Inattendu
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Avant d’être smart, le téléphone était féérique


Nous nous sommes habitués à ce que nos téléphones soient « smart ». Mais, il y a un siècle à peine, le simple fait de pouvoir transmettre les sons à distance était une source d’émerveillement. Le téléphone de Graham Bell a été breveté en 1876, un 7 mars, et cinquante ans plus tard, toujours un 7 mars, la première conversation transatlantique se tenait. Entre ces deux dates, l’astronome Charles Nordmann ne tarit pas d’éloges, dans Les merveilles de la téléphonie sans fil, sur les « progrès féériques » apportés par la nouvelle technologie. Hélas, il ne sera pas possible, calcule-t-il dans ce texte de 1921, d’effectuer simultanément dans tout le pays plus de sept conversations longue distance.

 

C’est une habitude assez répandue dans les salons et même dans les cabarets de se demander, à propos de tous les problèmes petits et grands qui nous assaillent : « Qu’aurait fait Napoléon dans ce cas ? » A cette question chacun répond selon la pente de ses préférences, mais tous sont d’accord pour penser que Napoléon eût résolu la plupart des questions dont nous sommes harcelés avec plus d’esprit peut-être, et plus de vigueur à coup sûr, que n’en montrent les maîtres de nos destinées. Il n’eût eu, sur la plupart des points, ni leurs étonnements, ni leurs illusions, ni leur incapacité de prévoir.

Il est pourtant un domaine où le « Corse aux cheveux plats » se trouverait tout bouleversé de surprise s’il revenait aujourd’hui parmi nous : c’est celui de la science et surtout celui de ses applications ; car pour la première, il ne la prisait qu’en fonction de son utilité, et, au surplus, en tant qu’outil de pur savoir, il l’eût volontiers rangée parmi ces idéologies qu’il prétendait mépriser parce qu’il les redoutait secrètement.

Si donc le vainqueur d’Austerlitz revenait parmi nous, il serait assurément étonné de nous voir faire tant de sacrifices polis au maintien de notre éternelle amitié avec les Anglais ; il le serait plus encore — supposé que Joséphine ait pris part à ce voyage de retour et de résurrection — s’il entendait l’impératrice lui parler à mille lieues de distance.

Qu’une telle conversation fût possible par le moyen d’un câble de métal posé entre leurs deux résidences, cela déjà eût étonné le conquérant, et c’est ce que réalise notre téléphonie ordinaire. Mais son étonnement n’eût point connu de limites si la voix chère l’eût accompagné où qu’il se portât et sans qu’aucun câble, sans qu’aucun objet matériel fût interposé. Tel est pourtant le miracle que réalise aujourd’hui la téléphonie sans fil. Et ce qu’il y a de plus étonnant dans ce miracle, c’est qu’il n’est pas considéré comme étonnant par la plupart de nos contemporains, c’est que ceux-ci, lamentables victimes de

L’ennui, fruit de la morne incuriosité,

n’ont la cervelle tendue que vers les énigmes psychologiques de la Cour d’assises, et ne soupçonnent même pas les merveilles étranges que la Science multiplie autour d’eux.

Tout récemment, dans un grand hôtel de Paris, quelques centaines d’ingénieurs électriciens étaient réunis en un banquet. C’était à l’occasion du centenaire d’Ampère, de ce grand Français qui a rapporté à son pays beaucoup de gloire sans aucun ennemi, et en l’honneur de qui, pourtant, nulle salve ne fut tirée.

A l’issue du dîner et après que l’éloquence officielle eut mêlé sa fadeur lénitive aux vapeurs pétillantes du champagne, un grand silence se fit soudain, et tous les regards des banqueteurs convergèrent en un faisceau unique sur un petit pavillon métallique qui, placé dans le haut de la salle, dirigeait vers les convives l’hiatus sombre et jusque-là muet de son embouchure.

Et soudain du petit trou noir et cerclé de métal une voix de femme très belle s’échappa, comme une fée invisible et sonore et qui chantait un air charmant du Barbier de Séville. C’était Mlle B… de l’Opéra-Comique qui, à une quarantaine de kilomètres de là, chantait son grand air et dont la téléphonie sans fil apportait la voix vigoureuse et tendre aux centaines de convives attablés là.

