Au bonheur de l’automate

Dans la récente mise en scène de La Mouette à l’Odéon, l’écrivain Treplev ne déchire plus ses manuscrits de frustration ; non, il noie son ordinateur portable sous la vodka. C’est bien plus russe, mais aussi plus contemporain : jamais la machine et la création (littéraire) n’ont davantage eu partie liée qu’aujourd’hui. Au grand dam de certains, comme chaque fois qu’un progrès technique est venu accélérer ou faciliter la production de mots, qu’il s’agisse de l’invention de l’écriture, de l’écriture cursive, de l’imprimerie, de la machine à écrire. Désormais, c’est le traitement de texte, le bien nommé « Word Processor », qui est dans le collimateur : le premier roman produit sous traitement de texte, l’excellent Bomber de Len Deighton, date de 1970 ; et dès 1984, Gore Vidal ronchonnait : « La notion de littérature est en train d’être effacée par le traitement de texte. » Fariboles ! Pensez à tout ce que la littérature doit au traitement de texte. Finis les manuscrits détruits, oubliés dans un tiroir ou une valise (Harper Lee), jetés par erreur (Hemingway), incinérés (Gogol), enterrés avec le personnage qu’ils évoquent (Dante Gabriel Rossetti), bouillis et mangés par l’auteur (Reinkind), dévorés par des chèvres… Certes, on peut par mégarde effacer un texte de l’ordinateur. C’est la mésaventure advenue à Jimmy Carter, qui avait pulvérisé une section de ses mémoires en appuyant sur une mauvaise touche (il avait pu récupérer son dossier avec l’aide du fabricant de son appareil). Mais le grand avantage du traitement de texte, c’est que le texte est remaniable à l’envi et indéfiniment perfectible. Balzac aurait été bien séduit, lui qui ne pouvait se résoudre à lâcher un roman et le corrigeait jusque sur le marbre. En revanche, avec l’ordinateur, impossible d’écrire définitivement le mot « fin », du moins jusqu’à la mort de l’auteur – et encore ! N’importe qui peut en effet s’emparer post mortem de n’importe quel texte et l’agrémenter à sa façon, comme Seth Grahame-Smith qui a copié Orgueil et préjugés sur son ordinateur, puis carrément intercalé son propre texte avec celui de Jane Austen, en rajoutant des personnages de son cru . Ce qui suscite une question dans la question : ne pourra-t-on – à terme – se passer de l’intervention humaine, et laisser tout le processus de création s’effectuer dans la boîte ? « À la fois conceptuellement et technologiquement, le traitement de texte est étroitement en phase avec l’automation », écrit Matthew G. Kirschenbaum dans son essai sur l’histoire de cette technologie. Cela fait quelque temps déjà que l’ordinateur peut tout seul rédiger des articulets qui tiennent semble-t-il la route. On peut aussi désormais, en puisant dans le réservoir numérique des œuvres existantes, écrire des poèmes à partir de lambeaux de poèmes, des chansons à partir de lambeaux de chansons, voire des discours politiques à partir de lambeaux de discours politiques. Le procédé marcherait aussi pour les scénarios de films. Au Japon, une nouvelle coécrite par un humain et une machine a figuré dans la sélection finale d’un prix littéraire. Mieux encore : l’ordinateur pourra bientôt non seulement écrire à la place du journaliste, du poète, du parolier, du nouvelliste, du scénariste, du speech-writer, mais aussi lire à la place du lecteur, avec les systèmes d’intelligence artificielle « prédictifs », qui permettent d’extraire le sens d’un texte. Tout ceci nous dégagera du temps, beaucoup de temps. Grâce auquel nous pourrons… passer de longues après-midis sur l’herbe avec un bon bouquin.

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