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Un article du philosophe Bertrand Russell intitulé « La Vertu supérieure des opprimés » (1937) commence par ces mots : « L’humanité persiste à croire à l’illusion que certaines fractions de la race humaine sont moralement meilleures ou pires que les autres ».

Russell s’oppose à l’idée que les opprimés sont moralement supérieurs, non seulement parce que c’est factuellement faux, mais aussi parce que c’est dangereux. Après tout, si la rectitude morale est l’un des principaux objectifs de l’existence humaine, et si l’oppression rend les gens moralement bons, ou du moins meilleurs, l’argument contre l’oppression s’en trouve affaibli.

Trois quarts de siècle plus tard, Pascal Bruckner s’oppose à l’idée que la victime peut prétendre à l’autorité morale simplement parce qu’elle est une victime. Il avance la thèse que la victime est devenue le héros – peut-être le seul héros – de notre époque. Et comme chacun de nous peut trouver des raisons de se considérer comme une victime, cela revient à générer une sorte de massification de l’héroïsation de soi.

La soif de victimisation qui en résulte a plus d’un effet délétère. Elle rend psychologiquement fragiles et égocentriques les gens qui vivent dans un bon environnement (en tout cas par rapport aux générations précédentes), même les plus privilégiés d’entre eux, car ils sont toujours à l’affût de raisons de se sentir victimes de quelque chose. Meilleur est l’environnement, plus les raisons qu’ils se trouvent sont insignifiantes. Un regard, un mot, suffit à les traumatiser, de préférence pour longtemps, car être une victime éphémère n’a pas d’intérêt. Résilience et force d’âme sont mises à mal, elles finissent même par être considérées comme une sorte d’évitement du devoir de se sentir victime, une trahison envers soi-même. D’autant que la résilience et la force d’âme menacent les moyens de subsistance de l’armée grandissante de thérapeutes en tout genre qui exploitent la victimisation, comme les sociétés minières leurs gisements.

À un niveau plus politique, celle-ci exonère les mouvements politiques de la responsabilité d’agir en respectant les normes éthiques. Qu’un groupe ait le statut de victime justifie tout. Et comme, triste trait de l’humanité, ceux qui sont le plus enclins à manier la cruauté, la violence et le sadisme au nom d’une cause prétendument bonne, et qui sont toujours plus nombreux que nous ne le pensons, y prennent un vif plaisir, la notion de victimisation peut générer un cycle infernal : les victimes se vengent de leurs oppresseurs qui deviennent alors des victimes qui se vengent à leur tour, et ainsi de suite.

Je suis globalement d’accord avec l’idée de base de Bruckner – qui, bien sûr, n’est guère originale. Mais son livre me donne l’impression de tirer dans tous les sens, sans cible clairement définie. En canardant à tout-va dans la bonne direction, on touche forcément quelque chose qui mérite d’être touché, et Bruckner fait souvent mouche ; mais il est si passionnément impliqué dans son argumentation qu’il néglige parfois de définir ses termes ou de faire les distinctions nécessaires.

Le problème commence avec le titre : car on peut souffrir sans être une victime, et on peut être une victime sans souffrir. Un titre plus précis, quoique moins évocateur, aurait été « Je souffre donc j’ai raison » : cela aurait touché au cœur du problème. La sanctification de la souffrance ayant pour résultat de conférer à la victime un statut d’autorité morale, cela contribue en effet à excuser ou justifier l’extension de la bureaucratie managériale.

Ainsi en Grande-Bretagne nombre d’organismes se contentent de définir le harcèlement comme le sentiment d’être harcelé : on est harcelé si on pense qu’on l’est. En 1999, le Rapport Macpherson, sur le meurtre d’un jeune Noir au sujet duquel la police n’avait pas correctement enquêté, définit comme raciste un incident que la victime ou tout témoin perçoit comme raciste. Aucun élément objectif n’est requis pour prouver qu’il y a harcèlement ou racisme ; le témoignage d’un paranoïaque avéré a autant de valeur que tout autre et doit être pris pour argent comptant. Le questionner fait courir le risque de se voir retourner l’accusation. Afficher son scepticisme revient à concourir à la persécution de la personne qui s’identifie comme victime.

Cela représente un changement culturel radical. Naguère la crédibilité d’un témoin se référait à la figure imaginaire du passager du bus de Clapham, ce citoyen ordinaire plein de bon sens, dépourvu de facultés particulières et d’intérêt à défendre, qui aurait dit pareil s’il avait été témoin de la même chose ; un tel citoyen n’existe plus aujourd’hui, du moins le croit-on : on suppose que chacun de nous est sous l’emprise d’un parti pris, d’un biais idéologique. Cela donne lieu à une intarissable propension à la récrimination, car l’auteur d’une expérience désagréable doit forcément être animé des pires motifs, et cela génère le besoin d’un recours incessant à l’arbitrage de managers et, pour finir, de magistrats. Pire encore, cela crée une atmosphère de peur semblable à celle régnant dans un pays totalitaire, où un seul mot peut conduire à une dénonciation, et la dénonciation à la ruine d’une vie. Dans une telle atmosphère, ni la franchise ni le sens de l’humour n’ont la moindre chance de survie.

Les vraies victimes existent, bien sûr, mais la victimisation est rarement un phénomène du tout ou rien. Je ne donnerai qu’un seul exemple tiré de mon expérience clinique en tant que psychiatre. J’ai reçu en consultation à l’hôpital une femme d’âge moyen dont la mâchoire avait été cassée par son amant, lequel lui avait déjà cassé le bras. Ils s’étaient rencontrés au pub peu après qu’il fut sorti de prison, où il avait purgé une peine pour avoir tué sa précédente compagne. C’était un ivrogne jaloux et possessif. J’ai signifié à cette femme, aussi vigoureusement que possible, qu’elle était en danger si elle restait avec lui – la quintessence du bon sens. Avec sa permission, nous avons interdit à cet homme l’accès au service où elle était hospitalisée et lui avons trouvé un foyer sécurisé où elle pourrait résider, de préférence jusqu’à ce qu’il trouve sa prochaine amante-victime (il en trouverait certainement une). Mais à la dernière minute, au moment de quitter l’hôpital, elle a flanché. Elle a décidé qu’elle voulait rester avec lui, et la dernière fois que je l’ai vue, elle était la tendre moitié d’un heureux couple marchant bras dessus, bras dessous dans le couloir de l’hôpital. Ce qu’ils sont devenus par la suite, je n’en sais rien ; peut-être vécurent-ils heureux, mais j’en doute.

