Comte-Sponville : « L’homme est un animal érotique »

Daniel Salvatore Schiffer : Dans votre dernier livre, Le sexe ni la mort, vous définissez l’homme comme étant, parmi d’autres qualifications possibles, un animal érotique. Est-ce une définition plus pertinente que celle d’Aristote, qui définit l’homme comme un animal politique ?

André Comte-Sponville : L’homme est les deux : un animal érotique et politique. Il est aussi un animal raisonnable, comme le disait encore Aristote. Bref : il y a différentes caractéristiques propres à l’être humain. Mais l’un des propres de l’homme est d’être, en effet, un animal érotique : ce qui n’est pas la même chose – la différence est fondamentale – qu’être un animal sexuel dans la mesure où la plupart des animaux ont aussi une sexualité.

Quelle différence établissez-vous entre l’érotisme et la sexualité ?

Ce que je montre dans mon livre, en m’appuyant notamment sur les thèses de Georges Bataille, c’est qu’il n’y a érotisme que là où il y a transgression. Lorsque nous faisons l’amour – y compris, note Bataille, entre époux légitimes –, nous avons le sentiment de faire quelque chose qui n’est pas tout à fait « normal » ou « moral ». Il n’y a pas de sexualité complètement innocente, et tant mieux ! Ainsi, bien que l’on ne puisse pas confondre ces deux notions, la sexualité relève-t-elle, effectivement, de l’érotisme. Il n’y a pas d’érotisme sans transgression. Mais il n’y a pas, non plus, de transgression sans interdit, sans règles ni lois. Et comme seule l’espèce humaine dispose d’interdits moraux et culturels, elle est aussi donc la seule à être capable d’érotisme.

Les animaux ont pourtant une vie sexuelle, bien au-delà de la simple copulation. Ils éprouvent même de véritables pulsions amoureuses, voire du plaisir !

C’est vrai ! Mais il n’y a pas, chez eux, ce trouble délicieux qu’ont les hommes à se découvrir, à travers l’érotisme, animaux. En d’autres mots : c’est bien parce que l’homme n’est pas qu’un animal, ou qu’une bête, qu’éprouver en soi, à travers l’autre, sa propre animalité, ou bestialité, procure un sentiment à ce point troublant et délicieux, jusqu’à la jouissance. La sexualité, c’est la part animale de l’humain. L’érotisme, c’est la rencontre, chez l’homme, entre sa part animale (la pulsion) et sa part humaine. D’où, précisément, l’idée de transgression. Pour qu’il y ait « transgression », il faut qu’il y ait « désir » et « animalité ». Mais il faut qu’il y ait, également, « lois » et « humanité ». L’érotisme se joue donc au croisement de ces dimensions.

Cette distinction que vous établissez entre la sexualité et l’érotisme fait que ce dernier soit le propre, justement, de l’homme.

Oui, l’érotisme est proprement humain, alors que la sexualité est, elle, à la fois humaine et animale. L’érotisme est exclusivement humain pour deux raisons. La première est celle que je viens d’évoquer. En résumé, il n’y a d’érotisme que là où il y a transgression, et il n’y a transgression que là où il y a interdit et, donc, culture. Et comme la culture est le propre de l’homme, l’érotisme, logiquement, l’est donc aussi. La deuxième raison, c’est que l’érotisme commence lorsque l’acte consistant à faire l’amour ne vise pas seulement le plaisir, c’est-à-dire l’orgasme ou la satisfaction – ce que peut faire, par exemple, la simple masturbation –, mais lorsqu’il vise aussi, plus fondamentalement, le désir, lequel s’articule surtout, non dans le plaisir immédiat, mais dans la durée du désir.

En somme, la sexualité relèverait de la nature tandis que l’érotisme serait lié à la culture ?

Exact. Ainsi l’érotisme serait-il moins un art du plaisir (ou de faire jouir) qu’un art du désir (et de faire durer le désir) : c’est un « re-travail » du désir par lui-même. C’est cela le but de l’érotisme : le désir, avec certes au bout du compte, tout à fait souhaitable et heureux, le plaisir… mais un plaisir qui, en même temps, met fin à la tension érotique. Ce que les amants souhaitent dans l’érotisme, ce n’est pas d’aller directement au plaisir, par le plus court chemin. C’est, au contraire, inventer des détours : c’est le secret, entre eux, pour faire durer le désir, jusqu’à sa tension maximale, après quoi viendra seulement, à travers la jouissance orgasmique, le plaisir.

La notion d’ « amants » est celle par laquelle vous définissez d’ailleurs le « couple amoureux ».

