qu’il existe une sorte de force – la somme de multiples intentions conscientes et à dessein canalisées – qui pousse les gens à faire des choses autres que ce qu’ils cherchaient, et qu’en appeler à la cupidité a bel et bien des effets positifs.

Mais Emma Rothschild a certainement raison : on ne peut saisir l’idée de main invisible sans l’idée qui lui fait pendant, celle de témoin intérieur imaginaire. Ce sont tous ces juges moraux qui laissent agir la main invisible. Avant d’aller sur le marché, nous sommes persuadés que notre semblable est comme nous, qu’il va chercher à négocier, à multiplier les cajoleries pour parvenir à ses fins. Avec acharnement mais équitablement, comme nous. Et cette foi est première. L’instinct animal étroit ne pousse pas à commercer, échanger et investir, mais à accumuler, garder et piller. Le trait humain acquis, c’est le trait du marché, lequel repose sur la confiance, l’empathie. Pour voir ce qu’il advient en l’absence de confiance, il suffit de se pencher sur l’histoire récente du monde en développement ; s’il n’existe pas déjà un capital civique, un réseau de confiance, la « privatisation » ne produit que la kleptocratie.

Les nantis doivent payer

En revanche, Smith ne professe pas que le marché fixe toujours le meilleur prix. Il pense que les producteurs ont tendance à se liguer pour contrôler les prix et éliminer la concurrence et que, historiquement, le plus clair de leur activité – compagnonnage, corporations, droits de douane – n’a pas eu d’autre fin. Au désir de transactions honnêtes, qui fait exister les marchés, répond toujours celui de transactions malhonnêtes, qui les dénature. La sociabilité tourne vite à l’égoïsme si la petite société où vous vivez partage uniquement vos intérêts. Réellement abandonnée à elle-même, l’économie du laisser-faire devient une conjuration des producteurs contre les consommateurs, des vendeurs contre les acheteurs. « Dans n’importe quelle branche du commerce ou de l’industrie, l’intérêt des négociants ou des manufacturiers, assurait Smith, diffère toujours à quelques égards de celui du public, voire s’y oppose. L’intérêt des négociants est toujours d’élargir le marché et de restreindre la concurrence [ce qui] ne peut servir, en faisant monter les profits au-delà de ce qu’ils seraient naturellement, qu’à mettre les marchands en état de lever, à leur propre avantage, un impôt aberrant sur le reste de leurs concitoyens. Toute proposition d’une nouvelle loi ou d’un nouveau règlement de commerce qui provient de cet ordre devrait toujours être accueillie avec beaucoup de circonspection, et ne devrait jamais être adoptée qu’après avoir été longuement et soigneusement examinée, non seulement avec l’attention la plus scrupuleuse, mais avec la plus grande méfiance. »

Smith pense, d’une façon que peu d’économistes classiques semblent accepter, qu’il existe un prix « naturel » des produits – un prix qui inclut leur coût de fabrication et le profit des fabricants – et un prix « de marché », et que les deux ne sont pas toujours identiques. Le marché est exposé aux pressions des propriétaires et des négociants pour maintenir les prix à un niveau artificiellement élevé. Pour Smith, le problème n’est pas l’État, mais l’entente des producteurs contre les consommateurs : parce qu’ils sont unis et riches, les producteurs sont généralement en position d’amener le gouvernement à prendre leur parti. La fonction de l’État est alors d’empêcher les négociants de se liguer contre la clientèle : « La consommation est l’unique fin et l’unique but de toute production ; et on ne devrait s’occuper de l’intérêt du producteur que dans la mesure où il peut être nécessaire pour favoriser celui du consommateur. » Pour Smith, le marché tend au monopole ; il appartient au philosophe de définir le libre jeu de la concurrence et à l’État souverain de le rétablir (6).

Smith croyait profondément à la valeur des biens publics : il estimait que l’État a l’obligation de construire des routes et des ponts, d’organiser une armée et de faire toutes les autres choses nécessaires à un régime politique sain où le marché puisse fonctionner naturellement. Il serait bon, pensait-il, que ces choses puissent être payées directement par les usagers, via des taxes et des péages. Mais quand ce n’est ni pratique ni souhaitable, tout le monde doit les financer, et les nantis doivent payer davantage que les autres.