Elle était sa victime, il n’y avait aucun doute à ce sujet. Il lui avait cassé la mâchoire et le bras ; mais elle était aussi complice de sa propre victimisation. Dire qu’elle était sous l’emprise de son amant et donc pas complice de sa propre situation serait lui dénier l’autonomie de tout être humain qui se respecte, la faculté de tirer un enseignement de son expérience et d’agir autrement. Il peut nous sembler bizarre qu’elle ait fait les choix qu’elle a faits, mais cela n’empêche qu’il s’agissait bien de choix. Sur ce sujet, Bruckner, dans son chapitre sur la soif de victimisation des féministes, est très sensé.

Parfois, cependant, il se laisse embarquer par son propre argument. Ce qui peut l’amener à se tromper. Il écrit par exemple :

« [...] la criminalisation de l’avortement par la Cour suprême des États-Unis, concession faite aux chrétiens les plus conservateurs, a entraîné la perte du camp républicain aux élections de mi-mandat en 2022 et a poussé l’Ohio à inscrire le droit à l’IVG dans sa Constitution en novembre 2023. »

Il s’agit d’un grave malentendu sur la décision de la Cour suprême, qui n’a nullement criminalisé l’avortement. Elle a rendu aux États la liberté de légiférer sur l’avortement, comme l’exigeait la Constitution suivant la jurisprudence traditionnelle de la Cour. C’est la décision de celle-ci, dans l’affaire Roe contre Wade, en 1973, qui était anticonstitutionnelle. Je ne suis pas expert en matière de Constitution américaine, mais je l’ai lue, et il me semble qu’il faut en torturer le sens pour en déduire le droit à l'avortement ; à ce compte, on pourrait tout aussi bien en déduire le droit pour chaque Américain de prendre deux œufs au petit déjeuner. (Au passage, je ne crois pas que le deuxième amendement, qui garantit le droit d’avoir des armes, accorde le droit à tous les Américains de se rendre au supermarché avec une Kalachnikov.) De plus, Bruckner ne remarque pas la contradiction dans sa propre phrase : car si la Cour suprême avait criminalisé l’avortement, l’Ohio n’aurait pas pu inscrire le droit à l’avortement dans sa constitution.

Il interprète aussi de travers la loi californienne dite des « trois prises » :

« Cela s’appelle pratiquer la “tolérance zéro”, à l’image de certains États américains comme la Californie, où le bris d’une vitre entraîne une incarcération immédiate. Et trois incarcérations, une incarcération à vie. C’est le principe effrayant de la three-strikes law qui sanctionne les récidives, même de délits mineurs, et abandonne toute idée de réhabilitation. »

Ce n’est pas exact. La loi californienne (qu’elle soit fondée ou non est une autre question) stipule qu’une personne reconnue coupable de son troisième crime violent ou grave sera condamnée à une peine de prison pouvant aller de 25 ans à la perpétuité. C’est très différent de ce que dit Bruckner.

Dans ce contexte, il est étrange que l’auteur ne mentionne pas quelque chose de beaucoup plus pertinent pour soutenir son propos : à San Francisco et à Los Angeles, le vol à l’étalage, même conséquent, a été de facto légalisé. Une personne soutirant à des magasins moins de 950 dollars de marchandises par jour ne sera pas verbalisée par la police. On doit à la nature humaine que tout le monde ne profite pas de cette étonnante décision administrative, mais il n’est pas non plus surprenant de voir se développer des entrepôts de marchandises volées et que des magasins aient fermé.

Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans cette affaire, sinon le phénomène dont ce livre traite, à savoir la sacralisation du statut de victime ? Les personnes qui dérobent les marchandises sont principalement issues de minorités ethniques et sont plutôt pauvres, et donc par là même victimes de la pauvreté et des préjugés raciaux ; les vrais criminels sont les magasins, qui tirent profit de la vente de leurs marchandises et en refusent l’accès à ceux qui n’ont pas assez d’argent pour les acheter ; le mot « vol » ne rend donc pas compte de cette activité : « restitution » conviendrait mieux.

Une bonne partie du livre de Bruckner est consacrée à la culture du ressentiment à l’échelle d’un État. Exemple type : la Russie de M. Poutine, éternellement encerclée d’ennemis (il en faut, des ennemis, pour faire le tour de la Russie). On a vu une manifestation éhontée de cette culture du ressentiment quand il a affirmé, il y a peu, que c’est la Pologne qui a provoqué son invasion par l'Allemagne nazie ; ce afin de mieux se convaincre (je suppose) que l’invasion de la Pologne par l’Union soviétique était également défensive, la Russie préservant ainsi son statut de victime immaculée, incapable d’agresser quiconque 1. Dans la droite ligne de la novlangue, l’agression devient la défense et le meurtre de masse relève de l’humanitaire. Quant au Hamas, la manière dont il a réussi à faire passer ses objectifs et comportements clairement génocidaires pour des revendications victimaires est en un sens magistrale ; que ces revendications aient été si largement crues ne donne pas cher du reste du monde. Ceux qui souffrent, même si leur souffrance est largement de leur propre fait, et qui se disent victimes bénéficient désormais d’un avantage rhétorique automatique et indiscutable, car il est très difficile de dire à quelqu’un qui souffre qu’il a tort, voire pire.

Bruckner attire notre attention sur le désir d’un individu, d’un groupe social, d’une nation de paraître le plus persécuté possible, car plus on est ou a été persécuté, plus on se croit fondé à se comporter sans vergogne. Le désir de paraître le plus persécuté possible relève de la sentimentalité, une tournure d’esprit dont le revers de la médaille est souvent la brutalité.

