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Bons baisers de la plage


Si vous lisez ces lignes depuis votre lieu de vacances, n’oubliez pas de nous envoyer une petite carte postale… Elle peut sembler aujourd’hui kitsch voir obsolète. Mais au début du XXe siècle la toute nouvelle carte illustrée faisait fureur. Dans cet article paru dans Le Gaulois du 23 novembre 1903, on voit se dessiner la « cartomania », ses joies et ses petits désagréments pour le voyageur qui « au retour, n’aura rien vu, ne se souviendra de rien, sinon d’avoir acheté deux mille cartes postales ».

La carte postale illustrée, toujours d’actualité, qui la devance même, vient de provoquer une petite révolution parmi les gérantes des kiosques à journaux des boulevards. On connaît le conflit: les commerçants de cartes illustrées, si nombreux depuis quelque temps, se sont plaints de la concurrence qui leur est faite par les marchandes de journaux ; leurs plaintes ont été entendues et interdiction a été faite aux tenancières des kiosques de vendre dorénavant des cartes. D’où protestations, hauts cris et finalement constitution d’un syndicat de défense. L’affaire en est là!

Qui aurait cru que la charmante carte postale illustrée, inconnue il y a quelques années et aujourd’hui si puissante, puisqu’elle a complètement détrôné la vieille carte postale ordinaire; qui aurait cru qu’elle fût capable de susciter tant d’émotion et de nous valoir la menace d’une grève de marchandes de journaux?

C’est par millions, par centaines de millions, peut-être, que, bon an mal an, ces nouvelles cartes sont échangées d’un bout du monde à L’autre. On y a vite pris goût et chacun veut posséder sa collection, heureux de l’enrichir encore et toujours. Mais d’où nous viennent-elles ? Quelle est leur origine?

Elles sont de naissance allemande, et c’est un voyageur de commerce de Berlin qui en est le parrain. Voici comment ce voyageur de commerce avait pour habitude d’annoncer chaque saison à sa clientèle son prochain passage avec de nouveaux échantillons il faisait usage de cartes imprimées. Or, des erreurs se produisirent fréquemment, car ce commis-voyageur portait un nom très répandu en Allemagne– il s’appelait Wolf. Que fit-il pour éviter ces erreurs ? Il fit tout simplement imprimer son portrait sur ses cartes d’avis. L’idée fut trouvée amusante par les confrères de M. Wolf, qui l’adoptèrent immédiatement. Plusieurs d’entre eux la perfectionnèrent en faisant imprimer au milieu d’un cartouche artistique soit une vue de la maison qu’ils représentaient, soit un site pittoresque de la ville qu’ils habitaient.

On s’arracha ces cartes, on les admira, on les rechercha, on les collectionna: il n’en fallut pas davantage pour que des éditeurs, pressentant une industrie nouvelle, reprissent à leur tour l’idée de M. Wolf : la carte postale illustrée était née.

Depuis lors, l’enfant a rapidement grandi ; c’est, à l’heure actuelle, un colosse formidable qui a pris sa place –et quelle place considérable ! –dans le monde entier. Il n’y a pas de petit pays qui, à l’heure actuelle, ne possède sa collection de cartes postales illustrées partout on en vend, partout on en expédie; partout on en reçoit. Les collections sont considérables ; elles englobent tous les genres, tous les sujets. Mais ce sont les paysages qui détiennent le record, et c’est la Suisse qui en a le plus grand nombre : le collectionneur qui voudrait recueillir la série des vues suisses devrait louer un immeuble spécial, car elle comprend un million de cartes postales différentes.

On comprend le développement qu’a pris ce commerce en peu de temps. Là où, il y a quelques mois encore, on vendait des timbres-poste, des objets de toilette ou de la papeterie, on vend des cartes postales illustrées. La vente est courante et d’un bon rapport. Nous avons questionné plusieurs fabricants de cartes postales illustrées. L’un d’eux, et non des moindres, nous a dit : « Vous ne sauriez vous faire une idée de la vogue incroyable dont la carte postale illustrée jouit actuellement. C’est une industrie nouvelle qui s’est créée à côté de tant d’autres, d’origines récentes, et qui a ses usines, ses machines spéciales, ses commis voyageurs et ses camelots. Beaucoup de photographes ont abandonné le portrait pour se consacrer exclusivement à la reproduction des sites, des paysages et des monuments publics. Ils y ont trouvé une source de profits avantageux, qui, à en juger par le nombre sans cesse croissant de la clientèle, n’est pas prés de tarir. Le timbre-poste agonise, il est remplacé par la carte postale illustrée, gaie, pimpante, coloriée ou au bromure, dont la vue évoque le souvenir de paysages que l’on a vus, de décors que l’on a traversés, de monuments que l’on a visités. »

Sans doute, avons-nous déclaré à notre interlocuteur, mais n’estimez-vous pas qu’il y a parfois abus dans le choix de certains sujets?