« Les riches doivent contribuer à la dépense publique, non seulement en proportion de leur revenu, écrit Smith, mais aussi un peu au-delà de cette proportion. » Il croyait à la liberté des marchés ; il pensait simplement que la surveillance du souverain était nécessaire pour assurer cette liberté. La question divise ses admirateurs de droite et ceux de gauche : les marchés sont-ils aujourd’hui foncièrement libres, les abus diagnostiqués par Smith ayant pour l’essentiel disparu, et les prix du marché généralement « naturels » ? Ou, au contraire, le processus qu’il a identifié, où l’on voit les marchands et les fabricants captiver les régulateurs et conspirer contre l’intérêt du plus grand nombre, n’aurait-il pas trouvé, au fil des siècles, de nouveaux moyens de se manifester ?

Sur un certain plan, La Richesse des nations représente une théorie de la façon dont fonctionne le commerce matériel ; sur un autre, une théorie des effets civilisateurs dudit commerce ; et sur un autre encore, un témoignage de la conviction que le monde matériel est le seul que nous ayons. De fait, le troisième grand événement de 1776, à placer aux côtés des deux autres, fut la mort de David Hume. Le prochain ouvrage important de Smith devait être son récit, sous la forme d’une lettre à un ami, des dernières paroles et des derniers actes du philosophe. Étant donné l’hostilité de Hume envers la religion, sa mort lente et effrayante était une épreuve de vérité pour les Lumières. Un incroyant déclaré pouvait-il affronter son anéantissement avec la sérénité qui avait fait son renom de son vivant ?

Smith, qui tint compagnie à Hume à Édimbourg, fut choisi par lui pour témoigner que sa sérénité resta, jusqu’à son dernier jour, aussi inébranlable que son incroyance. Le grand mécréant et son plus grand élève, qui avait mis à contribution le scepticisme extrême de son mentor sur l’autorité et sa sympathie pour la sociabilité pour bâtir les fondations intellectuelles du capitalisme de marché, firent un dernier bon dîner avec des amis peu avant la venue de la mort.

Smith vécut assez longtemps pour placer de grands espoirs dans la nouvelle ère. Pour lui, il était normal que les êtres humains veuillent vivre dans une société prospère, mais il était aussi normal pour eux de vivre dans une société globalement juste. Leur soif de progrès personnel était à bien des égards mystérieuse mais, au fond, elle était intrinsèquement sociale, enracinée dans l’amour de l’acquisition, mais aussi dans le goût de marchander, négocier, agir les uns sur les autres : tout ce travail qui consiste à bâtir des mondes à partir des désirs. Ce qui poussait les hommes à créer des marchés, c’était, en fin de compte, leur amour du plaisir et du bonheur. Et qui, se demandait Smith, pourrait vivre heureusement dans une société où une poignée d’hommes ont confisqué toute la richesse ? Il croyait non pas que les marchés libèrent les hommes, mais que les hommes libres se tournent vers les marchés. La différence est mince, mais décisive : c’est, pour l’essentiel, ce que nous entendons par humanisme.

Cet article est paru dans le New Yorker le 18 octobre 2010. Il a été traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat.

Notes

1| Economic Sentiments. Adam Smith, Condorcet, and the Enlightenment, Harvard University Press, 2001.

2| Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations est disponible chez Economica (2000), la Théorie des sentiments moraux aux PUF (2011).

3| Le chef de file des physiocrates était François Quesnay, dont le Tableau économique parut en 1758.

4| Le mot « productivité » n’est pas chez Smith. Il n’entrera en usage chez les économistes qu’un siècle plus tard.

5| L’économiste Joseph Schumpeter a radicalisé ce point de vue en soutenant que le capitalisme fonde son dynamisme sur la « destruction créatrice » (Capitalisme, Socialisme et Démocratie, 1942).

6| Dans une note au New Yorker, Lee Preston, ancien professeur dans une business school américaine, fait observer que Smith exhortait explicitement l’État à protéger les individus contre les banquiers sans scrupule.

LE LIVRE
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Adam Smith. An Enlightened Life de Nicholas Phillipson, Yale University Press, 2010

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