Pour revenir à Bertrand Russell, il écrit :

« Tôt ou tard, la classe opprimée soutiendra que sa vertu supérieure lui donne droit au pouvoir […].  Quand le pouvoir est enfin aboli au profit de l’égalité, il devient évident pour tout le monde que tout le discours sur la vertu supérieure était absurde. »

Cela n’est pas toujours vrai, car si de nombreux changements de pouvoir ont accru l’oppression, d’autres l’ont allégée. Mais le désir actuel d’accéder au statut de victime, généralement exagéré et souvent grossièrement malhonnête, ne peut conduire qu’à des conflits sans fin, à l’affaiblissement des nations et à la méconnaissance des vrais dangers, ce qui est l’argument central du livre de Bruckner.

Par Anthony Daniels. Écrivant aussi sous le nom de plume Theodore Dalrymple, cet ancien psychiatre des prisons britanniques a publié de nombreux ouvrages. Nous avons rendu compte de son dernier, sur les écrivains oubliés du Père Lachaise, dans la Booksletter précédente. Anthony Daniels a écrit cet article pour la Booksletter.

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Née à Saint-Jacques-de-Compostelle, la jeune poète et écrivaine Berta Dávila écrit en galicien. Son dernier roman, publié simultanément aussi en espagnol et en catalan, explore, confie-t-elle à la revue Mercurio, la relation complexe que chacun de nous entretient avec « la coquille » que nous construisons pour ne pas trop regarder ce qu’il y a à l’intérieur de nous-mêmes. Le récit est multidimensionnel et largement symbolique. Dans un village de Galice, habitants et touristes attendent avec impatience une éclipse solaire totale. Les personnages mis en scène, eux, ne s’intéressent guère au phénomène. Il s’agit principalement de quatre femmes, deux paires de sœurs, marquées par un deuil, qui vivent dans une maison de verre et mènent des vies parallèles, plus ou moins oniriques. L’éclipse est une métaphore, explique Diana Arrastia dans La Vanguardia, celle d’êtres qui interagissent sans se rencontrer. L’une fantasme sur un couple de poissons orange qui évoluent dans un aquarium, sorte de microcosme de la maison de verre, et se construit une relation avec des personnages de la série Urgences. Une autre fait des sculptures pour être seule tout en ayant l’impression de parler à quelqu’un. Une oie domestique « reçoit l’affection qu’elles aimeraient recevoir ». Un roman sur le réel et l’imaginaire, la solitude et l’altérité : « Tous les liens qui nous soutiennent ne sont pas profonds et significatifs, et peut-être n’ont-ils pas besoin de l’être », dit-elle.

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Depuis son apparition en Europe, le papier a été soumis à bien des usages, des moins nobles jusqu’au plus noble : sa transformation à partir du XIIIe siècle en carnet de notes. Le papier s’était alors généralisé au détriment du coûteux parchemin, d’abord parce qu’il était bon marché (car fait de vieux chiffons broyés à l’aide de la force hydraulique) ; et aussi parce que l’encre, une fois absorbée, conservait le texte aussi longtemps que subsistait son support, à la différence du parchemin que l’on pouvait gratter, réutiliser, falsifier. Réunies en cahiers, les feuilles de papier avaient ensuite connu diverses utilisations, en commençant par la tenue de comptes : c’est sur les zibaldoni que la comptabilité en partie double a vu le jour, et avec elle le capitalisme moderne. « Dans les memorialigiornaliquadernisquartofogli et autres on conservait des autographes, des listes d’amis, des informations météorologiques, et on effectuait son propre audit spirituel », résume Sukhdev Sandhu dans The Guardian. Couverts de croquis, de modèles ou de cartes nautiques commentées (portulans), les carnets papier ont accompagné l’effloraison de l’art de la Renaissance et les Grandes Découvertes. Ils ont aussi permis aux curieux de stocker sur leurs commonplace books et autres « livres de raison » toutes sortes d’idées, d’informations, de dessins, que les beaux esprits transvasaient ensuite dans d’autres carnets aux attributions spécifiques (28 catégories différentes dans le cas du philosophe Roger Bacon !) pour triturer le tout et en extraire des théories. Ainsi procédèrent Léonard de Vinci, Isaac Newton (qui a falsifié ses carnets après coup pour prouver l’antériorité de ses vues sur Leibniz), Darwin (dont les carnets retracent la découverte et la mise au point de la théorie de l’évolution), ou enfin Paul Valéry, qui considérait les 261 cahiers qu’il avait remplis chaque matin pendant plus de 50 ans comme sa « contre-œuvre », en fait son œuvre véritable. Certes, le papier et l’écriture manuelle cèdent graduellement le pas à l’écran et au clavier. De quoi tourmenter les belles âmes, qui au XIIIe siècle reprochaient aux utilisateurs de papier chiffon d’utiliser pour recueillir la parole divine une matière qui avait au préalable servi à absorber des menstrues ! Aujourd’hui les carnets sont moins des « partenaires cognitifs » que des « ego-documents », les vecteurs de cette « écriture expressive » dont on ne finit plus d’énumérer les bénéfices, psychologiques et même hygiéniques.

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Accorder des droits aux arbres, aux montagnes ou aux fleuves est une pratique encore rare, mais qui se répand. En 2017, par exemple, le Parlement néo-zélandais a reconnu au Whanganui, cours d’eau sacré pour les Maoris, la qualité d’« être vivant unique », le dotant ainsi d’une personnalité juridique. Beaucoup verront là des dérives prêtant à sourire. C’était le cas du philosophe Tilo Wesche, jusqu’à ce qu’il se penche sérieusement sur la question. Sa perplexité narquoise n’y a pas résisté. Le résultat de ses réflexions est paru outre-Rhin dans un ouvrage qui invite à repenser de fond en comble le concept de propriété. 