Et pourtant nul câble n’avait été tendu entre la station où chantait l’artiste au beau milieu de la Seine-et-Marne et la salle du banquet. On eût aussi bien entendu sa voix en n’importe quel endroit de Paris, sous la seule condition d’y avoir les petits appareils récepteurs qu’on avait postés à côté de la salle du banquet, et que je décrirai tout à l’heure.

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De telles expériences sont aujourd’hui courantes. Elles marquent aux yeux du public ce que les techniciens savaient depuis longtemps déjà : que la téléphonie sans fil, sortant de la chrysalide étroite du laboratoire et prenant son essor toutes ailes déployées, est vraiment entrée dans la pratique, dans le domaine public, dans l’application, qu’elle a en un mot maintenant droit de cité.

Il y a quelques jours les passagers du Paris revenant de la Conférence de Washington causaient déjà avec la France alors que le navire était encore à des centaines de kilomètres de la côte, et plus que toute autre cette expérience a appris aux Français l’existence réelle de cette merveille : la téléphonie sans fil. C’est peut-être après tout parce que le Paris portait dans ses flancs un des plus habiles et des plus éloquents porte-voix qui soit en notre pays de verbe sonore. Car les choses sont ainsi faites chez nous, que les acteurs nous intéressent plus que la pièce et que tel chef-d’œuvre n’a eu l’aumône d’un regard qu’à cause de la cravate de l’interprète.

En fait, le poste de la Tour Eiffel a déjà commencé depuis quelque temps à faire pour le compte de l’Administration des P. T. T. des émissions téléphoniques sans fil. Bien que l’appareil employé ne soit encore que d’assez faible puissance (1 kilowatt environ), le paquebot Paris a pu entendre les émissions jusqu’à 1 500 kilomètres grâce à un récepteur perfectionné.

Avant d’expliquer comment on obtient ces résultats merveilleux qui seront bientôt dépassés, quelques mots marquant les étapes antérieures de la découverte doivent trouver leur place ici.

Il semble que les premiers essais de téléphonie sans fil aient été faits il y a de longues années déjà par le Danois Poulsen au moyen d’un arc de son système. Poulsen est cet inventeur ingénieux dont on a pu admirer, à l’Exposition universelle de 1900, le « Télégraphone », ce singulier appareil à la fois enregistreur et émetteur de son et qui, lorsqu’on parlait devant lui, enregistrait la voix sur une lame de métal aimantée en mouvement qui, déroulée à nouveau plus tard, restituait fidèlement les paroles gardées par elle électriquement et sans l’empreinte purement mécanique des phonographes ordinaires.

Poulsen a eu d’autre part l’idée de faire de la T. S. F. au moyen des ondes qu’émet dans des conditions déterminées un arc électrique parcouru par un courant. Les ondes hertziennes ainsi obtenues ont une grande fixité, une continuité excellente, en quoi elles sont supérieures aux ondes saccadées et rapidement amorties qu’émet l’étincelle électrique ordinaire. L’arc de Poulsen a marqué une étape importante dans les progrès de la télégraphie sans fil, et c’est avec cet appareil que Poulsen fit les premiers essais couronnés de succès de téléphonie sans fil.

Ces essais, malgré leur succès, ont d’ailleurs manifesté de grandes difficultés de mise en œuvre, provenant surtout de ce que les ondes électriques fournies par l’arc sont très stables et qu’il est difficile de les modifier en leur superposant les modulations de la voix, de même qu’il est — si j’ose employer cette image — difficile de modifier avec une rame le remous produit par un gros remorqueur. Pour y arriver, il faudrait employer dans les microphones destinés à transmettre la voix de forts courants électriques dont l’intensité se concilie mal avec la délicatesse de ces appareils sonores. D’où la nécessité d’employer alors des microphones spéciaux à grande intensité, qui sont inférieurs comme fidélité et sensibilité aux bons appareils des téléphones ordinaires.

Peu après les essais de Poulsen, son compatriote Fessenden a fait des essais analogues de téléphonie sans fil — de radiotéléphonie, pour employer le néologisme qui s’impose à l’usage avant de s’imposer à MM. de l’Académie. Mais tandis que Poulsen utilisait les ondes électriques produites par son arc, Fessenden utilisait celles produites par un alternateur à haute fréquence, c’est-à-dire par une dynamo à courant alternatif et dont le courant change de sens un très grand nombre de fois chaque seconde.

