La colère, cette valeur fausse

Nos sociétés ont tendance à encourager l’emportement. Et s’il n’était en réalité jamais de saine colère ?


Charles Le Brun, Fright and Anger
La colère – ou sa valorisation – serait-elle une anomalie judéo-chrétienne ? Les sages orientaux, eux, cultivent le calme et la retenue. Les dieux grecs et romains avaient, il est vrai, l’emportement facile. Mais ils ne revêtaient pas le caractère d’exemplarité dont furent dotés leurs successeurs. Il n’y a bien, d’après Martha Nussbaum, que les juifs et les chrétiens pour considérer que l’ire divine serait un bienfait – ou, tout du moins, un mal nécessaire. Comme l’explique la philosophe américaine sous le titre « Colère et pardon », il existe dans le monde occidental un malentendu autour de la colère. Voyez, écrit Nussbaum, l’interprétation communément donnée de la tragédie d’Eschyle : Oreste tue sa mère ; les Érinyes, ces divinités infernales à la chevelure de serpents, le poursuivent de leur vengeance ; Oreste est acquitté par l’Aréopage, les Érinyes font taire leur ressentiment et deviennent les Euménides, auxquelles un culte est désormais rendu. Autrement dit, la colère est intégrée à la cité. On reconnaît que « le système judiciaire doit prendre en compte les sombres passions vindicatives et les honorer ». Mais pour Nussbaum, c’est une méprise que d’interpréter la pièce ainsi. La colère et la revanche ne sont pas chez Eschyle réunies à la cité : elles sont métamorphosées à son contact. Pour de nombreux penseurs, laisser libre cours à sa colère aurait un triple mérite : « Premièrement, la colère est une condition de la dignité et de l’estime de soi, résume le philosophe Julian Baggini dans Prospect. Sans colère, les êtres doux sont laissés à leur silence et à leur humiliation. Deuxièmement, ne pas se mettre en rage contre les crapules revient à les traiter comme des enfants impuissants, dépourvus de responsabilité. Troisièmement, la colère est une motivation importante pour combattre l’injustice. » Autant d’arguments que rejette Nussbaum. D’un point de vue empirique, les exemples ne manquent pas d’hommes et de femmes (Gandhi, Martin Luther King, Nelson Mandela, pour ne citer que les plus célèbres) qui ont su s’opposer aux injustices sans exprimer de colère. « Les discours de King, en particulier, avaient beau être passionnés, ils ne revêtaient pas ce souhait typique d’une colère authentique qui voudrait que “celui qui a causé du tort en subisse d’une façon ou d’une autre des conséquences négatives” ». À lire Nussbaum, ce désir sous-jacent est toujours « problématique du point de vue des normes ». Il se manifeste sous deux formes : ce que la philosophe appelle la « voie de la revanche » (l’idée que la souffrance du malfaiteur pourrait en quelque sorte réparer la chose ou la personne atteinte) et ce qu’elle nomme « voie du statut » (qui cherche à renverser la dévalorisation de soi causée par une injustice en abaissant encore davantage celui qui s’en est rendu coupable). Dans le premier cas, le raisonnement procède d’une sorte de « pensée magique » sans aucun fondement rationnel, souligne Baggini. Dans la seconde approche, il repose, écrit Nussbaum, sur une « erreur narcissique », qui « transforme toute blessure en problème de place relative ». La philosophe n’admet le bien-fondé que d’un seul type de colère, celle dite « de transition ». Son contenu se réduirait à une pensée du type : « Quel scandale ! Il faudrait faire quelque chose contre cela » – pensée « quelque peu anémique », ironise Baggini, pour qui l’acceptation de cette « colère de transition » trahit chez Nussbaum la reconnaissance de ce que « la colère se manifeste sous des formes plus variées que celles qu’elle rejette ». Par ailleurs, comment s’en tenir au seul constat de l’injustice et à son traitement social ? Comment se contenter de souhaiter, par exemple, qu’un viol ou un meurtre soit sanctionné (pour éviter qu’il ne se reproduise), en évacuant toute idée de « faire payer » son auteur ? Un tel état d’esprit « nécessite un effort moral et souvent politique » ainsi qu’un « esprit de générosité et de coopération » qu’il revient à chacun de nourrir. Nussbaum ne s’en cache pas : la marge de progression est forcément limitée. Elle-même l’admet : elle est « loin de ne pas être en colère ».
LE LIVRE
LE LIVRE

Colère et pardon : la rancune, la générosité, la justice de Martha Nussbaum, Oxford University Press, 2016

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