Wesche « définit, de façon classique, le droit de propriété comme le pouvoir autorisé de disposer exclusivement de certaines choses, explique Joseph Hanimann dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung. Il est ainsi devenu une promesse de liberté et un pilier du projet des Lumières, qui inclut également l’émancipation et la liberté face à une nature devenue disponible. Cependant, à l’ère des crises environnementales croissantes, la promesse d’émancipation se transforme en son contraire. Wesche recommande d’approfondir le projet des Lumières en révisant le concept de propriété. »

Il distingue la propriété des choses (Sacheigentum) de celle des biens (Gütereigentum). La théorie traditionnelle ne reconnaît que la première. Or, elle met dans le même sac aussi bien « les appareils ménagers, les produits du travail, les denrées alimentaires de base » que « les produits de luxe, le charbon, la terre, les arbres, bref, tout ce qui est possédable ». C’est là, pour Wesche, une conception bien pauvre. Selon lui, la propriété des biens ne donne pas, elle, tous les droits au sujet possédant. L’objet possédé en a aussi. Après tout, « les forêts ne sont pas tout à fait la même chose que les tonnelles de jardin », poursuit Hanimann. Reste un problème : la nature ne saurait faire valoir les droits qu’on lui accorde. Qui le fera pour elle ? La loi, répond Wesche. Comme pour le Whanganui néo-zélandais. Soit. Pas sûr qu’un tel déploiement philosophico-juridique résiste à la dure réalité des grands intérêts économiques.

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Claude Monet, qui n’aimait guère les journalistes et souhaitait être reconnu sans subir les inconvénients de la notoriété, ne s’est exprimé publiquement sur lui-même qu’à de rares occasions. « Que peut-il y avoir à dire, déclara-t-il un jour, d’un homme que rien au monde n’intéresse que sa peinture ? » Par bonheur, comme pratiquement tout le monde à une époque où le téléphone restait à inventer, il écrivait des lettres. Et même beaucoup, dans lesquelles il se livrait très ouvertement. C’est particulièrement vrai de celles qu’il adressait à ses amis les plus proches – Renoir, Clémenceau et le critique Gustave Geffroy – ainsi qu’à ses deux épouses successives, avec lesquelles il restait en contact par ce moyen quand son travail le tenait éloigné du domicile familial, ce qui se produisait souvent. Pour ses biographes, cette correspondance, aussi riche que celle de Vincent Van Gogh, est une précieuse source d’informations sur sa vie et, plus encore, sa personnalité. Dans l’excellent ouvrage qu’elle vient de lui consacrer (contrairement à ce qu’elle affirme, il ne s’agit pas de la première biographie de Monet en anglais), comme plusieurs biographes français du peintre l’avaient fait avant elle (ce qu’elle semble ignorer), Jackie Wullschläger, tout en analysant ses œuvres avec une grande finesse, exploite cette correspondance pour éclairer la vie intérieure de Monet.   

À l’exception de l’épisode de l’affaire Dreyfus, qui l’a vu se ranger résolument aux côtés des défenseurs du capitaine injustement accusé, de la guerre franco-prussienne de 1870 et de celle de 1914-1918, qu’il lui était difficile d’ignorer, il n’est pas beaucoup question des affaires du monde dans les lettres de Monet. Le sujet qui y occupe de loin la première place, c’est son œuvre. En rébellion contre la peinture académique officielle de l’époque, les peintres de sa génération n’en admiraient pas moins certains de leurs aînés comme Delacroix, Corot et Courbet. Monet, qui se sentait également proche de Watteau, est, de tous, celui qui s’est montré le plus tôt déterminé à inventer une nouvelle manière de peindre. Le terme « impressionnisme », on le sait, a été forgé par la critique, d’abord dans une intention dépréciative, pour regrouper une série d’artistes (Monet, Degas, Renoir, Pissarro, Sisley, Berthe Morisot) qui partageaient en apparence certains traits. Il n’est pas fortuit que le nom de ce groupe ait été formé d’après le titre de la toile de Monet Impression, soleil levant. Si quelqu’un incarne en effet l’idéal esthétique associé à ce mot, c’est bien lui, bien qu’il n’ait jamais cherché à le théoriser. « J’ai toujours eu horreur des théories, écrira-t-il à la fin de sa vie, […] je n’ai que le mérite d’avoir peint directement devant la nature, en cherchant à rendre mes impressions devant les effets les plus fugitifs. ».

Ce que Monet n’a cessé de vouloir capturer, ce sont les imperceptibles variations de l’air et de la lumière autour des objets, en fonction de la saison, du temps qu’il fait et de l’heure du jour. Ne pas y parvenir le jetait dans des états de désespoir. « Je poursuis un rêve, disait-il, je veux l’impossible. » Dans de nombreux passages de ses lettres s’exprime une profonde insatisfaction. Jamais il ne se montre content de ce qu’il a produit. À la fin de sa vie, il détruisit avec rage une trentaine de toiles qu’il estimait ratées. Cette quête perpétuelle influença à la fois le style et les sujets de ses tableaux. Au début de sa carrière, il peignait des scènes familiales, des scènes de rue ou de foule, des paysages. Très peu de portraits et d’autoportraits, toutefois, et – une rareté dans l’histoire de la peinture – pas un seul nu. À l’âge mûr, il se lança dans la réalisation de séries représentant le même motif à différents moments, sous différents éclairages : des meules de foin, la façade de la cathédrale de Rouen, les ponts de la Tamise et le bâtiment du Parlement à Londres, les nymphéas de l’étang attenant à la propriété de Giverny où il passa les quarante dernières années de sa vie. Arrivé à l’extrême vieillesse, il fabriqua, en prenant pour sujets les mêmes nymphéas, de vastes panneaux décoratifs dont il fit don à l’État. Jackie Wullschläger rappelle à quel point ils inspirèrent les expressionnistes abstraits américains dans les années 1950. Elle montre aussi ce que la production de toutes ces œuvres exigeait d’engagement physique. Levé avant l’aube, Monet travaillait avec acharnement toute la journée dans des conditions parfois éprouvantes, balloté dans son bateau-atelier ancré sur la rive de la Seine, frissonnant dans la campagne glacée et enneigée, fouetté par les embruns au pied des falaises. 