Dès 1908, la marine américaine installa sur tous ses navires de guerre des postes de téléphonie sans fil munis d’arcs Poulsen, qu’elle avait fait construire par l’électricien Deforest, celui-là même qui inventa la petite lampe merveilleuse dont nous allons parler tout à l’heure.

A la même époque, les lieutenants de vaisseau Colin et Jeance firent également avec succès des expériences de téléphonie sans fil au moyen d’arcs de haute fréquence ne comportant pas de champ magnétique. Ils ont obtenu des portées de 200 kilomètres.

En 1912, M. Vanni réussit à téléphoner de Rome à Tripoli sur une distance voisine de 1 000 kilomètres au moyen d’un arc spécial et d’un microphone à liquide imaginé par lui.

Dans tous ces procédés anciens, comme dans les plus récents, les ondes entretenues engendrées dans l’antenne étaient modulées suivant les vibrations de la parole au moyen de microphones. Avant d’aller plus loin il convient d’expliquer un peu ce que ceci veut dire, car là est le principe même de la téléphonie sans fil.

Dans le téléphone ordinaire — celui qui à Paris cause tant d’énervement à ceux qui courageusement tentent de s’en servir —, on parle devant un microphone, une lame vibrante, dont les vibrations font varier l’intensité du courant électrique dans un fil relié au microphone récepteur. Celui-ci, à son tour, sous l’influence des variations de ce courant électrique, subit des vibrations qui reproduisent exactement celles du microphone émetteur.

En un mot, dans le téléphone ordinaire, ce qu’on entend, c’est l’effet des variations d’intensité d’un courant électrique, variations modulées selon la voix humaine. Un courant électrique constant, un courant électrique qui ne varie pas, ne produit aucun son au téléphone, car la membrane vibrante occupe une position fixe sous l’action d’un courant fixe ; elle est alors immobile, c’est-à-dire muette. Elle n’émet des sons que lorsqu’elle vibre, c’est-à-dire lorsqu’elle avance ou recule rapidement, c’est-à-dire lorsque sur elle agit un courant plus ou moins grand, un courant variable. Si j’ose employer cette analogie, il en est des vibrations sonores du microphone téléphonique comme des vibrations et des oscillations des objets suspendus dans un véhicule, dans un train, un bateau.

Si le train (abstraction faite des irrégularités de la voie) a une vitesse parfaitement uniforme, si le courant qui entraîne le bateau a une force constante, les passagers et les objets suspendus aux parois, resteront immobiles ; si le train a des changements de vitesse fréquents et constants, si le courant qui porte le bateau subit des variations rapides, ces passagers et ces objets seront projetés tantôt en avant, tantôt en arrière. Pareillement, ce sont les variations seules du courant téléphonique qui produisent un son.

Ce qui est vrai en téléphonie ordinaire l’est pareillement en téléphonie sans fil.

Imaginez donc une antenne radiotélégraphique émettant continuellement dans l’espace des ondes électriques d’amplitude bien constante. Si on branche un téléphone sur l’antenne réceptrice on n’entendra absolument rien. Il importe donc, pour transmettre la voix, de brancher sur l’antenne émettrice un microphone devant lequel on parle et il faut que ce microphone modifie l’intensité des oscillations électriques de l’antenne d’émission de telle sorte que ces variations suivent exactement les vibrations de la parole. On obtient alors, au poste récepteur, un courant moyen d’ondes électriques (si j’ose m’exprimer ainsi) dont l’intensité varie suivant les mêmes lois que l’amplitude des vibrations sonores. Un téléphone branché sur l’antenne de ce poste récepteur reproduit donc les sons émis devant le transmetteur.