Oui. Ce qui compte, en amour, c’est la relation, sexuelle ou érotique qu’elle soit, que deux individus peuvent nouer entre eux, et non l’institution matrimoniale. Dans l’amour, je privilégie donc les « amants » plutôt que les « époux » : ceux qui s’aiment et qui font l’amour, très concrètement, plutôt que ceux qui ne font que le rêver, idéalement. Je suis frappé de voir que la littérature ou le cinéma ne célèbrent, en général, que les premiers jours de l’amour : la grande passion dévorante des débuts d’une relation amoureuse. J’aime les couples lorsqu’ils sont heureux. J’ai donc voulu essayé de comprendre, dans mon livre, ce que c’est qu’un couple vivant dans le bonheur : pourquoi cela existe-t-il ? comment cela peut-il durer ? et, surtout, à quelles conditions ?

Votre réponse à ces interrogations ?

L’une des conditions, mais la plus importante, c’est d’arriver à cesser de croire à la passion amoureuse qui durerait toujours. Cela n’existe que dans les mauvais scénarios. Car c’est justement quand la passion s’éteint que la véritable histoire d’amour commence.

Vous avez fait allusion, parlant d’érotisme, à Georges Bataille. Or le titre de votre ouvrage fait davantage référence à une maxime de La Rochefoucauld. Pouvez-vous expliquer ce lien entre ces deux auteurs que tout semble opposer ?

Le titre de mon livre est effectivement une référence explicite à la maxime la plus célèbre de La Rochefoucauld : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » Car, dans mon esprit, ce rapport existe, non pas tant entre le sexe et la mort, comme chez Bataille, qu’entre le sexe et le soleil. Car les deux, tant le sexe que le soleil, bien qu’ils puissent certes nous tuer aussi parfois, sont à l’origine de toute vie. L’amour est un soleil. Mieux encore, le sexe est un soleil, surtout le sexe de la femme ! Tout homme qui regarde de près la vulve d’une femme se dit, à un moment ou l’autre, que cette vulve, par son pouvoir d’éblouissement et de fascination, par cet échauffement qu’il suscite en l’homme, est un soleil. Le sexe de la femme est, comme le disait très joliment le poète Apollinaire, un « soleil cou coupé ».

C’est donc là, concernant le sexe, une grande différence entre Bataille et vous.

Oui. D’où mon titre, précisément. Car si, pour Bataille, le sexe relève de la mort, et que le juste titre bataillen serait donc plutôt Le sexe et la mort, le sexe est au contraire, pour moi, du côté de la vie. Bataille est donc tout le contraire de cette sensualité que, pour ma part, je revendique.

Il existe néanmoins une proximité, entre Bataille et vous, quant à la définition de l’érotisme, que vous liez tous les deux à la transgression.

Oui, à cette importante différence près cependant : c’est que Bataille ne privilégie, quant à l’érotisme, que la transgression, alors que, pour moi, celle-ci n’en est qu’une dimension parmi d’autres, à côté notamment du « re-travail » du désir par lui-même. Bataille a donc tendance à considérer que plus la transgression est forte, plus l’érotisme est fort. Avec, comme conséquence dans la perversion, le fait de considérer qu’il n’y a rien de plus érotique, comme dans son récit Histoire de l’œil, qu’un meurtre. Juste après, il y a, à l’instar de Sade, la torture, puis juste après encore, le viol. On a tous, certes, ses fantasmes, mais je pense, pour ma part, que ce lien souvent violent, y compris dans son expérience parfois extatique, qu’établit Bataille entre la sexualité et la mort est, par son exagération, plus régressif qu’érotique.

Bataille lie en outre l’érotisme à l’expérience mystique, bien qu’il s’agisse, dans son cas, d’une religion athée : raison pour laquelle Sartre et Malraux le qualifiaient de « mystique sans dieu ».

Je serais volontiers, moi aussi, un mystique sans dieu, mais pas du tout dans le sexe. Car ce que j’y aime, c’est, au contraire, l’aspect résolument laïc, profane ou athée, de la chose : ce trouble éminemment délectable où l’on découvre sa propre animalité, sa part bestiale, confrontée à l’animalité de l’autre.

Vous distinguez, dans votre ouvrage, trois types d’amour…

Le mot « amour » se décline, dans l’ancien grec, à trois niveaux. Éros, c’est l’amour passion, mais aussi le manque, que j’analyse à travers Le Banquet, sous-titré « De l’Amour » justement, de Platon. Philia, c’est la joie d’aimer, l’amour conjugal, l’amour-amitié, mais aussi le désir, tel que les décrivent Aristote, ou Spinoza pour qui « le désir est l’essence même de l’homme ». Agapè, c’est l’amour pur et désintéressé, le don gratuit de soi, l’amour pour autrui, l’amour qui pardonne et n’attend rien de l’autre, l’amour de charité, absolu et généreux, l’amour bienveillant, l’amour parental, l’amour comme « retrait » comme disait Simone Weil. C’est encore, comme je l’écris moi-même, « l’amour sans rivage ». D’aucuns, tels les chrétiens, y voient la plus haute forme de l’amour, d’essence quasi divine. Je me sens plus proche, en ce qui me concerne, de l’amour philia : celui du désir et de sa durée, qui est propre à l’humain en même temps qu’il est la caractéristique de l’érotisme !

Propos recueillis par Daniel Salvatore Schiffer

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