Avant la barbarie

« Le Coran n’invite pas à la barbarie. Si beaucoup de musulmans se conduisent en barbares, c’est parce que nous, nous, les barbares sophistiqués,  les avons conduits à la barbarie ». Ce point de vue  peu orthodoxe a été publié dans Foreign Policy Journal, un site critique de la politique étrangère américaine, peu de temps après les attentats contre Charlie Hebdo et le magasin casher de Paris. L’auteur est un anthropologue et médecin new yorkais, John Hartung.  Habité par un antisionisme virulent, il  fait remonter la barbarie de l’Occident à l’Ancien Testament (la Torah écrite), dont il cite des passages éloquents, de ce genre : « Tue hommes et femmes, enfants et nourrissons… » (Samuel, 15).  Selon lui, la différence principale entre nous et ceux appelés par nous les Barbares est que, contrairement « aux Goths Vandales, aux Huns et à Gengis Khan », nos ancêtres spirituels ont écrit leur barbarie noir sur blanc. Cette forme de manichéisme à rebours conduit Hartung à présenter le Coran d’un œil un peu trop bienveillant, car le texte sacré des musulmans  comporte, à vrai dire , autant d’appels au meurtre et à l’extermination que la Bible.  De ce genre : « Où qu’on les trouve, ils seront pris et tués impitoyablement » (Sourate 33, 61). Ce n’est d’ailleurs pas étonnant, car le Coran est fondé sur le même monothéisme exclusif que la Bible, dont il est largement issu. Mais le New-yorkais a raison de le souligner, on trouve dans nos textes sacrés tous les arguments pour exterminer nos ennemis. Issus de l’imaginaire de peuples d’Arabie, l’Ancien Testament et le Coran sont étrangers à la pensée grecque, dont nous sommes aussi les héritiers. Ils sont loin d’en avoir la sophistication, y compris au sujet de notre rapport aux « barbares ». On le sait, ce mot désignait chez les Grecs, sans connotation péjorative, ceux qui parlaient une langue incompréhensible. Mais le plus surprenant était l’empathie réfléchie dont les Hellènes  savaient faire preuve à l’égard de l’étranger, même quand il fallait se battre contre lui. L’historien américain Erich Gruen y a consacré un livre : « Repenser l’autre dans l’Antiquité ».  Dans Les Perses, Eschyle, le père de la tragédie grecque, évoque puissamment ce qu’ont pu ressentir Xerxès et les Perses après leur défaite à Salamine contre les Grecs.  La tragédie met en scène la souffrance de l’ennemi qui a perdu la partie. Xerxès, qui n’était pas un tendre (il avait fait empaler un roi de Sparte) est traité en égal d’un héros grec. Or Eschyle avait lui-même combattu contre les Perses à  Salamine et, dix ans plus tôt, à Marathon, bataille au cours de laquelle il avait perdu son frère, la main tranchée par la hache d’un Perse. De surcroît, les spectateurs athéniens étaient pour beaucoup des vétérans de la guerre contre les « Asiatiques ». Le cas le plus étonnant est peut-être celui d’Alexandre de Grand. Un siècle et demi après la tragédie d’Eschyle,  il  conquit la Perse.  Il envisagea alors sérieusement de régler le problème du choc entre les cultures en obligeant les populations à se mélanger.  Il organisa une cérémonie de masse à Suse, la capitale achéménide, où furent mariés un grand nombre de ses officiers avec des femmes perses, lui-même s’en octroyant deux. Les enfants nés de ces unions devaient  être considérés comme des héritiers légitimes. Selon l’historien grec Diodore de Sicile, qui écrivait au premier siècle « avant Jésus-Christ » (selon la formule consacrée), il avait même conçu un plan destiné à installer en Perse des populations entières de Grecs et à faire venir en Grèce des populations de Perses. Il s’agissait, écrit Diodore,  « par l’effet des mariages mixtes et des liens familiaux ainsi créés, d’amener les deux continents à vivre dans une harmonie partagée et une affection fraternelle ». Alexandre étant mort prématurément à 32 ans, on ignore ce qu’il serait advenu de ces idées. On est loin de la brutalité sommaire avec laquelle est gérée la question des peuples « anathèmes » dans la Bible et celle des « mécréants » dans le Coran. Les Grecs avaient de la chance. Ils n’étaient pas habités par l’idée envahissante d’un dieu unique et exclusif. Leur panthéon était accueillant, il invitait à l’ouverture de l’esprit. Aujourd’hui encore, nous semblons hésiter entre ces deux héritages. Peut-être faudrait-il envisager de rétablir le panthéisme. Cet article est paru initialement dans Libération le 30 mars 2016.

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