–Oui, et c’est précisément ce qui fait un tort énorme à la nouvelle industrie. Je me hâte de vous dire que les fabricants français sont les premiers à protester contre la licence voire même la pornographie de certaines cartes postales. La plupart des scènes graveleuses mises en vente étalées impudemment sous les yeux du public, sont d’importation allemande. Il est bon que l’on sache ce détail.

Toujours d’après notre « informateur », les sujets les plus demandés sont des scènes d’intérieur, des vues de monuments, des marines, des portraits d’hommes célèbres et d’artistes cotées ceux-ci ayant détrôné la photographie classique qui se vendait un franc des reproductions de tableaux célèbres, et des visions agrestes. La carte postale satirique, burlesque a des amateurs, mais en petit nombre. Car, il est assez délicat, en somme, de placer dans un album, à côté du classique Vésuve, un dessin dont la vue peut offusquer le goût et la raison de la personne qui le parcourt.

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« La carte postale illustrée, reprit l’industriel, ne se contente plus de représenter des coins de nature et des monuments. Elle suit l’actualité, surtout l’actualité parisienne. Le roi d’Italie vient-il à Paris ? Aussitôt on lance une série de cartes reproduisant, exactement, les diverses phases de son séjour à Paris. Un événement parisien, par exemple, la « Marche des Midinettes », se produit-il ? Immédiatement cent mille cartes illustrées représentant cette scène amusante sont lancées dans la circulation. Il faut bien le reconnaître la carte postale illustrée est devenue ambitieuse. Elle prétend donner une représentation plus ou moins exacte de nos mœurs, de nos préjugés, de nos goûts, de nos passions politiques et de nos travers. C’est un document qui sera consulté plus tard par les chercheurs et les érudits. A ce titre, elle a sa place marquée dans les bibliothèques.

Le prix des cartes postales illustrées varie naturellement selon l’effort artistique qui a présidé à leur fabrication. Des progrès merveilleux ont été faits depuis trois ou quatre ans dans cette nouvelle branche commerciale. Certaines cartes illustrées donnent l’illusion de l’aquarelle, avec leurs ombres délicates, leurs couleurs fraîches et leurs nuances dégradées.

Quelques-unes, même atteignent des prix relativement assez élevés. Il n’est pas rare de payer soixante-quinze centimes et même davantage une simple carte postale coloriée. On en voit qui sont marquées de pointillés lumineux d’un effet féerique à la lumière. Celles-là, se payent quelquefois un franc cinquante chacune. Au moment de l’arrivée du roi Edouard VII à Paris, on vendait trois francs une carte postale représentant en satin les traits du souverain d’Angleterre.

Le public veut sans cesse des sujets nouveaux, des paysages inédits, des sites insoupçonnés, des décors neufs. Pour satisfaire son avide curiosité, des nuées de photographes sillonnent continuellement la France, escaladent les montagnes, parcourent les vallées, pénètrent dans les villages les plus reculés, toujours en quête de pittoresque et d’inédit. Il n’est pas une province française dont la carte illustrée n’ait reproduit les mœurs, les costumes, les usages et les scènes locales. L’objectif, le terrible objectif a passé partout.

Et, fait curieux à constater, cet engouement de la carte postale illustrée ne va pas sans des critiques, des récriminations. On est furieux parce que l’envoi de ces cartes aux parents, et amis exige souvent une perte de temps et un surcroît de dépenses. Voyage-t-on ? Sur le quai du départ, au moment des effusions, ceux qui restent n’oublient pas la recommandation inévitable : Envoyez-moi des cartes postales !

Le train s’arrête-t-il pendant cinq minutes dans une quelconque gare? Le malheureux voyageur, sans perdre de temps, bondit vers la « bibliothèque du réseau » s’y munit de cartes, met deux mots au crayon. Coups de sifflet. On repart. Nouvel arrêt, buffet. Le voyageur a faim il ne mange pas il achète, non pas des sandwiches, mais des cartes postales; il met des adresses, encore des adresses, jusqu’au, moment de sauter de nouveau en wagon. De même il fera dans la ville où il s’arrête et au retour, il n’aura rien vu, ne se souviendra de rien, sinon d’avoir acheté deux mille cartes postales.

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LE LIVRE
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Le Gaulois de Henry de Pène et Edmond Tarbé des Sablons, 1868-1929

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