Ascèse coréenne

À son retour de l’Himalaya, épuisé, le grand poète coréen Ko Un était devenu incapable d’écrire. Il a tiré de cette expérience un recueil, véritable ode au dépouillement.

La Corée du Sud aime la poésie. « Les anthologies de vers s’y vendent autant que les romans d’espionnage aux États-Unis », notait, en 1987, Nicholas Kristof dans un article du New York Times. Le pays était alors le théâtre de manifestations pour la démocratie, durement réprimées par le régime militaire du général Chun Doo-hwan. Dans ce contexte de violence, aussi étrange que cela puisse paraître, la poésie eut son mot à dire : « On a l’impression que les poèmes ont été plus efficaces que les briques lancées par les manifestants. Ces derniers ont peut-être perdu la bataille pour le contrôle des rues, mais les poètes ont, eux, remporté la bataille pour l’âme de la Corée, pour la légitimité intellectuelle, pour le cœur des classes moyennes », analysait Kristof.

Ko Un fut de ces poètes qui contribuèrent au succès du mouvement. Incarcéré à plusieurs reprises au cours des années 1970 et 1980, il fut même condamné à vingt ans de prison mais bénéficia d’une grâce collective. L’œuvre de cet homme, né en 1933 dans une Corée où l’apprentissage de la langue nationale était interdit par l’occupant japonais, est immense. « Il est sans aucun doute l’auteur le plus prolifique du pays. Même lui ne sait pas exactement combien de livres il a publié. Je dirais autour de 140 – des recueils de poèmes, mais aussi des nouvelles, des romans, des essais, des pièces de théâtre et des traductions du chinois classique », affirme dans The Asia-Pacific Journal le frère Anthony, de la communauté de Taizé, qui vit et enseigne en Corée depuis plusieurs décennies.

Période d’épuisement

Chuchotements, traduit en français chez Belin, s’inscrit en porte-à-faux par rapport à cette fécondité exceptionnelle. Ko Un l’a rédigé en 1997, au retour d’un voyage éprouvant dans l’Himalaya. Lui qui fut pendant près de dix ans moine bouddhiste avait été invité par une chaîne de télévision coréenne à visiter le Tibet. « J’ai grimpé sans la moindre préparation à 6 500 mètres d’altitude et j’ai abîmé ma santé dans l’air raréfié », raconte-t-il dans la préface de l’ouvrage. S’ensuit une période d’épuisement au cours de laquelle il ne peut presque plus écrire. Chuchotements est né de cette stérilité. « Le voyage sur le toit du monde s’est révélé un retour aux sources et une ascèse qui ont purifié son inspiration. […] Comme dans l’image du poète amaigri de la tradition chinoise ou la figure ascétique du Bouddha émacié au moment d’atteindre l’Éveil, Ko Un se reconnaît dans la figure des grues qui se vident de leur intérieur pour s’envoler tout là-haut, libérées de tout attachement et pesanteur terrestres », notent les traducteurs No Mi-Sug et Alain Génetiot dans leur avant-propos, en référence au poème « Les grues de l’Himalaya ». Cette énergie qui, au bout de l’extinction, surgit malgré tout est aussi magnifiquement exprimée dans le poème « La route de la soie » :

Nulle force 

Ne peut empêcher que

Lentement 

Ou soudainement

Le monde disparaisse

Nul amour

Ne peut empêcher que

Les hommes disparaissent

Il reste un tourbillon

Ô ma dernière incantation !

LE LIVRE
LE LIVRE

Chuchotements de Ascèse coréenne, Belin

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