Un deuxième thème de la correspondance de Monet est celui de sa vie amoureuse et familiale. Contrairement à beaucoup d’hommes, notamment d’artistes, de sa génération, naturellement monogame, il n’entretenait pas de liaison extra-maritale et ne fréquentait pas les prostituées. Trois femmes ont joué un rôle clé dans sa vie. Sans elles, reconnaît Jackie Wullschläger, il n’en aurait pas moins été un immense créateur, mais leur présence à ses côtés, soutient-elle, a influencé sa vie émotionnelle d’une manière qui se trahit dans son art. La première est Camille Doncieux, qu’il épousa jeune et qui lui donna deux enfants. Elle apparaît, parfois avec eux, dans beaucoup de tableaux de sa première période. Il l’aima passionnément et son décès prématuré, en 1879 à l’âge de 32 ans, le laissa brisé. Quelque temps auparavant, ils avaient fait la connaissance d’Ernest Hoschedé, un négociant qui fut son premier mécène, de sa femme Alice et de leurs six enfants. Les revers de fortune d’Hoschedé et la situation financière fragile des Monet décidèrent les deux familles à s’établir ensemble. Alice assista Camille tout au long de la maladie qui allait l’emporter, mais, à ce moment, quasiment séparée de son mari, elle s’était déjà rapprochée sentimentalement de Monet. Durant douze ans, ils habiteront ensemble avec leurs huit enfants, jusqu’à ce que la mort d’Hoschedé leur permette de se marier. Bien qu’enclin à la solitude et de commerce souvent difficile, Monet était très attaché au petit clan au sein duquel il vivait. Lorsqu’Alice mourut à son tour, le laissant à nouveau dévasté, une de ses belles-filles, Blanche, celle dont il s’était toujours senti le plus proche, notamment parce qu’elle peignait également et l’aidait dans ses travaux, prit en charge la maison de Giverny. Elle avait épousé son fils Jean. Après la mort de ce dernier, en 1914, elle continua d’être le soutien de Monet jusqu’à sa mort, en 1926.  

Le troisième sujet récurrent est l’argent. Né à Paris, Monet a vécu son enfance au Havre où son père tenait un commerce d’équipements pour les bateaux. De retour à Paris pour étudier la peinture, il connut la vie de bohème des jeunes gens de petite et moyenne bourgeoisie. Mais il avait des habitudes et des goûts très au-dessus de ses moyens, aimait s’habiller avec recherche et manger finement. Longtemps, ses tableaux ne lui rapportèrent qu’à peine de quoi vivre. Sans beaucoup de pudeur et sans scrupule, de manière insistante, il empruntait à ses amis plus fortunés, par exemple le peintre Bazille, ou leur quémandait de l’aide. Lorsque Manet mourut, apprenant qu’il était sollicité pour porter le cercueil, il dut se faire payer un costume. Les années qu’il vécut à Paris, puis à Argenteuil et Vétheuil sur les rives de la Seine, furent difficiles. Ce n’est qu’après qu’il eut fait la connaissance du marchand d’art Paul Durand-Ruel que sa situation financière s’améliora. Ses tableaux commencèrent à se vendre, de plus en plus cher. Ne se sentant lié par aucune fidélité, il n’hésitait pas à proposer ses œuvres à différents marchands d’art et galeristes. Devenu riche, il put acheter et agrandir la propriété de Giverny dans laquelle il s’était installé. Il rendit alors à ses amis la générosité dont il avait bénéficié, en aidant financièrement ceux qui étaient dans le besoin, comme Pissarro. Il se battit aussi pour faire entrer l’Olympia de Manet dans un musée national. 

En même temps que le récit d’une vie, le livre de Jackie Wullschläger est le tableau d’une époque et d’un milieu. Sans être le simple produit de la modernité, l’œuvre de Monet est inséparable de celle-ci. Elle n’aurait par exemple pas été possible sans l’invention du tube de peinture souple et du bouchon à pas de vis, qui permirent aux artistes de sortir de l’atelier pour peindre sur le motif. Sans l’invention de la photographie, aussi, qui, prenant en charge la reproduction fidèle de la réalité, les incita à se distancer de la représentation objective. Le développement du chemin de fer leur fournit par ailleurs à la fois un sujet inédit et un moyen de se rendre aisément loin du lieu où ils habitaient. On ne peut d’un autre côté qu’être frappé par l’ombre sinistre que jetaient en permanence sur la société de ce temps la maladie et l’infirmité. Monet lui-même était de constitution extraordinairement robuste et doté d’un appétit légendaire. Mais arrivé dans ses dernières années, ce n’est que sur l’insistance de Clémenceau qu’il consentit à se faire opérer de la cataracte, tant il était terrifié à l’idée de perdre complètement la vue suite à une intervention qui présentait alors plus de risques qu’aujourd’hui. Autour de lui, dans sa famille et parmi ses amis, on ne compte pas les hommes et les femmes qui moururent jeunes. 

En dépit des habitudes solitaires de Monet et de sa réputation d’être un ours asocial, on est de surcroît plongé, en lisant son histoire, dans l’effervescente vie artistique, intellectuelle et littéraire de la France du second Empire et de la IIIRépublique. Jackie Wullschläger fait référence à la proximité que le peintre éprouvait à l’égard de Debussy, pour des raisons compréhensibles : qu’est-ce que le poème symphonique La Mer, sinon un équivalent musical de ses marines ? Elle mentionne l’admiration de Stéphane Mallarmé et d’Octave Mirbeau pour ses toiles, cite la merveilleuse description de Monet en plein travail au pied des falaises d’Étretat par Guy de Maupassant et évoque l’évolution de ses rapports avec Zola. Celui-ci admirait au départ les impressionnistes, quand il les croyait à tort sur le chemin du réalisme. Mais dans son roman L’Œuvre, sous les traits de Claude Lantier, personnage composé à partir de traits de Manet, Monet et Cézanne, il fit le portrait d’un peintre raté. Cézanne se sentit personnellement attaqué, Monet reprocha en termes courtois à Zola la mauvaise image qu’il donnait de leur groupe. Mais au moment de l’affaire Dreyfus, il le soutint sans réserve. Une autre figure littéraire qui parcourt le livre est celle de Marcel Proust, dont Monet était un des peintres favoris et qui a écrit sur lui des pages élogieuses. Le principal modèle d’Elstir, dans À la recherche du temps perdu, est Monet. Le prologue et l’épilogue du livre de Jackie Wullschläger se terminent tous deux par des passages dans lesquels Proust explique ce qui fait la force et la beauté de ses tableaux, dans des termes éloquents et poétiques qui s’appliquent avec une grande justesse à ceux de Monet et rendent implicitement hommage à son génie. 