En un mot, les ondes constantes et continues de la télégraphie sans fil jouent en téléphonies sans fil le même rôle que le câble dans la téléphonie ordinaire : elles servent de support aux modulations, aux variations des vibrations sonores. Cela est d’autant plus facile que les ondes sonores vibrent quelques centaines de fois, quelques milliers de fois au plus par seconde, tandis que les ondes couramment employées en T. S. F. vibrent des dizaines de fois plus vile, c’est-à-dire sont des dizaines de fois plus courtes. Celles-ci peuvent donc se modeler sur celles-là avec exactitude et fidélité, de même que les lamelles étroites de la chenille d’un tank se modèlent exactement sur les principaux accidents du terrain et les épousent avec d’autant plus de précision qu’elles sont plus étroites par rapport à ceux-ci.

Dans les premiers essais de Poulsen et de ses successeurs immédiats, les ondes entretenues, engendrées dans l’antenne par l’arc étaient modulées suivant les vibrations de la parole au moyen de microphones associés à l’antenne. Mais pour obtenir des portées assez grandes, l’intensité des oscillations traversant les microphones devait, nous l’avons dit, être considérable et il n’a pas été possible de réaliser pratiquement des appareils suffisamment robustes.

C’est pour cette raison, et aussi parce que les récepteurs radio-télégraphiques ou radiotéléphoniques n’étaient pas suffisamment sensibles que la téléphonie sans fil par arc n’a pas pu recevoir d’applications vraiment pratiques à cette époque.

Le problème a changé de face, l’émission et la réception des ondes ont fait ensemble et soudain des pas de géants à dater du jour où l’Américain Deforest inventa cette lampe à trois électrodes, mille fois plus merveilleuse que celle d’Aladin, qui a révolutionné toute la radioélectricité.

J’ai déjà eu l’occasion de parler autrefois de ce merveilleux instrument ; mais il importe aujourd’hui d’examiner un peu plus explicitement son fonctionnement, car il est à la base de tous les progrès récents et futurs de la téléphonie sans fil.

Il a des noms variés et étranges : lampe à trois électrodes audion, kenotron, pliotron, dynatron, lampe à grille, valve à trois électrodes, relai électronique. Ce dernier nom, comme nous verrons, est explicite et clair.

Cette lampe étonnante, cet outil de merveilleux savoir et de merveilleux pouvoir utilise un phénomène dont l’observation fut faite pour la première fois par Edison en 1883 et qui était resté longtemps un fait isolé sans explication.

A l’intérieur de l’ampoule d’une lampe électrique à incandescence, Edison avait disposé une petite plaque métallique. Un fil de cuivre soudé dans l’épaisseur de l’ampoule réunissait par l’extérieur une des extrémités du filament de la lampe à cette petite plaque. Un galvanomètre intercalé sur ce circuit indiquait éventuellement l’intensité du courant dans celui-ci. La lampe était rendue incandescente au moyen d’un courant électrique continu.

Or, on observait qu’un courant assez intense traversait le galvanomètre et le fil, lorsque celui-ci réunissait la plaque à celle des extrémités du filament par où le courant entrait dans l’ampoule. On sait maintenant que ce phénomène est dû à ce que, aux températures élevées, le filament de la lampe émet un bombardement continuel des petits corpuscules chargés d’électricité négative, des électrons qui circulent librement à l’intérieur des métaux sans pouvoir en sortir aux températures ordinaires.

Voici maintenant comment, en utilisant ce phénomène, Deforest et ses émules ont fait de la lampe à trois électrodes l’instrument sans pareil de tous les progrès récents des communications sans fil.

Supposons qu’on ait réuni par un circuit électrique extérieur, sur lequel est intercalée une pile, le filament d’une lampe à incandescence et une petite plaque, soudée dans l’ampoule. La lampe étant éteinte, aucun courant ne passe, mais sitôt qu’on l’allume, il n’en est plus de même, à cause des millions d’électrons qui circulent en produisant un courant du filament à la plaque à travers le vide de l’ampoule. Supposons qu’entre le filament et la plaque on ait par surcroît interposé dans l’ampoule un petit grillage métallique. On aura ainsi réalisé entièrement la lampe à trois électrodes. Si on réunit alors extérieurement le petit grillage métallique interposé à l’antenne d’un poste de réception de T.S. F., il arrivera ceci :

Les ondes électriques reçues par l’antenne et par le petit grillage qui lui est réuni sont en somme des courants alternatifs très rapides, c’est-à-dire alternativement positifs et négatifs. Aux instants où ces courants sont négatifs, c’est-à-dire où le grillage est négativement chargé, ce grillage repoussera les électrons négativement chargés qui tendent à le traverser pour établir le courant entre le filament et la plaque. Il arrêtera le courant. Au contraire, il le favorisera lorsqu’il sera positivement chargé. Or ces électrons ont une vitesse de l’ordre de 10 000 kilomètres par seconde. En supposant la distance du filament à la plaque égale à 1 centimètre, il faut donc à ces électrons moins d’un milliardième de seconde pour franchir cette distance.