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Né dans un quartier pauvre de la banlieue est de Londres, bien qu’élève brillant il est exclu de l’école pour vente de drogues. Il gagne 40 £ par jour en remplissant des coussins dans une boutique de canapés puis devient étudiant à la London School of Economics, où il découvre que « beaucoup de gens riches pensent que les gens pauvres sont stupides ». Ayant gagné un concours basé sur un jeu de cartes organisé par le géant américain Citibank, il y décroche un stage, puis un emploi de trader en devises, au moment même où se déclenche la crise financière de 2008. Négociant à contre-courant, il fait gagner beaucoup d’argent à la banque et en gagne beaucoup lui-même. Dans une « confession » de plus de 400 pages écrite dans un style de banlieusard (le mot « fuck » décliné à tour de phrase), il dépeint l’absurdité de journées passées depuis six heures du matin devant neuf écrans, la personnalité bizarroïde des gens qui l’entourent, son exil à Tokyo après une fâcherie avec ses patrons, la façon dont il a sacrifié sa copine sur l’autel de l’argent et sa lutte finale pour empocher le bonus d’1,25 million de dollars qui lui était dû lorsqu’il a décidé, à 27 ans, de quitter la banque et le métier. Un livre « puissant », lit-on dans le Times Literary SupplementLe chroniqueur du Guardian fait l’éloge de l’ex-trader qui a signé avec d’autres millionnaires une lettre ouverte enjoignant Rishi Sunak de taxer les riches. Mais la qualité de ses réflexions laisse quelque peu à désirer, juge le commentateur financier Simon Nixon dans la Literary Review.

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Enfant, l’auteur a connu la terrible guerre civile de Géorgie en 1991-1993, provoquée par la sécession des Ossètes et le refus de la Russie de voir le pays s’éloigner de son emprise. Il a émigré à Londres avec sa famille. Là, il imagine le retour de Saba, un jeune émigré comme lui, cette fois au lendemain de la seconde guerre de Géorgie, provoquée en 2008 par une offensive militaire russe décidée par Poutine. Saba part à la recherche de son frère et de son père, qui ont disparu et, pense-t-il, se sont réfugiés dans la forêt, comme naguère l’ancien président géorgien Gamsakhourdia pourchassé par les Russes. Plus ou moins inspiré d’un conte de Grimm, le roman mêle le tragique et le loufoque. Un personnage central est Nodar, un chauffeur de taxi d’Ossétie du sud plein d’esprit, qui se prend d’affection pour le jeune garçon et le cornaque au travers du pays ravagé. Quand Saba voit des Georgiens se tirer dessus, Nodar lui dit : « On ne peut pas faire porter le chapeau aux seuls Russes ». On retrouve chez l’auteur « l’humour en coin, désabusé et les touches de réalisme magique qui caractérisent une bonne partie de la littérature de ces coins d’Europe déchirés par la guerre », écrit Mark Athitakis dans le Los Angeles Times.

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Les cimetières ne conservent pas seulement les restes des disparus mais aussi (un peu) de leur mémoire. Grand arpenteur des allées du Père Lachaise, le psychiatre britannique Anthony Daniels y a cherché les traces d’écrivains de jadis – pas les archi-connus enterrés ici (Balzac, Musset, Proust, etc.) mais ceux que la postérité a passés à la trappe. Au hasard des pierres tombales, il en a déterré huit, dont il a ensuite retrouvé les œuvres sur lesquelles il jette un regard plein de curiosité. Ces ouvrages justement ou injustement oubliés ont en effet le mérite de réfracter, montre-t-il moyennant de vigoureuses digressions, d’intrigants aspects de l’époque où ils ont été écrits. Prenez Alice-Renée Brouillhet, veuve d’un médecin militaire mort en 1914-1918. Pour se consoler de ses épousailles intenses mais écourtées, elle publie quelques romans mais surtout une sélection de textes de son mari et de ses confrères montrant l’horreur de la vie au front et le phénoménal dévouement de tous, ainsi que leur confiance absolue dans la justification morale de leurs sacrifices (exactement les mêmes sentiments prévalaient dans les tranchées d’en face, note Anthony Daniels, souvenirs familiaux à l’appui).

Eugène-Melchior de Vogüé, lui, était un aristocrate voyageur dont les récits, excellemment écrits, grouillent des préjugés de l’époque tout en témoignant d’une grande ouverture et même élévation d’esprit. Académicien, grand promoteur en France de la littérature (et de la civilisation) russes, la flamme de sa notoriété scintille encore, faiblement. Pas le cas de François-Vincent Raspail, esprit universel qui « écrivait plus vite que la plupart des gens ne lisent ». Extrêmement célèbre à la fin du XIXsiècle, il ne doit plus sa notoriété qu’au boulevard parisien, dont personne ne sait au juste pourquoi il s’appelle ainsi. Les autres personnages qui peuplent ce livre singulier partagent la même trajectoire : grande, voire énorme notoriété avant le Père Lachaise, oubli quasi total après (c’est parfois mieux que l’inverse). La fréquentation des cimetières incite à la métaphysique. Elle devrait aussi inspirer des réflexions sur le côté transitoire de la gloire du monde – la gloire littéraire notamment.

[post_title] => Enterrés mais pas morts [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => enterres-mais-pas-morts [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-04-10 18:30:18 [post_modified_gmt] => 2024-04-10 18:30:18 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=129433 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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 « La défaite de la République fédérale d’Allemagne contre la RDA lors de la Coupe du monde de football de 1974 ne fait pas forcément partie des événements pour lesquels chacun sait exactement où il se trouvait lorsqu’il se produisit, admet d’emblée Peter Körte dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung. Ce n’est ni la chute du mur de Berlin, ni le 11 septembre ni, pour les plus âgés, l’assassinat de Kennedy. » Qui plus est, bien qu’elle fût une surprise, l’issue de la confrontation (3-2) n’eut guère de conséquence : elle n’empêcha pas la RFA de remporter deux semaines plus tard la compétition qu’elle accueillait. 

Est-ce à dire que lui consacrer un ouvrage entier est un exercice aussi vain qu’absurde ? Il faut croire que non. Signé du journaliste Ronald Reng, « Une rencontre allemande » connaît ces jours-ci un beau succès de librairie outre-Rhin. Et Körte ne tarit pas d’éloges à son propos. C’est que Reng ne s’est pas contenté de retracer le match lui-même, le seul de l’Histoire à avoir opposé les équipes ouest et est-allemandes. À partir de l’anecdote sportive, il ressuscite toute une époque, ses enjeux et son quotidien : « la bande à Baader, la politique de détente, les “travailleurs invités” qui, d’invités, sont devenus des citoyens, les femmes qui, après qu’on eut changé la loi, ont pu pour la première fois travailler sans l’accord de leur mari », sans oublier les succès littéraires ou théâtraux du temps. L’un des constats paradoxaux du livre est le peu de retentissement qu’avait alors le football dans la société : « Le football, rapporte Körte, n’était encore que du football. On pouvait voyager à travers la République fédérale sans remarquer qu’une Coupe du monde avait lieu. » 

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Au cœur de la partie de Lisbonne construite à la fin du XIXe siècle, à l’extrémité de l’Avenida da Liberdade, s’ouvre une vaste place circulaire. En son centre, juchée sur un piédestal de quarante mètres de haut, se dresse la statue du personnage qui lui donne son nom : le marquis de Pombal, tout-puissant Premier ministre du roi José 1er, au XVIIIe siècle. L’homme d’État est accompagné d’un lion, symbole de force et de pouvoir. Il regarde en direction de la « Baixa », la partie ancienne de la ville dont il a organisé la reconstruction après que Lisbonne eut été dévastée par le terrible tremblement de terre de 1755 et les incendies qui ont suivi. Sur les flancs du socle sont énumérés ses nombreux autres titres de gloire : soutien au commerce et à l’industrie, réorganisation des finances publiques et de l’administration, réduction des discriminations et des privilèges. Mais l’Histoire a également retenu une autre image du marquis : celle d’un autocrate impitoyable avec ses opposants, imposant sa politique de transformation du pays avec la plus extrême dureté. Fut-il un réformateur inspiré ou un despote ambitieux et avide de pouvoir ? Ainsi que le montrent José Eduardo Franco et Luiz Eduardo Oliveira dans leur récent livre à son sujet, la question n’a cessé de faire l’objet de controverses, qui se poursuivent de nos jours.

Issu d’une famille de petite noblesse assez obscure, Sebastião José de Carvalho e Melho, futur marquis de Pombal après avoir été tout d’abord élevé au rang de comte d’Oeiras, a commencé sa carrière publique assez tard, à l’âge de 39 ans. Ambassadeur du Portugal à Londres, il eut l’occasion d’y observer l’essor économique de l’Angleterre et d’y étudier les facteurs qui l’expliquaient. En poste à Vienne, il fut impressionné par la manière dont l’impératrice Marie-Thérèse réussissait à courber le pouvoir de la noblesse et l’influence du clergé. Veuf d’une première femme qu’il avait enlevée à sa famille, il rencontra dans la capitale autrichienne celle qu’il allait devenir sa seconde épouse, une demoiselle de haute noblesse qui lui donna sept enfants. Rappelé à Lisbonne, nommé secrétaire d’État aux Affaires étrangères, il se hissa au sommet du pouvoir à la faveur du tremblement de terre de 1755. Désemparé devant l’ampleur de la catastrophe, le roi fit appel à lui. Lisbonne était en ruine et en proie aux flammes et aux pillages. En quelques jours, il prit avec détermination les mesures nécessaires pour enterrer les morts, soigner les blessés, prévenir les épidémies, nourrir la population et arrêter les pillards. Dans les années qui suivirent, il fut le maître d’œuvre de la reconstruction du centre de la ville selon un plan géométrique, dans un style architectural moderne et homogène, à l’aide de techniques antisismiques avant la lettre. Devenu secrétaire d’État, l’équivalent d’un Premier ministre, jouissant de tous les pouvoirs que lui avait délégués un monarque peu intéressé par les affaires publiques, il mit en œuvre un vaste programme de réformes.  Pour exploiter les vins de Porto, il créa une compagnie monopolistique et fit établir une des premières appellations d’origine contrôlée. Pour réduire le pouvoir de l’Église, la censure et l’Inquisition, à la tête de laquelle il nomma un de ses frères, furent placées sous le contrôle de l’État. Détestant les jésuites, il fit fermer leurs nombreux établissements d’enseignement avant de les chasser du pays puis d’intriguer auprès du Pape pour obtenir la suppression de l’ordre. L’importation d’esclaves sur le territoire du Portugal fut interdite et la différence de statut entre « vieux chrétiens » et « nouveaux chrétiens » (juifs convertis) abolie. Ces réformes, Pombal les mit en œuvre avec une main de fer. À Porto, une révolte de petits producteurs et commerçants donna lieu à quatorze exécutions et de nombreuses condamnations à l’exil ou à l’emprisonnement. Une rébellion de pêcheurs hostiles à la mise sur pied d’une société monopolistique dans leur domaine fut matée avec une grande férocité. Pombal profita aussi d’une tentative d’assassinat du roi pour frapper de terreur la noblesse. Deux des aristocrates en vue impliqués et plusieurs membres de leur famille et de leur domesticité furent publiquement exécutés par les moyens les plus barbares (certains suppliciés sur la roue, un d’entre eux brûlé vif), en un spectacle macabre qui émut toute l’Europe. 