Les ondes entretenues employées en T. S. F. ont une fréquence généralement inférieure à un million par seconde. Par conséquent, le petit grillage de la lampe est alternativement chargé d’électricité positive et de négative, moins de un million de fois par seconde. Donc le courant qui, grâce aux électrons, passe dans le circuit filament-pile-plaque, peut suivre facilement toutes les fluctuations du courant de T. S. F. du petit grillage intermédiaire. En branchant sur ce circuit une source d’énergie électrique, il permet d’amplifier autant qu’on veut, tout en les suivant fidèlement, les fluctuations électriques de l’antenne.

Autrement dit, la lampe à trois électrodes est une sorte de relai amplificateur et instantané permettant de multiplier autant qu’on veut l’énergie des ondes radiotélégraphiques à la réception. Il permet de les multiplier de même à l’émission, car il est clair que le dispositif qui vient d’être décrit pourra tout aussi bien servir de relai amplificateur pour transmettre à une antenne émettrice des courants faibles qui le traversent, par exemple des courants microphoniques.

Les relais connus auparavant, tels que le relai des appareils télégraphiques ordinaires, — que chacun peut voir dans les bureaux de poste — n’auraient rien pu faire de pareil à cause de leur inertie, de leur lenteur qui les condamne à l’immobilité en présence des alternances extrêmement rapides des ondes hertziennes. Car avant que ces relais-là aient eu le temps de bouger, les ondes auraient eu le temps de changer maintes fois de sens.

On comprend maintenant pourquoi la lampe à trois électrodes, le relai électronique, a multiplié les portées en radiotélégraphie et radiotéléphonie. Les courants les plus faibles et leurs fluctuations peuvent être grâce à lui multipliés autant de fois qu’on veut et transmis fidèlement tant à l’émission qu’à la réception.

Supposons en effet qu’un relai électronique, mis en circuit sur une source d’énergie convenable, multiplie par dix l’intensité des courants qu’il reçoit. Si on reçoit cette intensité déjà décuplée dans un second relai électronique identique au premier, elle se trouvera de nouveau décuplée, c’est-à-dire centuplée par rapport à sa valeur initiale. C’est ainsi que, dans l’expérience de téléphonie sans fil que j’ai décrite ci-dessus, les ondes modulées sur la voix de Mlle B… étaient reçues dans la salle du banquet par une antenne mise en circuit sur une demi-douzaine de lampes à trois électrodes placées en série, de manière que l’intensité à l’arrivée se trouvât multipliée par 1 million, et qu’une salle entière pût entendre la voix de la cantatrice chantant à quelque 50 kilomètres de là. La lampe à trois électrodes, au perfectionnement de laquelle les techniciens français ont eu grande part durant la guerre sous l’éminente direction du général Ferrié, est ainsi devenue l’organe essentiel des progrès récents à la fois de la radiotélégraphie et de la radiotéléphonie.

Grâce à elle, les courants microphoniques les plus légers peuvent être maintenant multipliés tant à l’émission qu’à la réception ; les modulations de la voix sont fidèlement superposées aux ondes entretenues de la T. S. F. et on a réalisé les progrès dont nous avons esquissé quelques-uns.

Quelles sont dès maintenant les applications effectives de la téléphonie sans fil ?