Face à la puissance économique de l’Angleterre, le Brésil et ses richesses (l’or, mais aussi le sucre, le tabac, le coton) représentaient pour le Portugal un atout que Pombal entendait bien exploiter. Au moment où il prit ses fonctions, la Couronne ne contrôlait que très partiellement cet immense territoire. Pour l’essentiel, il était administré par des ordres religieux, notamment les jésuites. Ceux-ci avaient établi dans l’ensemble du pays, mais plus particulièrement en Amazonie et dans le sud, une série de « réductions » dans lesquelles ils tenaient rassemblées les populations indigènes pour les protéger des trafiquants d’esclaves et les évangéliser. Affirmant qu’ils maintenaient les Indiens dans l’ignorance et l’isolement, Pombal, avec l’aide d’un autre de ses frères nommé gouverneur de l’État de Grão-Pará et Maranhão (lui-même ne se rendit jamais au Brésil), s’employa à mettre en place des structures d’administration civile. Les jésuites avaient fait du tupi-guarani la « langue générale » de communication dans leurs missions. Il rendit obligatoire l’utilisation du portugais. Il émancipa les Indiens et encouragea leur assimilation à la population des colons en prônant la généralisation des mariages mixtes. Il stimula par contre l’importation d’esclaves africains, créant même pour leur transport (mais aussi celui des marchandises à destination de l’Europe) deux sociétés commerciales. Afin de rapprocher le centre de décision de la frontière sud du pays, plus vulnérable, la capitale déménagea de Salvador de Bahia à Rio de Janeiro. Certaines de ces mesures nous semblent à présent très critiquables. D’un autre côté, si le Brésil, soulignent José Eduardo Franco et Luiz Eduardo Oliveira, est aujourd’hui un puissant pays à l’unité politique, linguistique et administrative forte plutôt qu’une mosaïque de nations comme celle issue de l’empire espagnol, le marquis de Pombal y est pour beaucoup. 

La mort du roi José 1er entraîna sa chute. La reine Maria 1ère , qui ne l’aimait pas et ne supportait pas d’entendre prononcer son nom, le dépouilla de toutes ses charges et lui interdit de fouler le sol de Lisbonne. Les nombreux ennemis qu’il s’était faits relevèrent la tête et cherchèrent à se venger. Attaqué en justice pour corruption, il bénéficia de la clémence royale et mourut en exil sur ses terres à l’âge de 82 ans. Controversée de son vivant, sa réputation le resta après sa mort. Une partie substantielle du livre de Franco et Oliveira est consacrée à un exposé de son destin posthume dans le discours politique, l’opinion publique, la littérature savante mais aussi romanesque, sa personnalité et sa vie hautes en couleur ayant inspiré un certain nombre d’écrivains. Au XIXsiècle, montrent-ils, s’est construit une sorte de mythe du marquis de Pombal. Aux yeux de la bourgeoisie libérale et républicaine, plus particulièrement de la franc-maçonnerie (dont il a peut-être fait partie sans qu’aucun document ne l’atteste), il était un héros, perçu comme un précurseur de la modernité. Mais ce mythe avait aussi sa face noire. Au moment précis où, en 1882, au scandale des milieux traditionnalistes, catholiques et légitimistes, la bourgeoisie progressiste célébrait le centième anniversaire de sa mort, l’écrivain Camilo Castelo Branco, dans un petit livre qui allait faire date, fixait son image de tyran sanguinaire et sans pitié oppressant son peuple. Le culte de Pombal continua au XXe siècle sous le régime de l’Estado Novo d’António Salazar, conservateur en matière religieuse mais libéral en économie et nationaliste en politique, avec l’inauguration de sa célèbre statue. Aujourd’hui, « philo-pombalistes » et « anti-pombalistes » s’affrontent encore. Dans un ouvrage très remarqué paru en 2023 sur les raisons du retard historique de développement du Portugal, l’économiste Nuno Palma attribue celui-ci, à côté des effets pervers de l’arrivée massive d’or du Brésil, à la dégradation du niveau de l’éducation secondaire et supérieure suite à l’expulsion des jésuites et à la réforme de l’université par Pombal, qui, accuse-t-il, n’a pas réussi à remplacer ce qu’il avait détruit. Une question n’a cessé de travailler les historiens, notamment depuis la parution en 1995 d’une biographie de Pombal par Kenneth Maxwell, qui la soulevait explicitement : jusqu’à quel point faut-il considérer cet homme comme un produit typique, un représentant exemplaire de l’époque des Lumières ? Sa politique de sécularisation, d’abolition des rentes, de promotion du commerce et de l’éducation et de lutte contre l’obscurantisme a été menée au nom des valeurs de l’âge des Lumières : le rationalisme, l’individualisme et le progrès. Mais la manière dont il exerçait le pouvoir s’inscrivait dans le droit fil des principes et des méthodes des régimes de monarchie de droit divin. Ainsi que l’indique l’expression même de « despotisme éclairé », despotisme et esprit des Lumières sont parfaitement compatibles. Mais sur le spectre qui va de l’absolutisme le plus arbitraire à l’autoritarisme le plus tolérant, Pombal se situait clairement au pôle le plus radical. On doit aussi s’interroger sur ses motivations. S’il s’est employé à abaisser la noblesse et le clergé, et à appuyer la bourgeoisie industrielle et marchande, ce n’était pas par respect pour la liberté individuelle ou pour les libertés civiles, mais dans le but de renforcer le pouvoir royal au service de la grandeur du pays, en abattant tout ce qui pouvait s’y opposer. Davantage qu’un Frédéric II, une Catherine II ou un Joseph II particulièrement dur, le marquis de Pombal fut en réalité une sorte de Richelieu portugais au siècle des Lumières. 

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