Une des plus remarquables est la communication des avions entre eux et avec la terre. Cette application — il sied de le rappeler — a été réalisée pour la première fois par un Français, M. Gutton, aujourd’hui professeur à l’Université de Nancy, et qui l’expérimenta sur un avion monté par lui-même en 1916 pendant la bataille de Verdun. Un certain nombre d’appareils semblables furent mis en service, mais leur usage ne se développa guère alors à cause de leur poids, de leur portée assez faible (pourtant on obtint dès lors plus de 10 km de portée entre deux avions) et surtout du brouillage par les émissions de T. S. F. à étincelles. A terre aussi, les applications furent très limitées. Il faut pourtant citer un poste de téléphonie sans fil assez puissant qui avait été installé au Bourget pour donner aux avions de la défense de Paris ordres et renseignements pendant leurs patrouilles de nuit. Les émissions de ce poste étaient perçues par les avions jusqu’à 100 kilomètres de Paris.

Depuis la fin de la guerre, l’aviation commerciale s’est mise à utiliser ces dispositifs. Sur la plupart des lignes de navigation aérienne ils sont couramment employés.

Par exemple, cette année un avion Goliath muni d’un petit poste radiotéléphonique de 50 watts, assurant le service aérien entre Londres et Paris, a pu pendant ses voyages rester en communication permanente avec le Bourget, assurant ainsi des portées de plus de 200 kilomètres, tout en échangeant des conversations avec d’autres avions en cours de route. Ce même avion accomplissant le voyage Lausanne-Paris a été entendu de Lausanne jusque vers Dijon.

La communication des navires entre eux et avec la côte est aussi une belle application de la téléphonie sans fil. Nous en avons ci-dessus donné un exemple récent. Il faut espérer que le nombre des navires utilisant ces dispositifs augmentera, bien que certaines Compagnies hésitent devant les frais d’installation assez élevés. En tout cas, les progrès de la technique permettent à l’heure présente de téléphoner sans fil jusqu’à des portées de 2 000 kilomètres, qui pourront bientôt être dépassées.

Une autre application fort utile est celle que l’on a faite depuis peu pour communiquer d’une centrale électrique à ses sous-stations. Les communications de cet ordre par téléphonie ordinaire sont rendues très précaires par le courant électrique de force transmis d’une station à l’autre, et qui produit dans les réseaux téléphoniques parallèles des courants d’induction perturbateurs. La téléphonie sans fil n’a pas cet inconvénient ; l’expérience l’a prouvé, notamment au cours des essais faits récemment entre diverses stations électriques du réseau du Nord.

Il est, en outre, un emploi de la radiotéléphonie qui pourra, quand on voudra, rendre de grands services : il consiste à réunir les postes de téléphonie ordinaire avec les stations émettrices et réceptrices de télégraphie sans fil. Ainsi un abonné au téléphone de Paris pourra très bien demander à sa demoiselle la communication avec un abonné de Londres, qu’on pourra lui donner par l’intermédiaire des postes côtiers radiotélégraphiques. Cela déchargera d’autant les câbles téléphoniques.

Enfin, l’administration des postes et télégraphes étudie en ce moment l’envoi quotidien, à certaines heures fixées d’avance, par le poste de la Tour Eiffel, de nouvelles politiques, financières ou autres, particulièrement importantes, qui seront envoyées par téléphonie sans fil et que tous les particuliers, les banques, les journaux, etc. munis d’appareils récepteurs, pourront recevoir comme ils reçoivent maintenant les signaux horaires et autres de la T. S. F.

L’avantage de la téléphonie sans fil est ici qu’il n’y aura pas besoin comme en T. S. F. de connaître les signaux Morse pour comprendre les nouvelles envoyées par la Tour Eiffel. Dans quelques semaines on espère que ces envois pourront commencer ; ils seront ensuite étendus à nos autres grandes stations radiotélégraphiques, et il est probable que l’on « parlera » aussi de la sorte les nouvelles météorologiques, ce qui pourra contribuer aux progrès de la météorologie agricole, si les agriculteurs se munissent d’appareils récepteurs.

Telles sont quelques-unes des perspectives qui s’ouvrent dès aujourd’hui à la téléphonie sans fil. Elles sont belles… et pourtant… Pourtant il faut bien avouer que cette splendide application de la science semble devoir être jusqu’à un certain point limitée dans son essor.

Nous venons d’expliquer que son principal avantage sur la T. S. F. est d’éviter la nécessité de connaître le Morse. Mais, au point de vue militaire, cet avantage est un inconvénient, car on ne conçoit guère une cryptotéléphonie commode, tandis que la cryptotélégraphie est déjà réalisée.

Au surplus, la portée d’un poste de téléphonie sans fil est définie par la portée où toutes les syllabes sont compréhensibles à la réception. Or les différentes syllabes, quand elles sont prononcées devant le microphone émetteur produisent sur lui des effets différents. Celles qui contiennent des aou des o sont beaucoup plus actives que celles qui contiennent des i. Celles-ci produisent, dans l’amplitude des ondes électriques émises par le poste, des variations moins considérables. Par conséquent, la portée utile est celle des syllabes les moins actives, et en fait, elle est très inférieure à celle que l’on obtiendrait dans les mêmes conditions, avec le même poste utilisé en télégraphie sans fil.

Mais ce n’est pas tout. Les ondes sonores et les harmoniques qui composent la voix humaine ont une fréquence qui varie de 200 à 2 000 environ, c’est-à-dire qu’elles correspondent à un nombre de vibrations acoustiques variant de 200 à 2 000 par seconde. Appelons alors F la fréquence de l’onde hertzienne émise et qui est modulée par la voix humaine. On voit facilement que cette modulation équivaut à étaler cette onde hertzienne unique suivant une série de longueurs d’ondes diverses comprises entre les fréquences F + 2 000 et F— 2 000.

La largeur de ce que les radiotélégraphistes appellent la « bande de brouillage » est donc de 4 000 périodes. Cela veut dire que toute émission radiotéléphonique dont la fréquence diffère, d’une émission donnée, de moins de 4 000 périodes, brouillera celle-ci et sera confondue avec elle à la réception.

Au contraire, en radiotélégraphie, les longueurs d’ondes employées sont bien délimitées, la bande de brouillage ne dépasse pas quelques dizaines de périodes, c’est-à-dire que des messages de T. S. F. envoyés par le moyen d’ondes très peu différentes ne se brouillent pas. Par exemple, en T. S. F. un message émis par ondes de 30 000 périodes par seconde, peut être écouté sans qu’on soupçonne un message envoyé en même temps par ondes de 30 300 périodes. Au contraire, en radiotéléphonie, il faudrait que le second message fût fait par ondes d’au moins 32 000 périodes pour qu’il n’y ait pas brouillage.

Il s’ensuit qu’avec les ondes hertziennes actuellement réalisables, on ne peut émettre simultanément, sans risque de brouillage, qu’un nombre très limité de communications, ce qui n’a pas lieu en T. S. F.

Par exempte, étant donné les très grandes longueurs d’ondes (c’est-à-dire les très faibles fréquences) nécessaires pour les communications transocéaniques et étant donné que les plus grandes ondes réalisées n’atteignent pas 30 000 mètres de longueur, on peut calculer facilement que le nombre maximum des communications radiotéléphoniques pouvant exister simultanément en France pour communiquer à de grandes distances ne dépasserait pas sept.

Pour les communications à faible distance, c’est-à-dire pour les ondes plus courtes et à grande fréquence, cet inconvénient est un peu moindre, mais il n’en est pas moins réel et il y a là une sérieuse pierre d’achoppement pour la généralisation de la téléphonie sans fil entre particuliers.

Il faut peut-être chercher là l’ostracisme jusqu’ici manifesté par notre administration vis à vis des demandes d’autorisations radiotéléphoniques.

Il y aura là, en tout cas — en attendant des progrès techniques écartant ces difficultés —, lieu à une réglementation non seulement nationale, mais internationale. Une conférence qui doit se réunir à Paris l’an prochain y pourvoira et déjà son travail a été préparé par le Comité technique interallié que préside, avec autorité, ce savant fécond, cet utile soldat qu’est le général Ferrié, par qui la radiotélégraphie française est aujourd’hui au premier rang.

Quant à nous, dédaignant un instant ces difficultés pratiques passagères, nous ne voulons qu’admirer le progrès féérique par quoi, lorsque des centaines de lieues vous séparent d’un être cher, on peut soudain entendre à nouveau, par-delà l’espace vide, les voix aimées qui se sont tues.

LE LIVRE
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Les merveilles de la téléphonie sans fil de Charles Nordmann, La Revue des Deux Mondes, 1921

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